
Dans un environnement où les finances publiques comme privées subissent des pressions énormes, le monde est à la recherche de solutions à l’adéquation entre les moyens disponibles et le besoin d’innover et d’être compétitif. Mais depuis environ une dizaine d’années, un concept venu d’Inde veut bouleverser ces conceptions, et insiste sur le fait qu’on peut faire plus, avec moins. Et avec la crise de la covid-19 qui empêtre le monde dans un marasme socio-économique dévastateur, ce concept est plus que jamais d’actualité. C’est ainsi que Maroc Impact a récemment organisé une conférence sur le thème « Web Act for Impact: L’innovation frugale pour l’Afrique de demain », avec des participants de très haut niveau, dont la personne à l’origine du concept, l’Indien Navi Radjou.
L’Afrique pionnière du concept
L’innovation frugale est inspirée du concept indien Jugaad, qui précise que cette démarche est généralement utilisée dans un environnement difficile. Selon M. Radjou, elle s’appuie sur trois piliers, qui sont le partage (d’idées, de pratiques), la production décentralisée (et donc la proximité avec le consommateur final) et la régénération. Et l’Afrique est pionnière dans cette pratique, vu qu’elle est ancrée dans l’histoire du continent, même si celui-ci « l’a quelque peu oublié ». Il a notamment cité le collectif frugal au Maroc qui réalise des visières avec peu de moyens, ou encore les chercheurs indiens qui ont développé un test covid-19 qui coûte 3$.
L’innovation frugale se base sur quatre bonnes pratiques : utiliser ce qui est abondant pour créer ce qui est rare, éviter le concept de « pharaon » et savoir se rabaisser (par exemple, ne pas forcer les consommateurs à s’adapter à son produit), faire de la recherche scientifique avec peu de moyens, et innover plus vite ensemble. Elle permet d’aller au-delà de l’idée d’économie solidaire, pour arriver à une économie dite régénératrice.
Les participants au webinaire ont ainsi jugé que l’innovation frugale serait la voie nécessaire et accélérée à adopter pour les économies des pays africains, dans un contexte de prémices d’une récession économique mondiale inévitable. Face aux enjeux complexes du continent et aux conséquences de la crise sanitaire, la relance de l’économie africaine dépendra de la capacité du continent à relever plusieurs défis, face auxquels la réponse ne pourra être que collective, ouvrant le champ à une économie des communs et apportant des solutions innovantes et frugales.
Ils ont également appelé à renforcer l’essaimage de la culture de l’innovation frugale et son adoption par le secteur public et privé en Afrique, pour qu’elle devienne un des piliers de la croissance économique et l’un des éléments de réponses pour contribuer à un choc économique régénératif.
De nouvelles opportunités
Intervenant à cette occasion, la Ministre du tourisme, de l’artisanat, du transport aérien et de l’économie sociale et solidaire, Nadia Fettah Alaoui, a rappelé que l’économie sociale et solidaire permet à une large frange de la population, qui fait face à une adversité commune et dispose de ressources limitée, de mettre en commun ses idées et énergies pour entreprendre et créer de la richesse, notamment dans les milieux ruraux et marginalisés.
Le contexte de crise liée à la pandémie du Covid-19 a démontré la fragilité et les limites de l’ancien modèle économique, mais a également donné lieu à des opportunités d’innovation de par le monde, notamment au Maroc, a-t-elle fait observer, saluant à cet égard le travail de tous les acteurs convaincus de l’importance de l’innovation frugale et de faire mieux avec moins.
De son côté, le ministre ivoirien de la promotion des PME, Félix Mézian Anoblé, a indiqué que l’Afrique a tout ce qu’il faut pour produire et innover, soulignant l’importance de valoriser les ressources du continent afin de créer de la richesse, d’avancer ensemble et de permettre aux différents pays de profiter du développement.
« Il faut réussir à capitaliser tout ce que nous avons en termes de ressources en Afrique et les faire revivre, orienter beaucoup plus les jeunes vers l’entrepreneuriat, en vue d’obtenir des entreprises qui interagissent entre elles et qui réussissent à créer des chaînes de valeurs, qui pourraient permettre de développer et d’enrichir les différents secteurs d’activité dans le continent », a-t-il dit.
Pour sa part, la Présidente de l’Université Hassan II de Casablanca Aawatif Hayar, a mis en avant la richesse du capital humain africain qui doit être capitalisé à travers le digital, afin de permettre au potentiel humain de s’ouvrir sur le monde et sur les nombreuses opportunités de création de la richesse par les voies de partage, de co-construction et de la co-innovation.
Abordant l’innovation frugale, Mme Hayar a cité l’exemple de l’Université Hassan II qui a fait preuve de frugalité compte tenu de ses ressources disponibles, en vue d’assurer la continuité académique dans un contexte de crise, marqué par son passage de l’enseignement présentiel à l’enseignement en ligne, qui a donné lieu à la numérisation de milliers de documents en 2 mois et à la mise en place d’une plateforme professionnelle de cours en ligne pour les étudiants.
Cette importance du digital comme levier de développement a été reprise par Karim Sy, président de Digital Africa, qui estime qu’il s’agit là d’un vrai « débat de société », qui a été d’abord pensé du mauvais côté, car on a « souvent mis en avant la question de l’accès en délaissant la diversité du contenu et des approches », pointant du doigt les télécoms. Le digital devrait être utilisé « pour porter de manière beaucoup plus large différents secteurs », profitant d’un « écosystème d’autant plus riche qu’il est international, dans un monde interconnecté sur l’économie et le savoir ». Si « l’Afrique ne peut pas se développer comme l’occident, sinon la planète va exposer », M. Sy pense que « notre retard nous permet de partir d’une feuille blanche ». Et c’est à l’Afrique de trouver ses propres solutions, a-t-il insisté.
Au-delà de l’intérêt et de l’importance du sujet traité, s’il y a une chose à retenir de ce webinaire, c’est bien la passion et l’enthousiasme immodéré que dégageaient les différents participants, les décideurs publics comme les autres, ce qui laisse entrevoir l’espoir d’une vraie coopération africaine dans la conception d’un modèle de co-développement pérenne.
Selim Benabdelkhalek