Certes, les souks marocains traditionnels ne représentent plus comme jadis la majeure partie des achats des Marocains. Cependant, ils ont encore de beaux jours devant eux. 40 pour cent des Marocains, notamment ruraux et à la périphérie des villes, continuent à faire leur course dans les souks, alors que 30 pour cent fréquentent les super et hyper marchés, surtout dans les grandes et petites villes du Royaume (Groupe Sunergia, septembre 2020).
Les problèmes de qualité sanitaire que l’on constate dans les souks sont dramatiques. En visitant un souk traditionnel, c’est un Maroc du 12ème siècle qui nous saute au visage. Le contrôle de la qualité alimentaire semble répondre aux abonnés absents. Le temps semble suspendu, comme si on était ramené au 12ème siècle, sans qu’aucun travail d’une institution chargée de ces questions de la qualité ne soit visible. J’ai voulu actualiser mes connaissances en visitant le week-end dernier un souk à 15 kilomètres de la capitale, en compagnie d’un spécialiste des fraudes alimentaires, ancien responsable au ministère de l’agriculture. Je formulais l’hypothèse qu’à proximité de la capitale, le souk ne pouvait qu’être organisé et la qualité alimentaire au rendez-vous. Et quelle ne fut ma surprise ! Le Maroc du 12ème siècle était aux portes de la capitale marocaine, en plein 21ème siècle. En visitant le souk en compagnie de l’expert qualifié, voici les problèmes que nous avons constatés et qui montrent à l’évidence que les responsables en charge de la qualité des opérations de contrôle et notamment ceux de qualité, ne daignent pas venir salir leurs belles chaussures dans la boue du souk.
Tout d’abord, un problème d’organisation du souk saute aux yeux. La logique et le bon sens voudraient que les marchands soient installés, côte à côte, par spécialité. Les marchands de légumes ensemble, les bouchers ensemble, etc. Mais tel n’est pas le cas. On peut retrouver des marchands de légumes aux deux extrémités du souk. Ce qui nuit à la capacité du consommateur de pouvoir comparer les prix et la qualité des fruits et légumes vendus. Cette organisation entre dans les compétences de la commune, mais celle-ci est préoccupée uniquement par la perception des recettes fiscales. Le reste est le cadet de ses soucis. On est surpris qu’il n’y ait ni toilette, ni borne fontaine, ni arbre pour faire de l’ombre pendant les journées brulantes de l’été. Non, ces messieurs de la commune ont décidément d’autres chats à fouetter. Et pourtant dans les années 60 et 70 (voir le remarquable travail de Jean-François Troin, les souks marocains) l’organisation était bien meilleure et savamment mise en place. C’est donc à un retour en arrière qu’on assiste.
Plongeons maintenant dans les problèmes dramatiques de qualité alimentaire constatés :
- Des produits laitier type yaourts et petits suisses sont exposés en plein soleil, avec un mépris ou une ignorance ou les deux à la fois des conditions de froid. Le petit lait (lben) est vendu dans des bouteilles de plastique sans aucune réfrigération, même pas dans des glacières en bonne et due forme. Le beurre extrait du lben est emballé à la va vite dans des sachets de plastique qui sont fièrement exposés par les marchands. Ces personnes connaissent-ils les problèmes bactériologiques causés par ce type de pratique ? Pensez-vous !
- Les gâteaux, préparés dans je ne sais quelles conditions, dégoulinant d’un miel, provenant exclusivement du glucose, sont exposés à l’air libre, sans plastique de protection. Le souk pullule de monde. Nous marchons, serrés, comme si on se trouvait dans une boîte de sardine. Comment ne pas penser que l’haleine des gens (dont la majeure partie ne portent pas de masque) ne va pas contaminer ces gâteaux ? Une haleine qui provient peut-être de gens malades, de gens qui ont la tuberculose, le Covid 19 ou je ne sais encore. Ce constat vaut également pour les épices qui nous regardent fièrement sans protection. Et également pour les montagnes d’olive vertes et noire exposées à la poussière.
- Un autre drame observé. Des semences de pomme de terre (en cours de germination) qui sont vendues en tant que pommes de terre de consommation. Lorsqu’on sait que ces semences sont traitées de produits phytosanitaires nuisibles pour la santé humaine…
- Voici, à un détour, le marchand d’emballages de récupération. Des emballages contenant des pesticides et autres produits phytosanitaires qui sont recyclés et vendus. Il y a pourtant une loi qui oblige à la destruction de ce type d’emballage.
- Observons maintenant les poids utilisés dans les balances. Voici que tel marchand utilise une pierre en guise de poids. Tiens donc ! Tous les poids que nous avons vérifiés (2kg, 1 kg) sont vidés de leur plomb intérieur, ce qui laisse la main libre aux nombreuses fraudes sur les poids et mesures. Il faut ajouter à cela, ce qui demande à être vérifié, mais qui nous a frappé vu notre expérience, le dérèglement apparent des bascules pour peser notamment les céréales et l’alimentation de bétail.
- Voici maintenant le marchand de sandwichs. Ils sont alléchants et se composent d’oignons frits et de saucisses dont on ne connait nullement la provenance… Et juste à côté, le marchand des poisons pour rats et juste un peu plus loin le marchand de pesticides. Le moindre petit vent et nos sandwichs sont aromatisés aux pesticides et raticides. Il est anormal que les marchands de raticides ou de pesticides soient à proximité des marchands de produits alimentaires. Tout esprit intelligent devrait le savoir. Mais nous sommes au pays des paradoxes…
- Voici maintenant les marchands d’huile d’olive. Mais est-ce seulement de l’huile d’olive ? Le différentiel de prix : 1 litre d’huile de table, soja ou tournesol, équivaut à 13 voire 15 Dh. L’huile d’olive coûte entre 50 Dh et 60 DH cette année 2020. Le mélange d’huile est donc une source alléchante de revenu. Encore mieux que cette fraude, on m’a parlé d’une pilule magique qui change la couleur de l’huile de table en huile d’olive. En ajoutant un peu d’huile d’olive pour donner de la saveur et le tour est joué. Qui contrôle tout cela ? Et est-ce contrôlé ?
J’ai recherché d’autres problèmes que j’ai constatés, dans un autre souk, souk sebt, lui aussi à proximité de la capitale. Un éleveur ou commerçant qui fait entrer dans le souk des brebis malades, le corps rempli d’abcès pullulants (peut-être une actinobacillose ou une actinomycose). Une honte ! Où sont les vétérinaires ? J’ai également trouvé dans d’autres souks, un produit vendu en tant que poison contre les rats. Le phostoxin, raticide utilisé en agriculture dans la protection des grains et des denrées alimentaires. Ce produit est une bombe atomique qu’on fait entrer dans sa maison. Sa vente et les conditions d’emploi sont réglementées et soumises à un protocole rigoureux d’utilisation. Personnellement, les deux frères d’une parente à moi vivant à la campagne, ont tous les deux étés tués par ce produit. Le rat qui avait été contaminé a contaminé à son tour une jarre d’eau qui servait à l’eau potable. Une étude est publiée, disponible sur internet, par le CHU Hassan II sur les effets d’une intoxication aigue au phosphure d’aluminium (phostoxin). Les résultats sont éloquents et les victimes sont souvent celles qui s’approvisionnent dans les souks (lien de l’étude : http://www.chu-fes.ma/intoxicationaigue-au-phosphure- daluminiumphostoxin-a-propos-de-47-cas/).
Comment peut-on laisser ce type de produits se vendre dans les souks ?
La cerise sur le gâteau lors de notre visite d’un souk à la périphérie de Rabat est la présence d’un mendiant torse nu et au corps boursouflé d’abcès remplis de pus. J’avais du mal à en croire mes yeux. On se croirait dans la cour des miracles dépeinte dans le roman « notre dame de Paris » de Victor Hugo. Comment peut-on laisser quelqu’un de la sorte mendier dans un état de nudité extrême, alors qu’on ne sait même pas si cette maladie est contagieuse ou non ? Quelle honte !
Les problèmes sont encore nombreux à relever et il nous faudrait plusieurs pages pour être exhaustifs. Mais tout le monde aura compris que la situation de la qualité est plus que dramatique pour 40 pour cent des Marocains qui s’approvisionnent dans les souks. Comment peut-on laisser ces citoyens livrés à la fraude, à la triche, à l’ignorance ? Soumis à tous les types d’intoxication alimentaire ? Ne sont-ils pas également des Marocains disposant des mêmes droits de protection ? Sommes-nous revenus à cette idée loufoque du Maroc utile face au Maroc inutile ? Ces citoyens appartiennent-ils au Maroc inutile ?
Questions aux responsables
- Les acteurs institutionnels du contrôle de la qualité alimentaire, contrôlent-t-ils les souks, produits végétaux et animaux compris ?
- Les produits destinés à l’exportation sont soumis à un contrôle strict. Pourquoi cette politique des deux poids et deux mesures ? Le citoyen marocain est-il moins important que son homologue des pays occidentaux ?
- Dans les souks, les abattoirs étaient soumis autrefois à un contrôle strict des techniciens vétérinaires auxiliaires des vétérinaires, et même à une certaine époque par le médecin chef. Pourquoi aujourd’hui, beaucoup de ces abattoirs ne sont-ils pas contrôlés ? Les viandes consommées par les Marocains qui s’approvisionnent dans les souks ne méritent-elles pas d’être contrôlés ? Comment expliquer cette incroyable absence ?
- L’office nationale de sécurité et sanitaire des aliments (ONSSA) a-t-il les moyens de sa mission de contrôle ? Ses agents sont-ils en nombre suffisant ? A-t-il les voitures de service pour mener ce contrôle ?
- L’ONSSA et les autres services chargés du contrôle publient-ils des rapports annuels de leurs activités permettant au citoyen marocain d’évaluer à sa juste mesure ce travail de police sanitaire ? Si oui, ces rapports sont-ils disponibles ? Ou peut-on les consulter ? Pourquoi ne pas avoir permis leur consultation par tout un et chacun à l’instant des rapports d’activité publiés par Bank al-Maghrib, le Conseil de la Concurrence et autres institutions ? L’ONSSA ne sait-elle pas qu’elle est une police sanitaire, qu’elle doit faire preuve de transparence, et qu’elle est susceptible d’être interpellée par les consommateurs à n’importe quel moment ?
- Certaines structures, dans leurs prises de parole, citent des procédés et des technologies modernes de contrôle de la qualité qui sont désormais à leur disposition. Que valent ces techniques modernes dans les souks traditionnels, dans un Maroc du 12ème siècle ? Pourquoi nos responsables sont-ils déconnectés à ce point des réalités locales ?
- Que font les autres services de contrôle, notamment ceux de l’Intérieur en matière de transparence des prix, du ministère du Commerce s’agissant de la protection du consommateur, du contrôle des poids et mesures ? Leur travail peut-il un jour être visible au niveau des souks ?
Nous avons espoir que les responsables puissent répondre à ces questions de la part de consommateurs bien informés et qui observent en permanence leur travail.
R. Hamimaz
Professeur d’Économie agro-alimentaire
IAV Hassan II