“L’Histoire se répète toujours deux fois, la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce », disait Karl Marx. Et c’est certainement ce qu’il convient de penser à propos du premier tour de l’élection présidentielle en Tunisie, lequel s’est déroulé la semaine passée.
En effet, avec un taux d’absentéisme record, puisque seulement 45 % de l’électorat ont participé au scrutin, rendu nécessaire par le décès du Président de la République Beji Caïd Essebsi, ce premier tour a enregistré la victoire de deux personnalités proprement atypiques et classées hors du champ politique classique tunisien.
Les partis, des islamistes aux démocrates, ont essuyé une lourde défaite, générée par la défiance des Tunisiens envers ceux qui ont confisqué à leur profit la « révolution du jasmin », sans régler sérieusement les problèmes sociaux et économiques qui avaient motivé le soulèvement du peuple contre Benali et son système voyou, inaugurant ainsi « le printemps arabe ».
Avec un assistant professeur de Droit, Kaïss Saied, affublé du sobriquet de Robocop, hostile à l’égalité homme-femme, partisan de la peine de mort, refusant la dépénalisation de l’homosexualité et souhaitant le démantèlement du pouvoir législatif au profit d’« assemblées du peuple » (à la libyenne, façon Kadhafi), c’est véritablement un profil « introuvable » qui a emporté 18,8 % des suffrages, face à son principal challenger, Nabil Karoui, embastillé, qui en a obtenu 15,7%.
Kaïss Saied a réuni autour de son nom, outre une partie de la jeunesse désabusée, les franges les plus réactionnaires de la société tunisienne et s’il ne porte pas officiellement le drapeau des islamistes d’Ennahda, soyons assurés qu’il est le « parfait compagnon de route » des frérots tunisiens en proie aujourd’hui à des dissensions internes qui ont nui à leur candidat officiel, Abdelfattah Mourou, crédité de 12,8% des voix.
Nabil Karoui, en prison certes sous l’accusation de blanchiment d’argent, mais qui sera présent au second tour, est également un profil atypique, plus connu pour sa réputation d’affairiste, de Citizen Kane tunisien et de populiste avéré, que pour ses convictions de démocrate avisé.
Saied et Karoui, voilà donc les deux personnages qui briguent le fauteuil présidentiel, très loin de ce que la Tunisie a pu produire de meilleur, de Habib Bourguiba à Caïd Essebsi, en passant par Moncef Marzouki.
Est-ce là le résultat de cette révolution enclenchée à la fin de 2010 et qui avait conféré à la Tunisie le statut de modèle et d’exemple des luttes émancipatrices des peuples arabes ?
Le binôme Saied Karoui n’est-il pas plutôt la résultante de cette réputation que l’on peut dire aujourd’hui usurpée, les chancelleries et la presse occidentales voyant l’arbre plutôt que la forêt, celle de figures d’une partie de la société civile émancipée, de femmes admirables et de démocrates actifs mais en réalité trop rares ?
L’électorat tunisien est conservateur, rétif aux slogans émancipateurs, désireux d’ordre et de rigueur et la posture objectivement salafiste de Robocop l’a incontestablement séduit parce que les « élites » ont failli, embourbées dans leurs querelles intestines et leur égotisme outrancier.
Et si les résultats du premier tour devaient se confirmer au second, avec le report spontané ou suggéré des voix d’Annahda vers Kaïss Saied et le refus des « progressistes » de soutenir Karoui, alors la Tunisie serait dans une situation passablement originale et lourde de conséquences pour son avenir.
Ce que le mouvement Annahda n’a pu réussir au lendemain de la Révolution du jasmin, malgré les fonds généreusement versés par certains États du Golfe qui voulaient imposer aux pays arabes la confrérie des Frères musulmans, un individu isolé, sans grands moyens avoués, sera peut-être demain le prochain Président de la République tunisienne, aux vues particulièrement réactionnaires et liberticides !
Ainsi, à l’instar des pays occidentaux qui connaissent, de Trump à Orban, de Salvini à Boris Johnson, une dérive populiste et rétrograde, la Tunisie entrera dans le camp de ceux qui surfent sur les frustrations, les peurs et le mécontentement, au beau milieu du Maghreb…
Sans prédire qui succèdera au défunt Beji Essebsi, on peut d’ores et déjà tirer quelques enseignements de cet épisode tragi-comique que représente l’élection présidentielle tunisienne.
Il nous enseigne que les peuples se méfient de plus en plus des formations traditionnelles, des partis qui arrivent aux commandes et qui ne font rien, de ceux qui n’ont d’autres ambitions que leur propre réussite.
Parce que les idéologies affirmées n’ont plus le vent en poupe, c’est l’opportunisme qui dicte les actes politiques. Cela vaut tout aussi bien pour la Tunisie qui a renvoyé sa classe politique que pour le Maroc, à la différence essentielle que chez nous, le système monarchique est le garant et le garde-fou irremplaçable qui interdit les dérives aventuristes.
Mais chez nous également, la désaffection envers les partis est palpable, patente même, depuis plusieurs années et la menace d’abstentions record lors des prochaines législatives est plus présente que jamais.
Alors que chacun songe à l’expérience tunisienne, si bien commencée et qui se termine en drame pour la démocratie, les droits de l’homme, l’égalité des genres, les libertés individuelles.
Fahd YATA