Rachid Hamimaz
Économiste, Professeur à l’IAV Hassan II
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » – Rabelais (mort en 1553)
Dans cet article nous prolongeons la réflexion amorcée dans le dernier texte de Amar Hamimaz, publié dernièrement dans la Tribune du consommateur et intitulé : inquiétudes autour du pain et de la farine consommés » (La Nouvelle Tribune du 04/02/2021, N°1107, version papier). Nous voulons revenir sur cette question des résidus de pesticides et jeter la lumière sur trois aspects :
- La nécessité des minoteries et des services de contrôle d’informer le consommateur sur les risques occasionnés par les traitements de pesticides au niveau des récoltes, du transport maritime et du stockage.
- Les effets des pesticides utilisés dans les céréales sur la santé humaine corroborés par les études scientifiques
- L’évolution de la réglementation des farines qui va uniquement dans le sens des intérêts des industriels
Nous terminerons notre réflexion par la traditionnelle interpellation des acteurs institutionnels du contrôle de la qualité ainsi que les associations de consommateur, et bien évidement les minoteries à travers leur représentation : la Fédération Nationale de la Minoterie.
I – Le Droit à l’information et l’obligation d’informer
Dans l’article publié dans la Tribune du consommateur, et intitulé « Inquiétudes autour de la farine et du pain consommés » l’auteur soutenait que les pains et dérivés consommés par les marocains proviennent, en grande partie, de farines issues d’un blé importé traité aux pesticides, au niveau des récoltes, du transport maritime et du stockage au Maroc. Au niveau du stockage, la pulvérisation d’insecticides sur les graines stockées (et la fumigation) est la mesure de lutte contre les insectes la plus fréquemment utilisée. Question : Les insecticides utilisés sont-ils autorisés ou enregistrés à cette fin et utilisés à la dose recommandée de sorte qu’il n’y ait pas de résidus dépassant une certaine norme fixée par la réglementation ? Les analyses de laboratoires montrent que les résidus des organo-phosphorés et les pyréthrinoïdes sont fréquemment rencontrés. Les insecticides liquides sont appliqués aux stocks des grains par pulvérisation. C’est le cas du pyrimiphos-méthyl, du deltaméthrine, de la cyperméthrine, etc. La deuxième technique d’application est la fumigation convenant aux insecticides gazeux qui agissent par inhalation. C’est principalement le cas de la phosphine (PH3) qui est un gaz appelé phostoxin issue de l’hydrolyse des comprimés de phosphure d’aluminium (PAl, ou AlP en anglais (aluminium phosphide). D’autres fumigeants peuvent être utilisés comme le fumitoxin, le cephos, ou le quickphos.
Par exemple, le blé importé du Canada est parfois, dans ce pays, attaqué par un champignon qui s’attaque à l’épillet de blé et transforme les grains en petites balles sporifères noirâtres. Cette maladie s’appelle la carie naine. Les agriculteurs canadiens sont forcés de traiter notamment au moyen du difénoconazole (pour le traitement des semences), une substance active de produit phytosanitaire (ou produit phytopharmaceutique, ou pesticide), présentant un effet fongicide, et qui appartient à la famille chimique des triazoles. Dans la plupart des études sur la toxicité, il a été établi que le difénoconazole est toxique pour le foie. Les tests toxicologiques montrent que le difénoconazole cause des tumeurs du foie chez la souris par un mécanisme mitogénique non génotoxique. Dans les notices d’utilisation de ce produit, on trouve : « Toxique pour les organismes aquatiques, entraîne des effets néfastes à long terme, Peut être mortel en cas d´ingestion et de pénétration dans les voies respiratoires, Provoque une sévère irritation des yeux, Risque présumé d´effets graves pour les organes à la suite d´expositions répétées ou d´une exposition prolongée ».
L’auteur avançait dans cet article, que ce blé, sitôt arrivé au Maroc, ne semblait pas subir de traitement particulier par les minoteries de nature à supprimer les résidus superficiels des pesticides.
S’agissant des céréales importées des USA ou du Canada, ces blés sont-ils conformes à la réglementation en vigueur dans ces pays, notamment s’agissant des limites maximales résiduelles de pesticides (LMR) à ne pas dépasser ? Puisqu’apparemment le blé canadien que consomme les marocains est celui-là même que consomment les canadiens ! La réponse n’est pas aussi simple, car il semblerait que les lois dans ces pays n’obligent pas leurs exportateurs à se conformer à la réglementation nationale, en vigueur chez eux.
Ceci dit, nous avons interrogé un expert de l’INRA France, internationalement reconnu sur les procédés de transformation des céréales, Joël Abecassis. Ses explications s’agissant de la culture des céréales sont plutôt rassurantes : « Pour les pesticides de culture, on considère que leur rémanence est de courte durée. On ne trouve pratiquement plus de résidus dans les produits 4 à 6 semaines après application des traitements ».
S’agissant du blé importé, que se passe-t-il dans les cales de bateaux ou sont entreposés les graines de céréales ?
Les traitements utilisés s’agissant des céréales, pendant le transport maritime, sont les traitements chimiques (ex. Fumigation). Les traitements par fumigation peuvent être uniques ou associés. Ils sont efficaces contre tous les ravageurs mais également contre les arthropodes, les champignons, les nématodes, etc. Les fumigeants les plus couramment utilisés sont : le carbonyl sulphide (sulfure de carbonyle), l’ethane dinitrile, l’ethyl formate, l’hydrogen cyanide, le methyl bromide, le methyl iodide, le methyl isothiocyanate, la pPhosphine, le sulphur dioxide, le sulphuryl fluoride. Ces traitements peuvent être associés à des traitements de type thermique sec (utilisant l’air chauffé pour porter le produit à une température requise) ou thermique dit diélectrique. D’autres traitements existent mais ils ne portent pas sur les céréales (traitement thermique à la vapeur, par immersion dans l’eau chaude, traitement à froid).
Cf. Requirements for the use of fumigation as a phytosanitary measure, FAO, 2019 et Requirements for the use of temperature treatments as phytosanitary measures, FAO, 2018
Deux documents importants doivent impérativement accompagner les céréales dans le bateau et remis aux autorités compétentes à l’arrivée :
- Le certificat phytosanitaire, document officiel requis lors de l’expédition d’articles réglementés tels que des végétaux, des produits végétaux ou d’autres articles réglementés. Le certificat phytosanitaire, formulaire PPQ 577, est utilisé pour certifier que les végétaux ou produits végétaux domestiques ont été inspectés par un organisme officiel selon les procédures appropriées et qu’ils sont considérés comme exempts d’organismes de quarantaine, pratiquement exempts d’autres ravageurs nuisibles et conformes à la réglementation phytosanitaire nationale et du CODEX. Au Maroc, normalement c’est un document exigé par l’ONSSA, condition nécessaire même pour importer des semences ou plants pour des essais. Les certificats phytosanitaires sont délivrés pour indiquer que les envois de végétaux, de produits végétaux ou d’autres articles réglementés satisfont aux exigences phytosanitaires d’importation spécifiées et sont conformes à la déclaration de certification du modèle de certificat approprié. Dans certains cas, le CP accompagnant un envoi doit porter une déclaration supplémentaire « il est déclaré que cet envoi est indemne des organismes nuisibles mentionnées dans l’arrêté marocain du 19 mars 1984 ».
- Le certificat sanitaire d’exportation, document utilisé dans les transactions d’exportation, délivré par les organisations gouvernementales des pays d’origine, pour certifier qu’une expédition de denrées alimentaires est propre à la consommation humaine et répond aux normes de sécurité ou à toute autre législation requise pour l’exportation.
Le consommateur marocain soucieux pour sa santé, voudrait savoir auprès des services de l’ONSSA, sur la base de ces certificats phytosanitaires et sanitaires, quels sont les traitements utilisés pendant le transport maritime disons du Canada vers le Maroc et le degré d’innocuité de ces produits ?
Au niveau du stockage des blés au Maroc et afin de lutter contre les charançons, les bruches (les insectes des denrées stockés), les organismes stockeurs utilisent des fumigants (phosphure d’aluminium tel le phostoxin) mais également d’autres insecticides. La question est : « ces produits utilisés laissent-t-ils des résidus ? ».
Dans un document (2010) publié par un chercheur de l’INRA France, Francis Fleurat-Lessard et intitulé : « Devenir des résidus des traitements insecticides des grains jusqu’à l’aliment Un risque à gérer par la seule prévention ? », l’auteur confirme que des « dépôts de pesticides persistants restent fixés dans le grain sous forme de résidus ». Il ajoute : « Les résidus sont très labiles lorsque la mouture est effectuée 5j après le traitement du grain : – La farine de brosse à sons et les remoulages sont chargés de résidus pris sur le son – Après 70 j de stockage, les résidus sont mieux fixés au niveau du son et relarguent moins vers les autres fractions »
Il explique s’agissant des pains que : « les résidus dans le pain blanc et le pain complet dépassent la limite maximale (LMR) de résidus lorsque la mouture est effectuée seulement 5j après le traitement du grain – Après 70 j de conservation du grain traité, les teneurs restent au niveau de la LMR pour le pain complet ».
Ces résultats rejoignent les explications du Professeur Joël Abecassis : « Pour les pesticides appliqués au cours du stockage, essentiellement des insecticides, leur rémanence est beaucoup plus longue (décroissance logarithmique) et même une partie de ces produits peut pénétrer au sein des grains. C’est pourquoi certains d’entre eux sont désormais interdits dans l’Union Européenne (malathion, dichlorvos par exemple). Pour ceux encore autorisés, on peut en retrouver des traces (entre 10 et 30% des quantités ajoutées dans les farines et semoules). Ces teneurs diminuent avec la durée de stockage des grains avant mouture mais il faut compter plusieurs mois suivant la molécule utilisée ».
S’agissant des traitements par fumigation (phosphure d’aluminium, gaz particulièrement toxique), il ne semble pas qu’il y ait des résidus en raison du fait que c’est une « gazéification » des céréales qui nécessite à la fin de l’opération une bonne aération et que les graines de céréales sont dures et non molles, ce qui ne permettrait pas au produit de traitement d’entrer à l’intérieur. Mais nous ne sommes pas sûr. Au Maroc un arrêté du ministre de l’agriculture et de la réforme agraire n°777-72 du 21 Août 1972 (publié au bulletin officiel sous le numéro BO403129 du 18 août 1972, page 1368) définit les conditions d’emploi du phosphure d’aluminium (phostoxin), qualifié de poison, pour la désinsectisation des graines de céréales destinées à la semence ou à l’alimentation et déterminent les précautions à prendre pour les personnes qui l’emploient.
Question : quels sont les produits utilisés par les minoteries marocaine pour traiter le grain stocké dans les silos et sont-ils homologués ?
Dans l’article de Amar Hamimaz (« inquiétudes autour du pain et de la farine »), il a été demandé aux acteurs concernés d’apporter, sur ces colonnes, des éclaircissements destinés à rassurer le consommateur et de décrire pour le consommateur le processus complet de lavage et de nettoyage du blé si d’aventure il avait lieu.
S’agissant du lavage, le Professeur Joël Abecassis estime qu’il ne se fait plus, même dans les moulins en France : « En ce qui concerne les opérations de mouture, il n’y a pratiquement plus aucun moulin qui utilise des techniques de lavage des grains. Même si cette technique est très efficace, elle a été abandonnée en raison des risques pour l’environnement (pollution des nappes phréatiques) et des taxes y afférentes ».
Un autre expert de la Technologie des Céréales au Maroc, le Professeur retraité Bakhella Mohamed de l’IAV Hassan II, confirme que plus aucun moulin au Maroc n’utilise le lavage-essorage en raison de la lourdeur de cette opération et des charges inhérentes à la quantité importante d’eau utilisée. Selon lui, seules certaines semouleries de blé dur peuvent justifier économiquement l’insertion d’une laveuse-essoreuse dans leurs diagrammes de nettoyage des grains, et ce, en raison des exigences de pureté des fines, moyennes et grosses semoules obtenues après mouture.
En revanche le processus de nettoyage précédant la phase de mouture est essentiel pour une minoterie. Son l’objectif est de réduire le nombre de contaminants microbiens, de retirer les pierres et autres déchets inertes, d’enlever les insectes et fragments d’insectes, d’enlever les graines étrangères (noires ou colorées), d’éliminer les graines toxiques et nuisibles. La phase de brossage, inhérente à ce processus, peut réduire de manière substantielle les résidus de pesticides sur la surface des grains de blé. Décrivons ce processus de nettoyage : le blé réceptionné subit un pré nettoyage comprenant deux phases : un élévateur à godet pour soulever le blé et le stocker dans des boisseaux et un séparateur aspirateur qui enlève les grosses impuretés ? Ce pré nettoyage se fait à sec au moyen de deux brosses (une avant conditionnement et l’autre après conditionnement). A partir de là, on entre dans une seconde phase de nettoyage des blés avec des appareils à débit correct. Il y a à ce stade un second séparateur aspirateur de nettoyage. Deux tamis travaillent : l’un pour faire passer les bons grains et le second qui fait passer les impuretés. La phase suivante est celle de l’épierrage avec un appareil indispensable : l’épierreur. C’est un tamis incliné avec un mouvement de rotation et de déviation. On enlève à ce niveau, toutes les petites pierres et poussières qui n’ont pas été éliminés lors des premières phases. On transite ensuite par une phase de triage qui, normalement, doit inclure les grains longs et les grains ronds. C’est indispensable pour écarter des graines d’orge ou autres qui ne sont pas des blés. Certaines graines comme par exemple l’ivraie sont toxiques, elles doivent être éliminés. Pour parfaire le nettoyage, on utilise une première brosse, avec un réglage fin. Les grains sont brossés à sec. Ensuite commence la phase de mouillage et de conditionnement. L’objectif est de séparer l’enveloppe du grain et d’amener le blé au degré d’humidité convenable. A la sortie des boisseaux, il y a un autre stade (le second) de brossage. Certaines minoteries peuvent aller même jusqu’à trois brossages. En principe, à l’issue de ce processus, et si celui-ci a été fait dans les règles d’art, les résidus de pesticides ont été considérablement amoindris mais non supprimés totalement.
Les explications apportées par le Professeur Abecassis confirment nos inquiétudes quant au fait qu’il peut y avoir un effet systémique des pesticides sur les denrées stockés (plutôt pénétrants car systémiques : un mode de transport des pesticides dans la plante via les tissus conducteurs. Cela ne semble pas le cas des semences qui germent) qui pénétreraient l’enveloppe du blé et toucheraient le cœur, l’amande. Mais on ne sait pas si tous les produits de traitement sont concernés ou seulement quelques-uns. Les minoteries marocaines le savent-elles ?
Nous demandons également à la fédération nationale de la minoterie de décrire au consommateur ces opérations de nettoyage et de dire si elles ont bien lieu selon les normes exigées. C’est le droit du consommateur d’exiger toutes ces explications et cette transparence en vertu de l’article 4, Titre 2, de la loi 28-07 relative à la sécurité sanitaire des aliments et la loi n°31-08 édictant des mesures de protection du consommateur rappelées tous les deux, dans les textes ci-dessous.
Notre insistance à demander aux acteurs concernés de s’expliquer est motivée, en toute légitimité, par la loi sur la sécurité sanitaire des produits alimentaires qui est censée protéger le consommateur marocain : le Dahir n° 1-10-08 du 26 safar 1431 (11 février 2010) portant promulgation de la loi n°28-07 relative à la sécurité sanitaire des produits alimentaires. L’article 4 du Titre 2 (des conditions de mise sur le marché des produits alimentaires et des aliments pour animaux) affirme : « Aucun produit primaire ou produit alimentaire ne peut être mis sur le marché national, importé ou exporté, s’il constitue un danger pour la vie ou la santé humaine. De même, aucun aliment pour animaux ne peut être importé, mis sur le marché national ou exporté ou donné aux animaux s’il est dangereux ».
Ce droit à l’information, s’agissant des produits qu’achète et consomme le consommateur marocain, est explicité dans le Dahir n°1-11-03 du 14 rabii I 1432 (18 février 2011) portant promulgation de la loi n°31-08 édictant des mesures de protection du consommateur, Titre II information du consommateur. Article 3 : « tout fournisseur doit mettre, par tout moyen approprié, le consommateur en mesure de connaitre les caractéristiques essentielles du produit, du bien ou du service ainsi que l’origine du produit, du bien ou du service ainsi que l’origine du produit, ou du bien et la date de péremption, les cas échéants, et lui fournir les renseignements susceptibles de lui permettre de faire un choix rationnel compte tenu de ses besoins et de ses moyens ».
Il faut signaler que toute la philosophie de cette tribune du consommateur est nourrie, s’agissant des produits alimentaires, par l’esprit de ces deux lois, la loi n° 28-07 relative à la sécurité sanitaire des produits alimentaires et la loi n°31-08 édictant des mesures de protection du consommateur.