Passionnée et passionnante, le Dr Rajae Aghzadi est une femme aux compétences multiples qui s’expriment d’abord dans son métier de chirurgien, mais aussi dans son engagement depuis vingt ans, à travers son association Cœur de Femmes, pour le dépistage du cancer du sein chez les femmes issues de milieux défavorisés.
Infatigable et motivée, Rajae Aghzadi est une ressource précieuse pour la médecine certes, mais aussi par son approche lucide des problématiques nombreuses qui concernent le secteur de la Santé, publique et privée, pour la société en son ensemble.
Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait été choisie par le Roi Mohammed VI pour compter parmi les trente-cinq membres de la Commission Spéciale sur le Modèle de Développement.
Dans l’entretien qui suit, elle décline avec intelligence et assurance ses multiples engagements et les problèmes qui les sous-tendent.
La Nouvelle Tribune :
Mme Raja Aghzadi, vous êtes chirurgienne, ancienne professeur universitaire aux CHU de Rabat et Casablanca, fondatrice de l’Association « Cœurs de femmes », consul honoraire de Gambie, et aujourd’hui, tout particulièrement, membre de la Commission Spéciale sur le Modèle de Développement.
Que vous inspire le 8 mars puisque vous êtes une des femmes de haute qualité que nous invitons à s’exprimer dans ce spécial ?
Dr. Rajae Aghzadi :
Certes, le 8 mars est l’occasion d’une célébration pour toutes les femmes, l’on souhaiterait également que cela soit l’occasion d’un bilan et d’une remise en cause de la situation des femmes dans notre pays.
Quel chemin a été parcouru, quels chantiers ont été finalisés ?
Il y a eu certes beaucoup d’avancées, mais il reste encore nombre de problèmes et de questions en suspens.
Nous, les femmes, constituons 51% de la population marocaine, et, comme vous le savez, différentes études ont montré qu’un développement durable ne pourrait se réaliser sans la participation de la Femme.
La mondialisation, le développement des nouvelles technologies, l’apparition de métiers nouveaux, tout cela devrait profiter à la Femme marocaine.
Alors qu’au contraire, nous accusons des reculs comme la baisse du taux d’employabilité féminine qui est passé de 24% à 19% : Un signal d’alarme qui nous interpelle toutes et tous !
Il est également évident que la scolarisation de base et l’éducation des petites filles participent beaucoup à l’avancement de la femme !
Nous savons aujourd’hui que l’abandon scolaire est une plaie qui se répand. Tous ces éléments sont encore à consolider, valoriser et renforcer !
Il faut établir un état des lieux, évaluer ce qui a été fait, sachant qu’aujourd’hui la Femme est émancipée, elle investit tous les secteurs. Il faut s’atteler à la nécessité de corriger ces lacunes !
Dans ce spécial, nous avons voulu accompagner ce mouvement de réformes en choisissant plusieurs femmes opérant dans différents domaines d’activité pour parler du lien entre leurs métiers et la problématique du développement de notre pays, en considérant qu’elles étaient, chacune, leader et exemplaires dans leurs domaines propres.
Vous œuvrez dans le secteur de la Santé, alors qu’en est-il de son état à la lumière de votre expérience de Femme et de professeure en chirurgie ?
Avant de répondre à cette question, je voudrai rendre hommage à toutes les femmes car elles sont toutes leaders dans leurs activités respectives, y compris, voire surtout, la femme au foyer qui élève et éduque ses enfants en les préparant à devenir les femmes de demain.
Car, chaque femme contribue à son niveau dans notre société !
Pour ce qui concerne le système de santé, la bonne nouvelle c’est qu’il se féminise et on devra en tenir compte dans le futur.
Il y a environ 67% d’étudiantes dans nos facultés de médecine et cette féminisation se retrouve un peu partout dans le monde. Même dans un secteur comme la chirurgie où les femmes sont vraiment minoritaires, la féminisation est en cours et progressive.
Quelle perception avez-vous de l’image de la médecine dans notre pays ?
Vous savez au Maroc, la médecine est de qualité et à certains égards, je suis un peu chagrinée quand je vois qu’aujourd’hui, le médecin est la cible de tirs venant de partout alors que la médecine intéresse 100% de la population.
C’est un secteur qui doit être fort, durable pour répondre aux besoins de l’époque, parce que les maladies changent, évoluent.
Dans le cadre de la transition épidémiologique comme actuellement, avec le coronavirus, le Covid-19, le système sanitaire s’avère est solide, apte à faire face à une éventuelle épidémie. Il fait aussi face à une transition démographique avec une pyramide d’âge qui se modifie à grand pas.
La santé du Marocain doit être réfléchie autrement qu’il y a vingt ans.
A l’époque, on traitait une typhoïde, aujourd’hui un cancer. Ce n’est évidemment pas la même chose !
Et de ce fait, il est clair que des coûts beaucoup plus importants impactent le système sanitaire. C’est une des principales raisons pour lesquelles, le système de santé publique au Maroc est aujourd’hui chaotique.
Certes, des choses se font, y compris avec excellence, comme le fait de vacciner 98% de la population, ce que beaucoup de pays n’arrivent pas à faire.
La mortalité infantile et maternelle a fortement régressé et l’espérance de vie s’est réellement allongée. Il y a trente années, on vivait jusqu’à cinquante-trois ans alors qu’aujourd’hui on vit jusqu’à 76 ans en moyenne.
Ce sont des progrès indéniables, mais ce n’est jamais suffisant.
Aujourd’hui, les maladies changent et deviennent de plus en plus coûteuses aussi parce que la société a changé par sa démographie, son mode de vie et par la transition épidémiologique.
Ainsi, dans le monde du travail national, près de la moitié des actifs mange à l’extérieur de leurs domiciles, ce qui génère des maladies. Le taux de diabète, par exemple a explosé à plus de 22%, la population souffre de plus en plus de maladies chroniques.
Tout cela a un coût, qui est lourd, tant pour les ménages que pour les dépenses des hôpitaux.
L’accent mis par l’Etat à travers l’augmentation du budget de la Santé dans la Loi de Finances 2020, est-il une bonne réponse à vos constats ?
Effectivement, le budget consacré à la Santé est passé de 16 milliards de dirhams à 18 milliards, ce qui est une bonne chose en soi, mais il continue d’être insuffisant, d’autant qu’il faudrait qu’il soit bien dépensé, ce qui nous amène à parler de la gouvernance.
Ce qui m’effraie, c’est cette arrivée de maladies lourdes et coûteuses dont les exemples ne manquent pas comme les accidents de la voie publique qui consomment annuellement à eux seuls 16 milliards de dirhams, ce qui, sans parler des morts, laissent sur les genoux des familles entières !
Et ceux qui restent handicapés impliquent un coût énorme pour les proches et pour la société.
Il faudrait des mesures draconiennes pour que le Maroc ne compte plus parmi les pays au monde où les accidents et leurs suites tragiques sont les plus élevés.
Ne parlons pas des dépressions mentales qui sont également d’un niveau élevé et aux conséquences également tragiques et coûteuses, sachant qu’elles affectent au moins 30% de notre population.
Pour moi, le bien être doit être une composante concrète de la santé.
Professeur, vous avez exercé à l’hôpital 9 ans à Rabat, puis 15 années en tant qu’universitaire à Casablanca, actuellement, vous êtes dans le privé, considérez-vous qu’il y a un bond qualitatif dans les cliniques par rapport au secteur public, alors même que les critiques ne manquent à l’égard de ces dernières ?
En réalité, la médecine et la qualité des soins dépendent des gens qui les assurent et des outils à leur disposition !
Par exemple, en chirurgie, on peut coudre avec du fil qui coûte 10 dirhams ou avec un autre au prix de 500 Dhs.
Les résultats ne sont pas les mêmes et donc la technologie a un coût. Il faut certainement aussi renforcer le niveau de la formation des gens et surtout avoir une formation continue obligatoire.
Au Canada, celle-ci est codifiée, alors que chez nous, des praticiens peuvent demeurer des années à travailler en zones rurales ou dans des petites villes sans avoir la possibilité de mettre à jour leurs connaissances et leurs pratiques.
Il va falloir que l’on valorise nos médecins, car ce sont eux qui font la santé. Il s’agit de les former, de les valoriser, de les encadrer et les doter de chartes d’éthique.
Et cela vaut surtout pour le secteur public qui est en grosse souffrance, alors qu’il traite plus de 50% de la population. C’est d’autant plus vrai qu’il n’y a pas de motivation salariale pour un médecin du public payé 8000 dirhams par mois et un spécialiste à 12 000 dirhams mensuel.
Cela les fait entrer dans un engrenage de démotivation, d’absentéisme, etc.
Il est impératif de mettre à l’aise le médecin, de lui donner les moyens pour éviter qu’il n’exerce son métier en étant démuni. Par exemple un urologue, s’il est envoyé dans un hôpital non équipé et lointain, c’est du gâchis et une perte totale de compétence, pour lui-même, sa région et notre pays.
Et le privé ?
Aujourd’hui, il va falloir reconnaître que c’est le privé qui tire vers le haut, qui réalise des investissements, offre de la qualité, et qui reçoit plus de 90% des personnes disposant d’une couverture médicale comme l’AMO.
Ce secteur privé soigne la population et contribue ainsi à la marche de l’économie nationale.
Évidemment, comme partout il faut des chartes, évaluer, accréditer, suivre, etc.
Force est de constater que la courbe entre le privé et le public est en train de s’inverser, ce qui est inquiétant.
Auparavant, les 2/3 des ressources humaines se soignaient dans le public et 1/3 dans le privé, aujourd’hui c’est l’inverse ! Et si les gens fuient l’hôpital, c’est parce qu’il est en train de se vider de ses ressources. Savez-vous qu’il y a environ 7000 médecins marocains en France ! Et que 60 autres se préparent à partir en Allemagne.
Comment expliquer que l’État, ayant connaissance de ce phénomène hautement négatif, ne fasse rien pour l’empêcher ou du moins le réduire, en mettant en place les politiques adéquates, en renforçant l’attractivité de la profession dans le secteur public, en recourant à des financements par des fonds privés dédiés à la Santé ?
Je pense qu’il y a une prise de conscience et la volonté politique de résorber tous ces points noirs, comme cela s’est manifesté à travers les récents discours royaux, la mise en place de la Commission Spéciale sur le Modèle de Développement, etc.
Certes, il va falloir revoir les choses dans leur profondeur. Cela signifie que les nouvelles donnes de la santé et des maladies doivent être prise en compte.
De même, au niveau de la gouvernance, il y a du pain sur la planche, notamment au niveau de la lutte contre la corruption et beaucoup d’autres éléments qui tirent la Santé publique vers le bas.
Un Partenariat Public Privé, clairement exprimé et organisé, serait une bonne formule d’autant qu’il y a des précédents intéressants comme pour les dialyses.
Il faut aussi redonner confiance aux malades ?
Pour prendre l’exemple de la chirurgie, qui est ma discipline, il faut savoir qu’elle implique beaucoup de réflexion préalable car la décision d’ouvrir un patient ne se prend pas à la légère.
Plusieurs étapes sont nécessaires ainsi que le respect de règles et de principes, notamment celui de précaution, sachant que la médecine n’est pas une science juste.
Il faut avoir la compétence, la technicité, l’endurance, l’intuition du moment et bien mesurer son indication et les moyens qui sont à notre disposition.
Mais avant toute chose, il faut que les patients et leurs familles croient dans les médecins, leurs compétences, leur fiabilité car sinon c’est comme scier l’arbre sur lequel on est assis.
Quelles sont les solutions urgentes à mettre en œuvre ?
Au risque de me répéter, il faut veiller à la valorisation des médecins, à la qualité et l’importance des moyens qui leur sont dévolus pour faire correctement leur métier !
Actuellement, ce n’est pas le cas, c’est pourquoi nos compétences fuient le pays et l’hôpital public, que les attaques contre les praticiens se multiplient alors qu’eux-mêmes manquent de moyens.
Il faut savoir qu’il y a une pénurie grave de médecins car le Maroc a besoin de 4000 nouveaux médecins par an, qu’il n’arrive ni à former ni à recruter dans le service public ! C’est même loin d’être le cas.
Par ailleurs, il est important d’œuvrer pour la prévention car la moitié des maladies et des dépenses qu’elles induisent peut être évitée par la prévention.
Cela implique que l’on éduque la population à éviter les produits nocifs ( le sucre, le sel, les viandes rouges trop grasses, les colorants, le tabac et l’alcool, etc.).
Il y a nécessité à créer une agence ou une haute autorité de la Santé qui s’occupera des accréditations d’hôpitaux et cliniques, de mettre en place des process de travail , et aussi la charte de l’éthique propre au domaine de la Santé.
Professeur Aghzadi, vous avez créé l’association « Cœur de Femmes », un soutien à vos malades ?
C’est en effet, une grande fierté pour moi et Cœur de Femmes fêtera ses vingt ans d’existence l’an prochain.
Étant chirurgienne universitaire, professeur donc au CHU de Casablanca, j’avais un planning très chargé entre les cours, les opérations difficiles toujours dévolues au patron, l’organisation et le cadrage des équipes, le suivi des thèses en médecine, etc., mais je vivais dans une bulle protectrice.
Un jour une patiente a voulu absolument consulter avec moi, notamment parce qu’elle avait un problème de sein. Cela a suscité quelque chose en moi, une résonnance énorme basée sur l’interrogation du choix d’un praticien femme.
J’ai eu une attirance pour cette pathologie et je m’y suis intéressée fortement, comprenant que le cancer chez la femme implique des questionnements profonds sur la vie des patientes et leurs problèmes.
Et j’ai compris que cette patiente pour arriver au service de chirurgie universitaire et à moi, avait mis deux années pleines, qu’elle venait de la campagne, avait dû solliciter l’autorisation maritale, passer par le centre de santé et mille autres complications encore, notamment financières. Or, avec une latence de dix-huit mois ou deux années, le cancer a fait ses effets les plus nocifs.
L’idée de créer «Coeur de Femmes» m’est donc venue de cette rencontre, de cette expérience. Il s’agissait bien sur d’une association marocaine de lutte contre le cancer du sein à un moment où i l y avait beaucoup de pudeur et de non-dits autour de cette pathologie.
Nous avons commencé en équipe et la charte de l’association donne un objectif, celui de sensibiliser, informer d’abord, afin que les femmes soient conscientes de ce problème.
Et c’est là où je rends hommage à toute la presse qui nous a très vite accompagnée dans cette action de sensibilisation et d’information.
Cela nous a aidé à organiser plus de trente-six campagnes de grande envergure où, à chaque fois, 3000 femmes au moins étaient sensibilisées et auscultées.
Et, à chaque campagne, il fallait immédiatement prendre en charge les femmes atteintes, ce qui était lourd à gérer.
Au total, plus de 45 000 femmes ont bénéficié de ces dépistages, ce qui n’est pas un mince bilan.
Le financement était assuré par un partenariat avec le ministère de la Santé. Les locaux hospitaliers étaient mis à notre disposition en dehors des plages d’activité, soit les samedis et les dimanches.
Le concept portait sur une sensibilisation à trois niveaux, d’abord les femmes qui représentent la première cible et que nous aidons à prendre conscience de leurs corps, puis les médecins de la région sachant que le cancer du sein est aujourd’hui en croissance exponentielle. Enfin, la sensibilisation des personnes riches et aisées de la région pour participer au financement.
Nous avons étendu nos actions en Afrique subsaharienne dès 2003, conférant ainsi à notre association une autre dimension, au Ghana, au Mali, au Niger, au Sénégal, etc., en appliquant à ces pays le même système que « Cœur de Femmes » pratiquait dans notre pays.
Cette dynamique a marché pendant longtemps jusqu’à l’arrivée de la Fondation Lalla Selma, dotée de moyens conséquents. Et de ce fait, le paysage de la cancérologie a complètement changé, avec des constructions, des formations, des produits, des équipements, etc.
Votre parcours est tout aussi exemplaire que votre dévouement et votre humilité.
Espérons donc fortement que votre participation au sein de la Commission spéciale sur le Modèle de Développement permettra d’enrichir la réflexion et les propositions sur la Santé dans notre pays, laquelle constitue, l’une des priorités déclinées par notre Souverain.
Entretien réalisé par
Afifa Dassouli