Quelle est votre utilité pour la société ? D’accord, vous invoquez dans vos zaouïas, vous profitez des lumières du dhikr, vous vous faites du bien, mais quel bien faites-vous à la société dans laquelle vous vivez ? Participez-vous aux efforts citoyens en matière de gestion de la cité, de politique, de social, de réflexion sur les grands problèmes de société et quelles formes prend cette participation et cette participation est-elle fructueuse, utile, etc. ?
L’auteur de cet article propose des éléments de réponse.
Le soufisme ne construit pas des fusées, mais il construit les hommes qui construisent les fusées. Cette construction spirituelle, tournée vers Dieu, alimente dans leur cœur l’amour pour le Créateur et pour sa création, pour le Propriétaire et pour sa propriété. Elle développe leur conscience environnementale, le sentiment de leur responsabilité en tant que locataires du monde, leur souci du respect des règles d’exploitation. C’est également cette pédagogie spirituelle qui orientera l’usage qui pourra être fait de ces fusées : outil de communication et de découverte plutôt qu’instrument de destruction.
Le soufisme vivant a des effets qui n’ont pas de prix pour une société maghrébine en manque de repères, et qui est en retard sur le chemin du développement. Il contribue à rendre les gens meilleurs. Il fabrique du dévouement, de la sincérité, de l’empathie, de la solidarité, de l’inclusion.
Les disciples soufis ne sont pas assis à ne rien faire, indolents et en dehors du temps. Ils sont au labeur chaque jour. Il y a parmi eux des professeurs, des médecins, des avocats, des parlementaires, des ministres, des coiffeurs, des boulangers, des marchands de légumes… Chacun s’efforce chaque jour d’être dévoué, sincère dans son métier. Chacun veille sans cesse à demander des comptes à son ego car sa relation avec Dieu est permanente.
Même l’exercice de l’activité politique, entendue comme la gestion de la cité, gagnerait à être éclairé par les lumières soufies, qui pourraient lui apporter les valeurs et l’éthique qui lui font souvent si cruellement défaut.
Lorsqu’on puise ses valeurs dans une idéologie politique, on reste souvent cantonné au discours et au superficiel, car les hommes ou les femmes sont profondément humains, si l’on peut dire. Ils ont leurs défauts (les maladies de l’âme selon le langage soufi), conscients ou inconscients qui varient d’un individu à un autre. Ce peut être la jalousie, l’orgueil, la corruption, l’amour de la compétition, du pouvoir, etc.
On peut comprendre pourquoi tel homme, si sincère dans sa jeunesse de militant, devient méconnaissable lorsqu’il accède à une position d’autorité. Ses partisans, déçus, constateront, amers que « le pouvoir l’a changé ! ». En réalité, le pouvoir ne l’a changé et corrompu que parce qu’il en avait toutes les prédispositions nécessaires.
Emprunter le chemin soufi signifie un autre type de décision. C’est à la fois la recherche sincère de la vérité et la conscience de ses propres imperfections. L’homme doit donc travailler sur lui (sous la direction d’un maître vivant authentique) pour corriger ce qui, en lui, est en contradiction avec cette quête de la vérité. Il essaiera notamment de soigner son intention pour que ses actes soient exclusivement guidés par la recherche de ce qui contente Dieu. Le bien public en est un exemple.
La vision soufie du monde est toutefois loin d’être naïve, nourrissant l’espoir d’aboutir à un super homme comme l’ont rêvé certaines utopies politiques. Sera plus utile à ses frères (et donc à la société) un croyant sincère en lutte contre ses négligences et ses mauvais côtés qu’une personne satisfaite d’elle-même, à l’ego démesuré, et qui ne sait aucunement pourquoi elle est sur cette terre !
C’est cela qui était en jeu dans les premiers temps de l’Islam. Le but du Prophète était de rendre l’homme vigilant sur ce qui se passe dans son cœur : les attaches au monde. Tous les autres défauts humains n’en sont d’ailleurs que les épiphénomènes.
Le compagnon Abdallâh Ibn Omar a témoigné par exemple de la noblesse de cet enseignement : « On apprenait à purifier notre intention (niya) comme on apprenait une sourate du Coran » ou encore « Certains d’entre nous excellaient, lorsqu’ils apprenaient la sourate al Baqara ou Al Imran car ils apprenaient la science et l’action».
Dans un autre hadith rapporté par Ibn Majâh et d’autres : Un homme vint auprès du Prophète (qu’Allâh prie sur lui et le salue et lui demanda : « Ô Envoyé de Dieu indique-moi une action qui me fasse aimer de Dieu et des hommes ». Le Prophète lui répondit : « Agis dans ce monde avec détachement ; Dieu t’aimera. Et agis envers les gens avec détachement ; les gens t’aimeront ». Il est quasi impossible d’être habité par ce sentiment de manière permanente, excepté si c’est un don de Dieu, si on ne travaille pas sur soi et notamment sous la conduite d’un homme qui connaît les âmes, leurs imperfection et les remèdes qui leur sont appropriés.
Lorsque vous interrogez les disciples qui sont engagés sur le chemin soufi ils témoignent tous de ce que leur travail sur eux-mêmes a changé dans leur travail quotidien.
J’ai demandé à un professeur universitaire à Rabat ce que la pratique du Soufisme avait réellement changé dans l’exercice de son travail profane. Il m’a répondu qu’il y mettait davantage d’abnégation et de dévouement et qu’il n’attendait pas de récompense à ses efforts, qu’il ne convoitait pas de responsabilité particulière. Auparavant, tous ses efforts étaient calculés et sa seule question était : « Quel sera le bénéfice de mon labeur ? ».
Le second changement est la joie et le bonheur qu’il créé dans son entourage professionnel. « Une atmosphère de tranquillité, de quiétude se dégage de toi au point où tous tes collègues, tes élèves désirent ardemment rester en ta compagnie. Ta seule présence physique suffit pour créer toutes ces émotions. » Pour produire ces effets, il s’agit d’être un disciple lumineux, qui invoque avec constance selon les prescriptions qui lui ont été communiquées par son Shaykh.
Ce sentiment n’est pas sans faire penser, dans un contexte plus modeste, à cette parole d’Anas Ibnou Malik qui disait : « Lorsque le Prophète en exil est entré dans la ville de Médine, toute la cité a été illuminée et éclairée de mille lumières. Lorsqu’il est mort, l’obscurité est tombée sur la ville et rien n’était plus comme avant ».
Toute œuvre ou tout bien que tu présentes à ta communauté est perçue de manière disproportionnée même si pour toi cette œuvre te semble légère, modeste. Le saint soufi Ibn Ata Allah (que Dieu soit satisfait de lui) disait dans une de ses sagesses : « Il n’est pas mince le mérite d’une bonne œuvre émanant d’un cœur ayant renoncé aux biens de ce monde. Il n’est pas considérable le mérite d’une bonne œuvre émanant d’un cœur désirant ardemment ces biens ».
Un chef de laboratoire dans un organisme important de prospection pétrolière disait que le dévouement et la sincérité comptaient parmi les changements importants qu’il avait constatés après son engagement dans la voie soufie. « Je suis davantage rigoureux, concentré dans mon travail, et le temps a une importance considérable autrement dit je ne peux me permettre la perte de temps, tout est minuté. Quant à mes relations avec mon entourage, collègues, techniciens, laborantins, je suis plus attentionné à leurs préoccupations et je ne fais aucune ségrégation entre eux ».
J’ai demandé à un disciple qui exerce une activité commerciale comment il voit le client, le concurrent. « Si je suis gagnant et que le client est perdant, il y a un sentiment de frustration voire de regret profond. Il ne doit pas y avoir de perte pour le client. Tu ne caches pas les vices du produit, tu le conseilles. Auparavant cela ne se passait pas comme cela. Le client, je m’en moquais, l’essentiel était que je vende ». Ce qui est nouveau est que la conception du client est portée par un regard de compassion et de considération issue de la relation avec le Créateur. Même la concurrence est vue avec un œil nouveau, qui n’est pas celui du dénigrement, mais celui de la magnificence et de l’émerveillement. …
C’est cette capacité d’émerveillement propre à la culture japonaise qui a poussé les Japonais à innover, à se surpasser. Les disciples commerçants interrogés disent ; « La concurrence est miséricorde. S’il est plus mauvais que toi, le client te défend. S’il est mieux que toi, il te pousse à t’améliorer ou à te redéployer sur un marché qu’il n’occupe pas». «Lorsqu’un client m’interroge sur mon concurrent et les produits qu’il vend, j’en parle avec respect et considération et je lui recommande d’aller le voir et de comparer et s’il est convaincu d’acheter. Je ne dénigre aucunement mon concurrent et sa marchandise ». « Lorsque le concurrent innove et fait sortir un nouveau produit, je suis content car il tire le marché vers le haut et il me pousse à l’ingéniosité. L’optimisme est le principe de mon fonctionnement. Quel que soit la situation, tu es gagnant et ce même s’il y a la crise »
La vigilance de tous les instants et la conscience permanente de ce que nous faisons, de nos responsabilités, de notre travail et de ses implication comptent parmi les états d’âme de celles et ceux qui ont invoqué Dieu avec constance. Un jour, un responsable important dans une grande administration me disait, alors que de grosses gouttes de sueurs descendaient de son front: « Tout ce qui concerne la relation du serviteur à Son Seigneur, Allah peut pardonner mais pensez à ces millions de citoyens marocains quoi nous payent, de leur sou. Pour chacun de leur dirham ils ont peiné avec «leur sueur et leur sang»…. Et nous qui sommes ici dans ces bureaux confortables, climatisés….. Comment ne pas penser qu’un jour devant le Seigneur, ils témoigneront et nous jugeront pour cette responsabilité qu’ils nous ont confiée… »
Alors, cher Monsieur qui avez posé cette question, vous comprendrez que l’utilité et le bien qu’apportent les Soufis à la société sont considérables.
Les observateurs étrangers disent que ce qui les touchent dans leur contact avec la société marocaine, c’est la générosité et la solidarité des Marocains notamment en temps de crise. Beaucoup de personnes ignorent que ce constat est le résultat, à travers l’histoire, du travail des zaouïas soufies, qui ont insufflé aux Marocains cet élan permanent de générosité et de prodigalité, qui ont irrigué la société toute entière. Il faut bien comprendre qu’il y a encore deux ou trois siècles, il était difficile de ne pas trouver un Marocain qui n’était pas affilié à une confrérie soufis. C’est la période moderne post colonisation qui a créé une amnésie.
Je termine en évoquant les très nombreuses initiatives de la Tarîqa en matière de solidarité avec les plus démunis, de distribution des paniers alimentaires notamment en cette période de confinement suite à la pandémie du Covid 19, de générosité à toutes les occasions, fêtes ou aïds, etc. Quant à la participation aux débats et aux réflexions sur les grandes questions de société, des disciples, universitaires, chercheurs ou fonctionnaires au plus haut sommet de l’État, contribuent par leur pensée et leurs opinions à ces débats.
Docteur Moulay Mounir Boudchich,
Directeur de la Fondation Moultaqa