Dans le long fleuve de croissance – faussement tranquille- emprunté par l’économie marocaine, les épisodes de crises ne sont pas rares. Aux formes diverses, elles ponctuent un parcours jamais établi d’avance.
Nous le savons. La croissance économique marocaine aura évolué au cours de ces dernières décennies sur fond de grande volatilité. Depuis le milieu des années soixante, plus d’une dizaine de fois déjà, la croissance économique aura été négative. Elle l’aura été quelque fois de façon légère et d’autres fois de manière violente. Inversement, les belles réussites n’auront été que trop discrètes alors que les résultats médians plus apparents. Disons qu’au-delà de quelques succès conjoncturels, ce trend n’a jamais invité à un franc satisfecit. Et s’il le fût, cela ne l’aura été que du bout des lèvres. Le chemin de la « Haute route de croissance » est encore loin et la qualité d’émergence ne peut être, pour l’instant, associée pleinement à notre économie.
Ce constat marqué du sceau de l’évidence mérite d’être complété. En effet, la trajectoire de la croissance décomposée en grandes périodes présente une caractéristique bien particulière. Elle évoluerait presque par petits sauts ; sauts certes très légers et hésitants mais à tout le moins en relatif progrès. Mais, la décomposition temporelle la plus souvent retenue renvoie à un cycle de croissance en U. Aux périodes initiales des lendemains d’indépendance marqués par une croissance relativement forte de 5% sur au moins deux décennies (1960-1982) se dessinerait un repli manifeste sur les deux décennies suivantes (1983 à 2004) pour se situer autour de 3% et puis y succèderait une relative remontée depuis lors sur la période 2005-2015 pour se situer à 4, 35% en moyenne.
Quoiqu’il en soit, deux observations sont à faire.
Tout d’abord, qu’indiciblement, quelque chose serait en marche. Après un très long processus de mise à niveau, la transformation de notre économie par sa lente intégration à l’économie-monde produirait quelques macro-effets certains. Le mouvement d’ensemble serait là. Insuffisant, déséquilibré, peu inclusif, inégalement profitable, certainement énergivore mais bien là. L’ouverture de l’économie marocaine – et pour parler plus justement sa conversion au libéralisme dans le sens de l’abandon de mécanismes économiques corsetés et la libération des énergies du marché- aura constitué une option globalement favorable. Sa mise en œuvre lente et difficile, parfois détournée par des acteurs réticents, aura inéluctablement imposée de nouvelles valeurs. Concurrence accrue, compétitivité, innovation et initiative privée vont devenir les aiguillons d’une économie libérale apprenante. Par ces mêmes termes, vont être posées des exigences fortes de performance et de productivité, de maitrise des technologies nouvelles et de développement des compétences. Il en sera de même quant à l’amélioration du climat des affaires, de l’évolution du droit de la pratique économique et de la gouvernance d’entreprise. Un très long chemin parcouru et encore non achevé pour tenter de réduire les périmètres de l’économie rentière et créer une dynamique économique efficiente et… confiante.
Ensuite que les ruptures de croissance – en raison des chocs externes – seraient venues contraindre notre économie à s’inscrire dans des processus d’ajustement quasi-forcés. L’adaptation aux nouvelles donnes de l’économie internationale relève d’une froide obligation commandée par plusieurs lames de fond d’ailleurs particulièrement puissantes : révolution technologique et industrielle, mutation des modèles économiques, nouvel épicentre de croissance. Ce suivisme retardé auquel procède par impératif notre économie entend répondre aux évolutions du capitalisme mondial et à ses exigences d’insertion posées au risque d’un déclassement programmé ou d’une marginalisation irréversible. La question n’est donc pas de savoir pourquoi mais plutôt comment s’adapter. L’hyperglobalisation est un fait et – il faut le dire – les instances de régulations mondiales ne permettent pas d’envisager pour l’instant une configuration des relations économiques internationales davantage solidaire prenant en compte et à charge les grands déséquilibres et inégalités planétaires.
Ce qui semble pouvoir être dit ou se dessiner à l’aune des bouleversements à venir relève de trois mises en perspective.
L’ajustement contraint de l’économie marocaine englobe de prime abord la capacité d’adaptation de ses structures productives aux chaines de valeurs mondiales et son aptitude à rehausser sa compétitivité. Dans ce droit fil de nouvelles exigences vont être posées: celles de la mise en œuvre d’une politique d’allocation des investissements et des ressources vers des secteurs d’avenir et tout autant stratégique, pour disposer au plus vite de facteurs clé de succès à l’insertion de notre économie au capitalisme numérique montant.
D’autre part, l’évolution technologique en cours aura certainement un coût humain important. Il est probable que divers secteurs mus par une digitalisation pressante ou une « ubérisation » de leurs organisations en viennent à accélérer les déséquilibres déjà constatables sur le marché du travail. Ce qui parait logique à entreprendre dans une pareille perspective est la nécessaire construction d’espaces préservés du jeu de la concurrence à outrance, autrement dit des ensembles d’activités économiques qui permettraient à une demande intérieure de se constituer durablement grâce aux investissements d’un Etat social repensé. Non pas strictement dans sa dimension fiscale mais aussi dans des perspectives autres telles que l’économie sociale, le monde associatif, les ONG, les banques mutualistes, le micro-crédit, les commerces alternatifs, les coopératives agricoles. Il y a un champ à redécouvrir urgemment et qui pourrait tirer parti de l’apport … des nouvelles technologies !
Enfin, le principe de précaution et de préservation des ressources disponibles tout comme l’urgence d’une redéfinition des modes de consommation effrénés et irresponsables devraient commander un mouvement écologique puissant. Cette autre tendance de fond engagera l’Etat sur des choix stratégiques de long terme l’invitant à retenir des politiques toujours plus en rupture. Elle en appellera à la responsabilité agissante des entreprises et des ménages. Mais elle s’imposera tout particulièrement aux Collectivités locales et aux Villes à travers des réponses probantes que leurs responsables donneront aux questions très imbriquées de pollution industrielle et d’environnement, de transports et de mobilité urbaine ou bien encore d’aménagement des espaces territoriaux à la lumière des besoins de déplacement devenus colossaux et que des villes tentaculaires ont rendu ingérables. Des réflexions « out of the box » pour des choix alternatifs sont là encore indispensables.
La crise actuelle rend les lectures d’avenir difficiles mais probablement plus aiguisées. Entre un capitalisme numérique pressant et des solidarités économiques aux contours imprécis ou insuffisants, l’après-2020 sera compliqué. Retrouver le chemin de la reprise sera probablement jouable. Mais, cette crise inédite pose au-delà de son volet économique la question centrale de la place de l’humain dans des modèles économiques en devenir, où il faudra affirmer avec force les principes de solidarité active et associer de façon décisive les exigences écologiques du monde de demain.
Immense défi !
Amara Karim