La politique industrielle du Maroc est incontestablement aujourd’hui l’une des questions les plus importantes adressées aux pouvoirs publics du fait de ses impacts économiques, financiers, mais aussi sociaux.
S’interroger sur son avenir, les menaces qui la fragilisent, les lacunes graves qui la caractérisent, et son devenir même à la lumière de plusieurs événements récents, est donc un impératif qui exige d’être rapidement réglé et dans des conditions optimales de réussite.
En effet, face à la désertification industrielle, matérialisée par la perte de dizaines de milliers d’emplois au cours de la dernière décennie dans notre pays, mais également pour tenter d’apporter une réponse concrète à la problématique du chômage, notamment de la jeunesse, il est urgent de prendre en considération plusieurs éléments cardinaux.
Donald Trump, champion du protectionnisme
Il y a, tout d’abord la nécessité d’orienter et d’inciter fortement l’investissement vers des projets industriels pourvoyeurs d’emplois et à même de garantir une part d’autosatisfaction des besoins du pays dans l’optique d’une réduction du déficit de notre balance commerciale.
Mais il y a également la nécessité de préserver à tout prix l’existant, c’est-à-dire les unités industrielles qui sont aujourd’hui opérationnelles et qui se battent durement pour survivre et prospérer dans un environnement international devenu profondément hostile.
Celui-ci est notamment caractérisé à la fois par des pratiques de dumping très développées et la politique de sauvegarde des intérêts nationaux mise en place par de grandes puissances industrielles qui, en quelque sorte, ont remis au goût du jour un protectionnisme certain malgré les directives et recommandations de l’OMC.
Plusieurs secteurs d’activités sont aujourd’hui impactés, voire menacés par ces nouvelles donnes et notamment celui de l’acier, enjeu d’une guerre féroce engagée par de grands producteurs, mais aussi par certains États et leurs dirigeants.
L’un des exemples les plus parlants est incontestablement celui des États-Unis et des actions du président Trump pour faire barrage à l’entrée dans son pays de l’acier produit en Chine, en Russie, en Turquie, en Ukraine, en Amérique Latine ou ailleurs.
Privés du marché américain, ces producteurs se retournent vers d’autres zones et pays et accentuent leurs politiques de dumping en direction de ceux qui sont perçus comme les plus faibles.
Il appartient donc à ces pays, à l’instar des « grands » de préserver les unités existantes et de veiller à protéger la production locale comme le permet d’ailleurs, jusqu’à un certain point, la politique globale de l’OMC qui prévoit des clauses de sauvegarde et anti-dumping.
On sait, en effet, que le marché de l’acier est mondialisé, mais les dynamiques de croissance de la demande mondiale et du rythme d’installation de nouvelles capacités en font un marché très cyclique.
Or, depuis le début de la décennie, le secteur connaît des surcapacités importantes et nombre d’analystes ne prévoient pas de retour à l’équilibre avant 2025.
L’acier étant un secteur stratégique pour les pays industrialisés, ceux-ci ont commencé dès 2012 à mettre en place un arsenal de mesures de défense commerciale en en faisant, de loin, le secteur le plus protégé dans le monde.
Et les producteurs à bas coût, pratiquant le dumping, ont vu les grands marchés en Amérique et en Europe se fermer à leurs exportations. En parallèle, les grands pays industrialisés ont exercé une forte pression sur la Chine, l’obligeant à lancer en 2015 un programme de fermeture de nombreuses aciéries.
Et si l’acier a été, avec l’aluminium, le premier produit à faire l’objet de taxes additionnelles imposées par l’administration Trump, l’union européenne n’est pas demeurée en reste en imposant une mesure de sauvegarde provisoire sur un large éventail de produits d’acier. Et, dans les deux cas, la taxe additionnelle de 25% est venue s’ajouter aux mesures protectionnistes précédentes.
C’est dans ce contexte international qu’il convient d’examiner la politique des pouvoirs publics marocains visant à préserver la production nationale d’acier, sous toutes ses formes.
Maroc, « l’open door policy »
Au regard de ce qui se passe au plan international force est de constater que le Maroc dispose aujourd’hui d’une des politiques les plus « libérales » (laxistes ?) en matière de protection de sa production nationale et qu’il se pose même en tant que l’un des pays les moins protégés de la région parmi ceux disposant de capacités de production d’acier.
En effet, pour l’acier laminé à chaud par exemple, seules les aciers d’origines européenne et turque, sont soumises à une taxe anti-dumping de 11%. Les importations des autres pays ayant un accord de libre-échange avec le Maroc sont exonérées de toute taxe. Ainsi, les exportations américaines au Maroc sont exonérées tandis que les exportations marocaines aux USA sont taxées à 25%. Les importations depuis les autres pays sont elles, soumises au régime commun de 10%.
Ainsi, un exportateur ukrainien, low cost comme il se doit, verra sa cargaison imposée au taux de 10% au Maroc donc, contre 25% aux USA, 77% au Canada, 25%+15% au Mexique, en Europe 60 €+ 25%, en Iran 20% et en Afrique du Sud 20% ;
Son « collègue » russe, tout autant low cost, aura sa cargaison imposée aux taux suivants selon la destination :
Maroc : 10%
USA : 25% + 74-185%
Mexique : 21% + 15%
Europe : 96€ + 25%
Thaïlande : 128%
Iran : 20%
Afrique du Sud : 20%
Inde : 10% + imposition d’un prix minimum.
Pour un exportateur chinois de laminé à froid, les taux sont
Maroc : 16%
USA : 25%+266%+256%
Canada : 92%+12%
Mexique : 15%+66%+103%
Europe : 25%+20%
Or, ce qu’il faut savoir, au regard de ces taux et des prix pratiqués au niveau mondial, c’est qu’il ne s’agit nullement pour le Maroc de protéger un secteur de l’acier obsolète avec des unités de production en deçà des normes internationales du secteur.
En effet, la sidérurgie est une industrie lourde qui nécessite une grande maîtrise des processus de production. De ce fait, réaliser les meilleures performances passe par l’investissement dans les hommes, la capitalisation des savoir-faire et la mise en place de systèmes de production rigoureux.
Aujourd’hui, le Maroc peut s’enorgueillir d’avoir des fleurons de l’industrie qui ont pu avancer dans la courbe d’apprentissage et hisser leurs performances au niveau des standards internationaux. A titre d’exemple, sur l’un des sites de Maghreb Steel, les coûts de transformation ont baissé de 20-40% en prix constants sur les différentes lignes entre 2014 et 2018.
Quant aux ratios de consommation des principaux consommables au niveau des aciéries de Sonasid et Maghreb Steel, ils sont inférieurs aux moyennes internationales.
Il n’est nullement question ici de protéger une industrie sous performante ou d’installer une situation de rente, mais de préservation des intérêts nationaux du Royaume, de son tissu industriel et des emplois qu’il génère.
On pourrait, ainsi, citer nommément Maghreb Steel, dont chacun connaît les difficultés passées et qui, depuis plus de trois années, a mis en place un plan de relance de ses activités et de restructuration de son appareil de production, avec l’aide de l’État et un moratoire de sa lourde dette accordé par plusieurs banques locales.
Maghreb Steel a notamment, dans cette opération de sauvetage, procédé au recrutement de plus de 400 cadres et ingénieurs dont l’emploi et celui des autres salariés du groupe serait menacé si les pratiques de dumping d’importateurs associés aux producteurs low cost d’Europe centrale ou de Russie étaient avalisées par les pouvoirs publics qui, jusqu’à présent ont fait la sourde oreille aux pressions de ces lobbies locaux.
Car il faut absolument prendre en compte que malgré ses performances industrielles, la sidérurgie nationale reste fragile et elle est pénalisée par l’étroitesse du marché local.
Dans ce secteur, les économies d’échelle sont nécessaires pour assurer la rentabilité des actifs. Une mesure de sauvegarde au même niveau que les pays industrialisés de la région, et englobant les produits transformés, permettrait aux producteurs de concentrer leurs efforts sur leur principal enjeu : approfondir le marché et promouvoir l’usage de l’acier.
A l’instar des pays qui ont précédé le Maroc dans un modèle de développement performant et axé sur l’intérêt national, le développement du tissu industriel et de la sidérurgie doivent se faire en parallèle, avec une vision à long terme, un appui de l’État et la mise hors compétition de la concurrence déloyale. Car aucun pays ne s’est industrialisé sans une sidérurgie forte !
Ni plus, ni moins que les autres !
Pour son modèle de développement, le Maroc ne peut faire l’impasse sur l’industrie pour sortir du « piège des économies à revenu intermédiaire ». Et, comme précisé plus haut, les enjeux en termes d’emplois, de valeur ajoutée et de balance commerciale sont énormes sans parler de l’impact social et de la contribution au développement d’une classe moyenne forte avec un effet d’entrainement sur les autres secteurs productifs.
Voilà pourquoi les mécanismes de protection, prévus par l’OMC, doivent être préservés afin de donner le temps à des acteurs émergents d’améliorer leurs coûts, leur productivité pour construire une véritable base industrielle, comme le firent avant nous tous les pays développés historiquement.
Contrairement aux allégations et gesticulations d’un quarteron d’importateurs de produits sidérurgiques attachés à leurs seuls intérêts étroits, et qui exigent la fin des mesures de sauvegarde sur l’acier, l’État doit continuer à protéger provisoirement et temporairement aujourd’hui, seule condition de la pérennité de ce secteur sidérurgique national que l’on doit légitiment considérer comme la base d’un modèle de développement industriel global et national.
Et ce qui se pratique avec succès pour l’acier long, la spécialité de la Sonasid qui bénéficie d’une protection efficace, devrait également continuer de se faire pour l’acier plat de Maghreb Steel, afin que la production nationale d’acier soit mise à l’abri des prédateurs internationaux qui savent si bien activer leurs réseaux locaux, au risque de mettre en péril des outils industriels nationaux performants.
Afifa Dassouli