Lotfi Akalay, cet homme à l’humour inégalable, à l’écriture magnifique, à l’amour sans partage pour Tanger sa ville à qui il a tant donné, nous a quittés.
Une immense tristesse envahit l’intelligentsia marocaine qui voyait en lui l’un de ses représentants les plus emblématiques, qui jamais ne se départit de ses idées de progrès, d’équité et de justice sociale, nées de son engagement politique au sein du PCM et du PLS dans les années soixante du siècle dernier, à l’instar de la plupart des membres de la belle famille Akalay.
Et si ses frères Omar, Mourad et Othman, (décédé prématurément), furent des militants éprouvés du Parti du Progrès et du Socialisme, Lotfi prit ses distances au moment où la Gauche marocaine accouchait dans la douleur d’organisations dissidentes comme Illal Amam et 23 mars.
Lotfi préférait sans nul doute garder sa liberté de penser et de parler, loin des cadres organisationnels, échaudé également par ce qu’il avait vécu à Beyrouth lorsqu’il dirigeait le bureau de Royal Air Maroc au beau milieu des affres de la guerre civile au Liban.
Et s’il serait convenable d’évoquer sa belle personne avec des mots convenus et un aperçu de sa vie, tel un communiqué de presse sec et froid, qu’il me soit permis d’écrire ici ce que je lui dois, même si un tel exercice n’est pas courant lorsqu’il s’agit d’éviter l’hagiographie au profit de l’évocation de souvenirs que le temps ne saurait effacer…
Mon regretté frère jumeau Nadir et moi-même avons connu Lotfi Akalay lorsque nous partîmes pour Paris, au début des années 70, afin d’y suivre des études en Droit à la Faculté de la Rue d’Assas.
C’est son magnifique frère Mourad qui nous chaperonnait, avec une certaine autorité, à l’image du grand frère qui entoure de sollicitude deux jeunes gens sortis du douillet cocon familial pour se retrouver dans la Ville des Lumières.
C’est ainsi que nous connûmes Lotfi à l’occasion de réunions familiales chez Mourad et son épouse Assia, dans une atmosphère pétrie de senteurs tangéroises…
Pour les deux fils d’Ali Yata que nous étions, Lotfi, par ses remarques souvent caustiques mais vraies, par ses commentaires sur la crise interne grave que la scission de feu Abraham Serfaty et ses amis avait suscitée au sein du PLS, (dans sa fraction estudiantine), nous amena progressivement à acquérir ce « doute libérateur » que nous n’avions jusque-là jamais éprouvé, parce qu’élevés dans le dogme qui énonce que « le Parti a toujours raison ».
Et je dois à mon ami Lotfi, de ce temps-là, une certaine indépendance d’esprit qui, même du vivant de mon père Ali Yata et de mon frère Nadir, paix à leurs âmes, me plaça toujours à la marge du « Parti »…
La seconde étape de ma relation avec Lotfi Akalay intervint au début des années 90, lorsque le Directeur d’Al Bayane, Ali Yata et son rédacteur en chef, Nadir Yata, décidèrent d’ouvrir les colonnes du quotidien à des « plumes non encartées », à des esprits libres, afin de faire de ce journal un espace d’ouverture et de contributions débarrassées de la lourde logorrhée qui caractérisait la presse communiste un peu partout dans le monde à cette époque.
Le Mur était tombé et si certains sombrèrent avec lui, pour Al Bayane ce fut une période formidable, éclatante, qui allait placer ce quotidien parmi les journaux les plus lus de la presse francophone nationale.
Lotfi, fin observateur, remarqua cette évolution et proposa d’écrire des chroniques pour Al Bayane, marquées au sceau de sa gouaille, de son humour, de son intelligence, servies par une plume incomparable et une perception parfaite des phénomènes sociaux.
C’est ainsi, par exemple, qu’il nous gratifia d’un texte sublime sur le parcours d’un jeune mouton tout heureux de quitter son bled natal pour arriver à Tanger, à la veille de l’Aïd El Adha…
Ou encore de la suppression de noms célèbres de la culture mondiale qui habillaient la ville de Tanger, dont le cosmopolitisme était sa caractéristique première, remplacés par d’obscurs inconnus, selon la volonté du Conseil municipal piqué par un « arabisme » déjà populiste et de mauvais goût.
Cette appétence pour l’écriture teintée d’humour et de finesse, ses chroniques de la vie quotidienne à Tanger, qu’il connaissant mieux que quiconque, m’amenèrent à lui demander d’écrire pour La Vie économique où j’officiais, au milieu des années 90 en tant que rédacteur en chef.
Lotfi gratifia cet hebdomadaire de nombreux textes, les uns meilleurs que les autres, mais, cerise sur le gâteau, entraîna dans cette aventure l’un de ses meilleurs amis, l’écrivain tangérois Tahar Benjelloun.
Il serait d’ailleurs fort utile que sa famille retrouve et publie ses chroniques dans la presse marocaine car elles restent ce qui s’est fait de meilleur en la matière au long des trente dernières années !
Bien que séparés par la distance, nos relations demeurèrent toujours empreintes d’affection et, pour ma part d’admiration et de respect envers Lotfi dont les romans, notamment Les nuits Azed, une relecture savoureuse des Mille et Une Nuits ou sa biographie d’Ibn Batouta, ce Tangérois globe-trotter, m’enchantèrent, à l’instar de dizaines de milliers de lecteurs de par le monde.
Diminué par une terrible maladie, Lotfi resta le même, humble, modeste, avec un sourire que soulignait son épaisse moustache au coin des lèvres.
Sa disparition m’emplit de tristesse et de peine, tant Lotfi a compté pour moi, en tant qu’ami et, surtout, qu’exemple et référence.
Repose en paix, cher Lotfi, paix à ton âme.
Que sa famille trouve ici l’expression de mes condoléances sincère et affligées.
A Dieu nous sommes, à Lui nous retournons.
Fahd Yata
L’écrivain, journaliste et chroniqueur Lotfi Akalay est décédé mercredi à l’âge de 76 ans, a-t-on appris auprès de sa famille.
Natif de Tanger en 1943, Lotfi Akalay, qui a étudié les sciences politiques à Paris, était connu pour ses chroniques humoristiques publiées par le quotidien Al Bayane entre 1990 et 1994.
Il a également écrit des articles pour La Vie Économique, le mensuel Femmes du Maroc et l’hebdomadaire international Jeune Afrique.
Feu Akalay avait aussi présenté une émission de radio sur le jazz et la musique classique.
En 1996, il avait publié aux éditions Seuil son premier roman, intitulé « Les Nuits d’Azed » qui a été traduit en huit langues : néerlandais, italien, portugais, grec, coréen, turc, chinois et espagnol.
En juin 1998, il publie « Ibn Battouta, Prince des Voyageurs » aux éditions casablancaises Le Fennec, passionnant récit de voyages du « premier touriste du monde ».
En 2014, Lotfi Akalay a publié aux éditions Frogeraie « Conversations Avec Ibn Battouta », des dialogues plein d’humour entre l’auteur et cet infatigable voyageur du 14ème siècle, illustrés par des collages réalisés par les enfants des écoles de Tanger.