Le marché de Sidi Moussa à Salé, le 23 février 2023
Par El Mostapha BAHRI
Professeur à HEC, Rabat
Dans le contexte économique actuel, caractérisé par des fluctuations des prix, tant au niveau national qu’international, la régulation des marchés reste une préoccupation majeure de tous les gouvernements et un réel défi. Qu’en est-il pour notre pays ?
Pour le cas du Maroc, le mode de gestion des prix et de la concurrence est unique. Le pays dispose d’un cadre juridique qui répond aux standards internationaux (du point de vue contenu), mais dont l’application est aux abonnés absents. A cela, il y a lieu d’ajouter la multiplicité des intervenants en matière d’enquête et de contrôle, qui relèvent de plusieurs départements, dont la majorité n’a bénéficié d’aucune formation.
Le texte sur la concurrence et la liberté des prix n’est pas facile à comprendre et à appliquer par tous les organes en charge de son application.
On a un Conseil de la concurrence qui est coupé de sa base et ne soucie guère de ses actions sur le terrain, si ce n’est avoir l’information sur le nombre de PV relevés et transmis au tribunal. Toutes ses actions se basent sur des éventuelles sollicitations en réponse à des requêtes de certaines entreprises lésées par les comportements déloyaux d’autres concurrents, ou à la lumière d’études menées par des bureaux d’études, au prix fort. D’ailleurs, les interventions les plus remarquables n’ont concerné que les entreprises n’ayant pas notifié leurs opérations de concentration ou les experts comptables ou encore certaines recommandations timides, telles celles qui ont concerné le domaine des cliniques[1].
Comment voulez-vous gérer les prix et la concurrence en utilisant deux têtes. Un conseil dans une sphère des expectantes et une base sur le terrain relevant de plusieurs services extérieurs, désorientés, mal organisés, mal équipés, mal formés et ne disposant d’aucune stratégie proactive mise en place par les responsables en charge du dossier des prix. Ces enquêteurs sur le terrain, composés de plusieurs profils et relevant de plusieurs services, agissent sur instructions et à des occasions, comme c’est le cas depuis plus d’un mois ou encore avant le début du mois sacré de Ramadan. Et lorsque ce corps disparate intervient et dresse des PV, il les transmet au Tribunal attendant la suite à donner, ce qui nécessite un temps, avant de ressentir l’effet de leur action.
Comment la gestion des prix peut-elle aboutir à des résultats avec ce système ?
Et il a fallu attendre « le 9 février 2023, pour que le chef du gouvernement appelle ses ministres à la mobilisation générale contre la hausse des prix »[2] et ce, après les protestations des consommateurs qui allaient, par la suite, dégénérer.
Le jour même, d’après La Vie éco « au sortir du conseil du gouvernement, le ministère de l’Intérieur a présidé une réunion interministérielle au siège de son département. La réunion a été marquée par l’activation de la commission de haut niveau chargée de la veille, avec pour principale mission d’assurer le suivi de l’état d’approvisionnement des marchés nationaux et des prix des denrées de base »[3].
Dans le même cadre, le Conseil de la concurrence a signifié sa présence à travers une déclaration de son président « les prix ne peuvent subir de modifications que par le jeu de l’offre et de la demande »[4], comme si l’outil juridique de la concurrence était limité face à une telle situation. Et pour atteindre cet équilibre, selon la théorie économique, soit il faut augmenter l’offre (ce qui a été fait brusquement par les pouvoirs publics en freinant les exportations, mais bien tard, et avec toutes les conséquences sur les exportateurs et les transporteurs, ainsi que par la lutte contre le stockage clandestin), ou diminuer la demande, ce qui a été relevé par de nombreux vendeurs.
Plusieurs questions méritent d’être soulevées :
- Quelles sont les sources des problèmes des prix au Maroc pour les fruits et légumes ?
- De quels moyens réglementaires dispose l’administration pour juguler les hausses des prix ?
- Est-ce que le texte sur les prix et la concurrence ainsi que celui sur la protection du consommateur sont encore adaptés aux structures de notre économie ?
- Est-ce que le mode de traitement de toutes les infractions par le tribunal est encore adapté dans des situations conjoncturelles de perturbation du marché et de hausse des prix ?
Répondre à ces questions nous renvoie à ce qui a été soulevé, il y a plus d’une année aussi bien au niveau des colonnes de la Nouvelle Tribune en 2022, qu’au niveau d’autres publications nationales récentes[5].
1°) Les sources des problèmes pour les fruits et légumes
Il s’agit en premier lieu de la pléthore des intermédiaires dans le circuit de distribution des fruits et légumes. Ce circuit est entaché de nombreux dysfonctionnements. Après plus de soixante ans après l’indépendance de notre pays, on est en droit de se poser la question suivante : « Est-ce que ce circuit répond encore aux attentes de la société marocaine ? »
Personne n’ignore que les prix passent du simple au double, voire au triple entre le producteur et le consommateur. Chaque intermédiaire empoche une marge de 30 à 50% et la marchandise supporte en outre, une taxe pour la commune.
La même remarque et les mêmes questions à se poser en ce qui concerne les marchés de gros, Ces plates-formes de commercialisation nécessitent une refonte de leur mission (la taxe ne doit pas constituer le seul but de ces espaces » et une révision de leur organisation et fonctionnement ; chantier lancé depuis plusieurs, mais toujours en cours.
2°) Les moyens réglementaires dont dispose l’administration pour juguler les hausses des prix
Ces moyens concernent certaines dispositions de la loi sur la liberté des prix et de la concurrence. En effet, la loi marocaine qui consacre le principe de la liberté des prix a mis en place des garde-fous, sans lesquels la liberté des prix est impensable. Et c’est aux responsables en charge de cette politique qu’il appartient de les mettre en œuvre, mais tôt, en vue d’éviter la colère et le mécontentement de la population.
Quels sont ces mécanismes ?
L’article 2 stipule « Sauf dans les cas où la loi en dispose autrement, les prix des biens, des produits et des services sont librement déterminés par le jeu de la concurrence sous réserve des dispositions des articles 3, 4……………. »
Article 4 : « les dispositions des articles 2 et 3 ci-dessus ne font pas obstacles à ce que des mesures temporaires contre les hausses et ou baisses excessives des prix, motivées par des circonstances exceptionnelles, une calamité publique ou une situation manifestement anormale du marché dans un secteur déterminé, soient prises par l’administration, après consultation du conseil de la concurrence. La durée d’application de ces mesures ne peut excéder six (6) mois prorogeable une seule fois par l’administration.
Une simple question mérite d’être posée :
La situation des augmentations des prix enregistrés ces derniers mois, voire depuis une année, n’est-elle pas une situation anormale ?
Pour quelles raisons les pouvoirs publics n’ont pas décrété une circonstance exceptionnelle et mis en œuvre ces dispositions pour atténuer la pression sur les prix et par conséquent la colère des consommateurs ?
3°) Le texte actuel sur la liberté des prix et de la concurrence et celui de la protection du consommateur sont-ils encore adaptés aux structures de notre économie ?
Nul n’ignore que notre économie se caractérise par un dualisme. Un secteur très moderne et un autre traditionnel. Mais les deux lois ont introduit des dispositions qui s’appliquent à toutes les activités traditionnelles et modernes. A titre d’exemple :
- La loi sur la liberté des prix et de la concurrence, a limité dans le titre IX, notamment l’article 91, les interventions des services d’enquête et de contrôle aux seuls titres VI et VII quand il s’agit de sanctions administratives, alors qu’il est indispensable que toutes les infractions liées aux produits et service dont le prix est réglementé soient traités administrativement, notamment dans des conjonctures exceptionnelles. De même, l’article 67 (même loi) a réservé le contrôle du poids au seul service de la répression des fraudes et celui du contrôle des unités de mesure. Il s’agit là d’un simple contrôle du poids et non pas des instruments de mesure qui nécessite une spécialité. Pourquoi a-t-on écarté l’action des enquêteurs du contrôle du poids des marchandises et des produits ?
- S’agissant de la loi sur la protection du consommateur, l’obligation de la publicité des prix concerne tous les produits et services. Est-elle applicable dans le marché du bétail ? Est-elle applicable pour certains vendeurs qui viennent de la campagne pour exposer certains de leurs produits à la vente dans des souks hebdomadaires ; sachant que la majorité d’entre eux n’est pas alphabétisée ou que certains sont des revendeurs de menthe et de persils, etc. En d’autres termes, nous disposons d’une une loi inadaptée et elle n’est appliquée que partiellement.
4°) Le mode de traitement de toutes les infractions par le tribunal est-il encore adapté dans des situations conjoncturelles de perturbation du marché et de hausse des prix ?
Certaines situations sont exceptionnelles et nécessitent de la part de l’administration des interventions spéciales avec le maximum de garde-fous. Dans un de mes articles précédent, j’ai proposé de réfléchir sur la réforme de la loi sur la protection du consommateur en vue d’introduire pour le cas de certaines infractions (Publicité des prix et facturation), des sanctions administratives qui ont montré leur efficacité dans les anciennes lois (loi 008-71). D’ailleurs, cette procédure est prévue par la loi sur la liberté des prix et de la concurrence (article 93), pour les biens, produits ou services dont le prix est réglementé, bien que très limité comme expliqué plus haut. Ainsi une commission ad-hoc pourrait se charger de traiter certaines catégories d’infractions, au lieu du tribunal dont les procédures exigent beaucoup de temps pour l’instruction des dossiers sur les prix et la consommation. Une commission de recours devrait être également créée à cet effet[6]. Faut-il attendre encore une autre crise des prix, plus grave, pour réagir ?
A souligner dans ce cadre, que certaines entreprises et commerçants ont bien profité de cette conjoncture pour revoir leurs prix à la hausse, sous prétexte des augmentations des prix des intrants ou des matières premières ou encore des marchandises. Ces entreprises n’ont pas su adopter un comportement responsable, pour modérer leurs augmentations et contribuer ainsi à la stabilité sociale, tant nécessaire pour le pays. Cependant, il n’y a pas lieu de nier l’existence d’entreprises citoyennes, soucieuses de l’état du pouvoir d’achat des consommateurs. Elles ont su gérer et gèrent encore cette conjoncture avec sagesse et ce, en modérant l’impact des augmentations des prix des matières premières sur le coût de production et partant sur le prix de vente de leurs produits.
Face à cette seconde crise des prix (taux d’inflation 8,9% en janvier 2023), après celle de 2022 (l’IPC annuel moyen a enregistré, au terme de l’année 2022, une augmentation de 6,6% par rapport à l’année 2021)[7], qui en réalité, et malheureusement, n’a pas permis aux responsables de tirer des enseignements à même d’être proactif. De ce fait, le gouvernement est appelé à revoir ses stratégies et sa politique des prix et de la concurrence, ainsi que celle de la consommation en explorant toutes les pistes possibles, dont certaines sont présentées ci-après.
L’objectif est de mettre en place des stratégies proactives pour éviter au pays les éventuels dérapages de prix ou au moins atténuer leur impact, en vue de préserver le pouvoir d’achat des citoyens. Quelques pistes à explorer :
A court terme :
- Il est indispensable à ce que le gouvernement tienne des réunions de sensibilisation avec l’ensemble des entreprises de production et de distribution et ce, avec l’engagement de leurs associations professionnelles. L’objectif est de les amener à s’impliquer davantage dans les actions de régulation du marché. Ces réunions vont sans nul doute contribuer à une stabilité des marchés. D’ailleurs, les contacts effectués avec les producteurs agricoles sont probants ;
- Il est urgent d’engager des cycles de formation pour renforcer les compétences des intervenants en matière d’enquête et de contrôle par des outils théoriques et pratiques. Cette formation devrait être supervisée par le conseil de la concurrence et le département du commerce, pour unifier la lecture et la compréhension de la loi sur la liberté des prix et de la concurrence et celle de la protection du consommateur et faciliter leur application ;
- Il serait plus judicieux de lancer une réflexion concernant les taxes payées à l’importation, qui sont plus consistantes que les droits de douane, telles la TVA et la TIC, au moins pour cette période, notamment durant les situations exceptionnelles, comme c’est le cas actuellement. D’ailleurs, ce genre de décision a déjà été appliqué pour les oléagineux et l’importation du bétail. De même, la subvention du carburant des transporteurs, qui a nécessité un énorme budget de l’Etat a montré ses limites. De ce fait, il faudrait revoir tout le système des prix des produits pétroliers ;
- Etudier l’opportunité de fixer les marges des commerçants au niveau local dans cette conjoncture (une marge qui leur permet de dégager des bénéfices et réaliser des investissements) et ce, dans le cadre des dispositions relatives aux situations conjoncturelles de hausse des prix ;
- Renforcer et généraliser le contrôle de tous les instruments de mesure par les services de la métrologie légale au niveau de tout le territoire nationale. Il s’agit des balances électroniques dont l’utilisation est généralisée, ainsi que les volucompteurs des stations de service, qui devaient être automatiquement contrôlés, dans cette conjoncture marquée par des fluctuations des prix à la pompe ;
A moyen terme
- Lancer une réflexion pour la réforme de la loi sur la liberté des prix et de la concurrence et celle sur la protection du consommateur en introduisant, pour le cas de certaines catégories d’infractions et dans des conjonctures spéciales, les sanctions administratives qui ont montré leur efficacité dans les anciennes lois ;
- Mettre en place une plate-forme de concertation et d’orientation des actions de contrôle en impliquant aussi bien le conseil de la concurrence (pour la loi sur les prix et la concurrence) que le département du commerce (pour la loi sur la protection du consommateur) et ce, en vue d’élaborer des stratégies de suivi et de contrôle des marchés. Des indices de pratiques anticoncurrentielles pourraient éventuellement être relevés par des enquêteurs sur le terrain et amener le conseil de la concurrence à déclencher des enquêtes, au lieu d’attendre des requêtes pour agir ;
A long terme
- Evaluer le système de libéralisation des prix des carburants et ses conséquences sur l’économie et étudier l’opportunité de sa révision ;
- Accorder une attention particulière au secteur de l’artisanat qui est le deuxième employeur au Maroc, avec une population active occupée de près 2,4 millions d’artisans et ce, par la réinstauration de l’institution de la Hisba. Cette institution a joué un grand rôle dans l’organisation des métiers et le règlement des litiges entre les consommateurs et les artisans, règlement qui n’entrainait aucun frais et était rapide. D’ailleurs, l’Etat a beaucoup investi pour cette institution et a formé des dizaines de cadres pour la gestion de la hisba.
Pour conclure, la flambée des prix depuis l’année dernière, accentuée depuis le début de cette année, n’a pas manqué de détériorer gravement le pouvoir d’achat des citoyens. Certes, la conjoncture économique (nationale et internationale) n’est pas favorable, mais il n’en demeure pas moins que les pouvoirs doivent être à l’écoute des consommateurs et suivre de près la situation des marchés (mettre en place une veille de suivi des marchés) pour anticiper des actions à même de permettre au pays d’éviter des situations similaires. Les professionnels ainsi que les associations de protection des consommateurs doivent s’impliquer dans cette conjoncture difficile.
[1] Abdelhalim Benmbarek, Al Ittihad Al Ichtiraki du 17 février 2023.
[2] La Vie Eco, cité par le site, le 360 du 17 février 2023.
[3] La Vie Eco. Op. Cit.
[4] La Vie Eco. Op.Cit.
[5] Lire à ce sujet l’article d’A. Benmbarek dans « Anfass presse » du 21 février 2023.
[6] Nouvelle Tribune, du 30 juin 2022.
[7] Site hcp.ma. L’Indice des prix à la consommation (IPC) de l’année 2022.