C’est à l’occasion de la publication du numéro spécial été 2019, « Le Maroc, entre fulgurances et stagnation » que le professeur émérite Jean-Paul Betbèze, membre du Cercle des économistes français, reconnu pour la qualité de ses analyses, avait bien voulu développer pour La Nouvelle Tribune et www.lnt.ma ses vues sur ce monde d’aujourd’hui et sa perception de la position du Maroc dans ce contexte international si chahuté.
Une année plus tard, ses propos sont toujours d’une pertinence évidente, alors que la pandémie du Covid-19 a touché de plein fouet toutes les économies mondiales.
Un entretien qu’il convient donc de relire à la lumière des dégâts causés par la catastrophe sanitaire mondiale et dont les conclusions sont toujours d’actualité !
La Nouvelle Tribune : M. Betbeze, alors que les pays émergents ont beaucoup profité de la croissance des pays occidentaux et de leurs investissements importants, aujourd’hui ils sont de nouveau exclus de la croissance économique mondiale, retombant pour certains dans le sous-développement. Comment pensez-vous qu’ils pourraient se redresser ?
Jean-Paul Betbèze : Fini : le temps n’est plus où les pays industrialisés investissaient et embauchaient dans les pays émergents pour bénéficier de leurs salaires plus faibles et en importer ensuite les produits, ce qui permettait plutôt leur développement.
Fini donc ce temps de «développement inégal» pour les uns, «gagnant-gagnant» pour les autres, en tout cas de croissance conjointe : les chaînes de production qui ont maillé le monde sont aujourd’hui sous pression, un peu par l’arrivée de pays « encore moins chers (Cambodge, Vietnam), bien plus par la révolution technologique en cours.
Elle chamboule les logiques de production, en les raccourcissant.
A cela s’ajoute la montée des tensions géopolitiques, liées au conflit plus ou moins larvé entre États-Unis et Chine, conflit qui s’étend et se ramifie partout.
Resserré : la croissance actuelle devient ainsi de plus en plus liée à des capacités technologiques et à des marchés importants, ce à quoi contribuent les tensions géopolitiques.
Les processus de production vont ainsi se resserrer, géographiquement et technologiquement.
Pour se redresser, dans ce monde où la production de richesse se densifie, il faut donc offrir les conditions favorables classiques : fiscalité, normes, systèmes juridiques et financiers, qualité de vie, mais de plus en plus une qualité élevée du capital humain. C’est elle qui fera la différence.
Avec ou sans la guerre commerciale menée par le Président Trump et ses conséquences, n’est-ce-pas la faiblesse de la croissance qui perdure dans le monde qui crée des pauvres de plus dans les populations et les pays ? Comment en prendre la mesure et l’ampleur ?
La polarisation de la richesse à laquelle nous assistons vient largement de la révolution en cours de l’information-communication.
Cette révolution accentue la concurrence, et détruit aussi les réseaux « anciens » de production, de distribution, de finance…
C’est bien pourquoi les salaires augmentent peu, même dans les pays industrialisés en plein emploi, comme les États-Unis où l’Allemagne.
Partout, les « anciens » systèmes de production sont en cause quand on peut comparer les prix, choisir sur plus vaste échelle, commander et se faire livrer dans ces pays, et surtout se réorganiser en robotisant.
Le taux de chômage des jeunes est alors élevé, de l’ordre du double de l’ensemble : l’entrée sur le marché de l’emploi est donc très difficile si on n’a pas les compétences requises, ou bien le salaire sera très faible et l’emploi précaire.
En même temps, cette révolution fait pression sur les structures installées, les disrupte, menaçant organisations et compétences.
Il s’agit, pour la startup d’aller vite en besogne en secouant le marché, afin de drainer rapidement du capital, quitte à se vendre au plus tôt.
En fait, quelle que soit la taille de l’unité, l’idée est de détenir une position clef sur le marché, de façon à affaiblir, sinon en évincer, les concurrents.
La révolution en cours fabrique des monopoles en quelques années, avec des fortunes considérables pour les actionnaires et des salaires hors-normes pour leurs salariés.
Ces monopoles (GAFAM en premier) raflent la mise, désormais mondiale.
On se soucie d’eux en Europe depuis quelque temps et on commence à s’y intéresser aux Etats-Unis !
Aujourd’hui, pour réagir, il s’agit de former en entreprise, d’améliorer l’entrée en emploi, et de surveiller les monopoles pour, au moins, les taxer.
Comment la croissance économique peut-elle repartir ? Selon vous, y-a-t-il des arguments de politique économique novateurs pour en rétablir un rythme plus soutenu ? On parle de perte de la confiance, est-elle une cause ou une conséquence de la faiblesse généralisée de celle-ci ?
Révolution technologique, crise et bouleversement de l’emploi, crises énergétique, alimentaire, hydrique, crises politiques et sociales…le monde ne sait plus où il va.
C’est bien pourquoi il y a crise de confiance : l’emploi n’est plus aussi sûr qu’avant, comme l’entreprise ou la monnaie… Surtout, il n’est pas sûr que la génération qui vient vivra mieux que l’actuelle, ce qui n’avait pas eu lieu depuis la deuxième guerre mondiale.
On se doute qu’il n’y a pas de solution miracle, ni rapide ni unique, mais que sans plus de formation, constamment, il n’y aura que des déconvenues. La formation ne résout pas tout, mais elle est la base de tout.
Un pays comme le Maroc, qui s’emploie depuis vingt ans à faire des réformes économiques, s’ouvrir à l’international, libéraliser ses changes, conforter ses fondamentaux, ne doit-il pas changer de cap face à la remise en cause de la mondialisation, le rétablissement des barrières commerciales, et le repli sur soi des pays occidentaux, ses principaux partenaires ?
Je ne vais pas me poser en donneur de leçons ! Mais je constate que le Maroc développe d’abord une « culture de la stabilité », comme on dirait en Allemagne, ce qui n’est pas fréquent dans la région.
Je constate aussi qu’il joue un rôle d’intermédiaire entre Europe et Afrique sub-saharienne (production, banque, formations…), un rôle qu’il est seul à jouer et qui est décisif, et que les «zones économiques spéciales» sont très efficaces.
Je ne crois pas qu’il y a «remise en cause de la mondialisation», mais plutôt remise en cause d’une certaine mondialisation, celle des chaînes de production fractionnées et étendues. Nous assistons à des régionalisations de l’économie mondiale : Amérique, Asie, Europe-Afrique, où les proximités culturelles et géographiques vont jouer un rôle croissant, autour de marchés importants et normés.
Il faut faire attention ici à ne pas penser que la politique de Donald Trump est celle de tous les pays occidentaux.
Les questions de sécurité et de migration sont importantes, mais ne se résolvent pas par des murs et des replis, mais par la constitution de marchés plus intégrés.
Formation et nouvelles proximités seront décisives dans ce monde nouveau, où les États-Unis ne veulent plus être la puissance garante des libertés, et se soucient surtout de l’Asie, avec une Europe qui n’a pas encore compris qu’elle doit devenir une puissance, donc plus unie et bien plus proche de ses voisins, notamment de l’autre côté de la Méditerranée. Le repli est notre risque.
L’équilibre budgétaire, la règle d’or imposée en la matière, par le FMI, la Banque Mondiale et les créanciers internationaux, et la politique d’austérité qui en découle, ne contrecarrent-ils pas l’avancement et la création de richesse dans des » jeunes pays en développement » comme le nôtre ?
Avec la baisse des taux d’intérêt qui vient de l’abondance de l’épargne et de la recherche de « lieux sûrs », la contrainte budgétaire se réduit si le pays est géré autour d’une stratégie claire et crédible.
Il y a donc une fenêtre d’opportunité pour investir en infrastructures de communication et de formation, pour mettre le pied à l’étrier aux nouvelles compétences et créer de nouveaux liens, dans le pays et avec ses voisins.
Dans cette «nouvelle mondialisation» qui débouche sur de «nouvelles régionalisations», il est donc décisif de créer des alliances solides et proches, et les taux baisseront !
Pourquoi l’endettement public est-il banni au moment où les taux d’intérêt sont très bas et qu’il faudrait plutôt en profiter ?
MMT : Modern Monetary Theory, c’est la thèse qui se développe selon laquelle, si le taux d’intérêt public à long terme est inférieur à la croissance nominale (PIB inflation comprise), si le pays emprunte dans sa monnaie et fait les investissements qui augmentent sa croissance, alors le poids de la dette par rapport au PIB diminue. C’est mathématique, mais dépend des «si» !
Le «si» déterminant est monétaire. Les États-Unis s’endettent comme jamais, mais en dollars !
Les pays de la zone euro, s’endettent, comme la France et l’Italie, mais en euro. Dans leurs monnaies.
Au pire, dans une crise d’un pays de la zone euro, la BCE interviendra, comme elle l’a fait. Si l’euro tient, tout va, et on n’imagine pas une crise du dollar, même si on peut s’inquiéter.
C’est alors qu’intervient le deuxième « si », celui de l’usage efficace des sommes empruntées.
Et c’est la question qui se pose pour la Grèce, avec 1,3% de croissance et un ratio dette publique sur PIB à 181% ou l’Italie, en quasi-récession, avec ce même ratio à 131%.
Bref, c’est parce que la croissance est faible que les taux sont bas, «en profiter» veut dire qu’on sait comment le faire.
Autrement ce sera plus grave si on s’endette dans sa monnaie et pire en monnaie étrangère!
Entretien réalisé par Afifa Dassouli