La journée internationale de la langue arabe, célébrée le 18 décembre de chaque année, aura été l’occasion de raviver la flamme du débat au tour de l’usage de l’arabe ou la darija dans l’enseignement.
Bien que le ministère de tutelle ait donné pour clos le dossier de la langue d’apprentissage à l’école, la question n’en demeure pas moins polémique.
Prendre part à ce débat qui continue obstinément de faire couler beaucoup d’encre çà et là au sein de la communauté marocaine est, en fait, aussi délicat que marcher sur des sables mouvants.
Les partisans de l’intégrité de la langue arabe se voient taxés de gardiens du temple, farouches et inflexibles devant les aléas du temps et du renouveau.
Les fervents défenseurs du parler quotidien qui prônent le développement du dialecte à travers son introduction dans les manuels scolaires et la conception de dictionnaires spécialisés sont, quant à eux, susceptibles de recevoir la foudre de la frange dite réactionnaire.
Il est toutefois possible de se cantonner dans une troisième option, à savoir : faire l’autruche, fermer les yeux et s’abstenir de s’immiscer dans un débat qui engage notre école et l’avenir de nos enfants.
Par bien des égards, et outre la sacralité dont elle jouit comme porteuse du texte coranique, la langue arabe ou la fus’ha a depuis des siècles tenu bon et ferme contre vents et marées.
L’éblouissante richesse de son lexique, la finesse expressive et la portée poétique de son verbe, la grâce de l’incantation de sa prose et la légendaire plasticité de sa calligraphie, considérée un art à part entière, ont fait d’elle l’un des idiomes les plus appréciés dans l’histoire de l’humanité.
De son côté, la darija continue de constituer notre amour et fierté. Belle et poétique, flexible et malléable de par ses substrats linguistiques et ses emprunts des langues étrangères avoisinantes, elle jouit d’une singulière et protéique aptitude à s’adapter au jour le jour aux changements et besoins communicatifs de l’immédiat.
La beauté du texte théâtral d’un Tayeb Seddiki ou d’un Ahmed Tayeb Laalej, par exemple, en témoigneront éternellement, puisqu’elle repose essentiellement sur la poéticité de ce dialecte.
Devant l’engrenage qui oppose aujourd’hui la langue au dialecte, on se sent tout simplement sidéré. On a l’impression d’assister à une dispute entre deux mères: l’une biologique, et adoptive l’autre; on ne peut que chérir aussi bien l’une que l’autre, mais on est malencontreusement à court de moyens pour mettre fin à cette querelle silencieuse, mais combien sanglante!
Il ne s’agit nullement de détrôner la langue arabe ni de fouler le sol sacré du quotidien où la darija fait figure de véhiculaire axial de la communication.
Il est question, à mon humble avis, d’une atteinte aux piliers de la littératie, étant celle-ci l’ensemble des acquis de base inculqués aux élèves, en l’occurrence la lecture et l’écriture, entre autres.
La littératie se propose d’armer l’apprenti des compétences et instruments cognitifs qu’il aura à déployer le long de son processus d’apprentissage et d’acquisition du savoir.
Incruster aujourd’hui quelques mots du dialecte parlé dans les pages des manuels scolaires finira tôt ou tard par déboucher sur un métissage linguistique qui mine les fondements et objectifs mêmes de la littératie et confronte l’enfant apprenti à des obstacles qui dépassent son entendement.
Bien que jouissant d’un éclat pragmatique particulier, la darija, néanmoins, est loin de posséder les atouts nécessaires pour se convertir en matière ou en instrument d’enseignement.
Il est important de reconnaître qu’elle reste un dialecte limité géographiquement parlant d’abord, mais aussi du point de vue de son potentiel conceptuel.
« Les limites de ma langue, dit Ludwig Wittgenstein, sont les limites de mon univers ». Égyptiens, Saoudiens, Emiratis, Libanais et autres Arabes sont incapables de déchiffrer les codes d’un dialecte qu’on est les seuls à comprendre, comme ils sont les seuls à comprendre le leur.
Les pays arabes ne parlent, certes, pas la fus’ha dans la quotidienneté, mais ils trouvent tous dans la langue arabe un facteur d’unicité qui fait défaut à une darija qui peine à transcender les limites de la géographie du Royaume.
Dans l’ensemble de ces pays, la langue arabe constitue un véhicule de production littéraire, vecteur de spiritualité et facteur de communication dans les médias, dans la presse écrite, dans les colloques internationaux, dans les sphères administratives, etc.
Opter pour la darija, c’est miser sur l’isolement à l’ère de la mondialisation. D’autant plus qu’elle connaît plusieurs variantes entre les différentes parties du Royaume; et si l’on cède aujourd’hui à l’usage de la darija dans l’enseignement, tôt ou tard, on se verra confronté au débat sur la variante dialectale à adopter.
Certes, et sans aucun doute, elle pourrait éventuellement, et occasionnellement, permettre aux élèves un meilleur entendement dans certaines matières, mais de là à en faire une matière enseignée et un instrument pédagogique officiel d’enseignement, c’est une tout autre histoire.
Les technologies nouvelles ont mis entre les mains de nos enfants des plateformes de communication où l’on écrit un « arabe dialectal » qui marie souvent la graphie latine aux chiffres arabes 3, 7 et 9 pour remplacer les lettres manquantes (une flagrante déficience devant la richesse de l’arabe classique).
Les « textos » regorgent aussi de « lol », de « svp », de « tkt » et autres abréviations que beaucoup d’enfants usagers des réseaux sociaux mêlent à cette soi-disant « transcription dialectale ».
De leur côté, les émoticônes rendent la vie encore plus facile en traduisant les intentions et émotions au moyen d’une simple touche. À ce rythme-là, on aura bientôt des citoyens qui ne savent ni lire ni écrire.
Rendons donc à César ce qui appartient à César. La darija sera toujours là, belle et fascinante. Il sera toujours possible à l’école d’y faire recours de temps à autre pour simplifier ou expliquer quelques difficultés.
C’est un moyen que tous les enseignants de la langue arabe adoptent, et ce depuis toujours. Ça n’est pas nouveau ni sorcier: c’est un procédé pédagogique trans-linguistique vieux comme le monde que d’essayer d’expliquer une langue par une autre.
La solution du problème de l’enseignement n’est pas dans la baguette magique de ladite « darijisation ».
La darija restera notre joyau du quotidien, imbu de son propre potentiel à évoluer et à se développer. L’acquisition et la production du savoir demeureront par contre les principales conditions du rayonnement d’une langue; ce sont les langues écrites qui systématisent normalement les apprentissages langagiers et cognitifs.
Younes Gnaoui
Associate Professor – Spanish Program
Department of Modern Languages and Translation
College of Languages and Translation
King Saud University
Kingdom of Saudi Arabia