Mme Neïla Tazi n’est sans doute plus à présenter tant son activisme militant, qui s’exprime sur plusieurs tableaux, est productif d’effets positifs pour la société.
Elle qui figure parmi la poignée de fondateurs du Festival Gnaoua et Musiques du Monde, est notamment impliquée dans la vie politique en tant membre de la Chambre des Conseillers et dans les circuits économiques à travers la présidence de la Fédération des industries culturelles et créatives de la CGEM.
Communicante hors pair à travers les deux agences de Com’ qu’elle dirige, c’est incontestablement dans le domaine culturel que s’expriment le mieux ses engagements et ses plaidoyers pour l’égalité des genres et toutes les transversalités que la Culture agrège.
F.Y
La Nouvelle Tribune :
Madame Neïla Tazi, en première partie de cet entretien, pouvez-vous nous retracer rapidement votre parcours, vous qui êtes riche d’expériences dans divers domaines d’activités.
Mme Neïla Tazi :
J’ai eu très jeune envie d’entreprendre, et avec très peu de moyens j’ai entamé une carrière d’entrepreneur avec la création d’une agence de communication, en 1991, pour me consacrer à une forme de communication très grand public à travers l’événementiel et les relations médias.
Je voulais véhiculer de nouvelles idées, faire bouger les lignes, changer les codes qui étaient habituellement utilisés dans ce domaine, ouvrir de nouvelles perspectives aussi vers l’international.
Cela a commencé avec le Rallye des Gazelles, puis le Festival Gnaoua et Musiques du Monde à Essaouira, et bien d’autres événements de standard international qui font la fierté de notre groupe aujourd’hui.
Dix ans plus tard, j’ai créé une deuxième agence, dédiée à l’événementiel exclusivement, pour développer des expertises spécifiques à chaque agence, mais complémentaires, la communication et les relations presse d’un côté et la production événementielle de l’autre.
Le groupe est composé de deux agences dont les activités vont du corporate, à l’institutionnel, avec une forte présence dans le domaine de la culture, parce qu’avec les équipes nous partageons une véritable passion pour ces sujets-là.
Puis, quand Miriem Bensalah a été élue à la présidence du patronat, je me suis engagée a ses côtés.
Mon expérience auprès de cette femme d’exception a forgé mon ancrage dans le champs économique et politique.
Dans un premier temps, la présidente de la CGEM m’a confié la présidence de la commission Communication de la CGEM, puis, lors de son second mandat, j’ai siégé au bureau de la CGEM en qualité de vice-présidente.
C’est au même moment, en 2015, que je me suis présentée aux élections à la Chambre des Conseillers puisque la Constitution de 2011 permet aux associations d’employeurs les plus représentatives de disposer de huit sièges à la Chambre haute. Je suis la seule femme élue au sein du groupe parlementaire de la CGEM à la Chambre des Conseillers dont le mandat court jusqu’en 2021.
Et vous avez occupé le poste de vice-présidente de la Chambre des Conseillers…
J’ai eu l’honneur d’être la première et la seule femme dans l’histoire de cette chambre à occuper cette responsabilité, à siéger au Bureau de la Chambre, et à en présider des séances plénières.
Ce fut une expérience unique et chargée d’enseignements. L’absence de femme au bureau de cette institution depuis 2018 est un grave un recul.
Enfin, depuis une année, j’ai été élue présidente de la Fédération des Industries culturelles et créatives qui est la 33e fédération sectorielle de la confédération patronale.
J’ai donc la chance d’avoir un large regard sur notre société à travers mes diverses activités que ce soit dans le monde politique, économique, la culture et la communication.
Parlons donc, si vous le voulez bien, de culture et notamment de la récente décision de l’UNESCO d’inscrire la culture des Gnaoua au patrimoine culturel et immatériel de l’Humanité.
L’expérience du Festival Gnaoua d’Essaouira est une très belle illustration du rôle fondamental qu’occupe la culture dans le développement durable, son impact sur l’économie, la jeunesse, le tourisme et les territoires. Le festival a suscité une dynamique exceptionnelle dans toute une ville, il a galvanisé les foules, inspiré des générations d’artistes, il fait rayonner le Maroc en donnant au monde une image à la fois authentique et moderne de notre pays.
Très tôt nous avons nourri le rêve d’inscrire cette culture au patrimoine Unesco pour la préserver, car c’est une tradition orale, et de nombreux mâalems nous ont quitté.
Le processus a été long et difficile, car chez nous il n’est pas facile de convaincre, et je remercie l’ancien ministre Mohamed Laaraj d’avoir accepté de présenter enfin le dossier à l’Unesco, dix ans après que nous ayons déposé la demande au ministère de la culture.
Mais nous avons toujours eu confiance dans notre démarche car elle est cohérente, elle est porteuse d’un récit passionnant qui touche à la fois à notre histoire, à un pan de notre identité et notre ancrage africain, et je dirai enfin et surtout, que ce combat de 22 ans est celui d’une belle histoire humaine, celle des Gnaoua descendants d’esclaves, longtemps marginalisés, qui en deux décennies ont pu voir leur condition se métamorphoser par la volonté, la force du travail mais surtout la confiance qui nous a toujours liés.
L’histoire des Gnaoua et de ce festival est basée sur une équipe engagée pour un projet culturel chargé de sens, un projet qui montre la puissance de la culture et donne de l’espoir dans un Maroc qui a connu des évolutions importantes au cours de ces vingt dernières années.
La reconnaissance aujourd’hui du patrimoine Gnaoua par l’UNESCO, est une consécration pour le Maroc, elle l’est aussi pour toute une génération d’artistes qui ont ouvert la voie, je pense aux maâlems bien sûr mais aussi à Tayeb Seddiki, aux Nass El Ghiwane ou à Boujemaa Lakhdar.
Elle l’est enfin pour tous ceux qui ont persévéré et soutenu cette belle aventure qu’est le festival, l’équipe, les associations et sponsors partenaires, les médias, les autorités de la ville, le public à travers les générations successives qui ont porté ce projet.
Ce résultat prouve que nous avons eu raison de nous battre pour que cela dure. Ce qui est formidable, c’est de voir que ce festival se perpétue avec de nouvelles générations de jeunes qui y viennent à la recherche d’un espace de liberté, authentique, simple et populaire.
Ce qui a été fait à Essaouira durant vingt-deux années pourrait être dupliqué dans d’autres villes. Mais les choses doivent aller plus vite désormais pour tous les acteurs du secteur, le cadre de travail doit être facilité, il est temps de s’emparer de ces sujets pour aller de l’avant. Il est temps de rompre avec cette idée que la Culture est un investissement secondaire qui peut toujours attendre.
Mais pour cela il nous faut arrêter une grande vision, une grande stratégie nationale pour aller plus vite et placer les industries culturelles et créatives parmi les axes forts du développement.
Pour capitaliser sur nos atouts, former nos jeunes en conséquence car il y a beaucoup d’emplois à créer dans ce domaine. Et c’est dès à présent qu’il convient de mettre en place les moyens, les conditions et les programmes pour que les prochaines générations bénéficient d’une vision beaucoup plus solide et efficace.
La culture a une dimension transversale, mais à la base de tout il y a l’accès à la lecture, pour éveiller nos jeunes, leur ouvrir les yeux et susciter des vocations.
Or le problème actuellement est que 63% des établissements publics ne sont pas dotés d’une bibliothèque et 97 % des jeunes entre 14 et 25 ans ne pratiquent pas la lecture.
De nombreuses villes disposent d’infrastructures dédiées à la jeunesse et la culture qui sont inactives par manque d’encadrants et de budgets de fonctionnement.
Le budget que le gouvernent accorde à la culture est le plus faible de la région MENA, un constat terrible dont nous devons prendre conscience.
Malgré les contraintes et quelques fois les entraves les artistes marocains se distinguent admirablement par leur créativité et leur talent, imaginez ce que ce serait si nous renforcions les synergies, la vision et les moyens ?
Suggérez-vous par cette analyse que l’État s’implique plus avant dans le financement pour que dix, vingt, cent festivals Gnaoua fleurissent au Maroc ?
Oui, il faut un engagement à grande échelle, à la hauteur de la vision de Sa Majesté le Roi qui s’exprime à travers la construction de théâtres, de bibliothèques et de musées.
Nous avons besoins d’un plan d’action pour faire vivre ces structures et impulser une nouvelle dynamique qui sied aux exigences du nouveau modèle marocain.
Ce plan d’action doit être porté par le Ministère de la Culture, il requiert un engagement beaucoup plus fort des communes, des grandes villes, des régions et du privé bien sûr.
Même s’il existe quelques moyens pour la Culture, l’optimisation n’est pas bonne, de même que l’allocation des ressources est loin d’être idéale.
En octobre dernier, lors des premières Assises des industries créatives et culturelles, nous avons voulu démontrer que cette intelligence collective est nécessaire pour passer au palier supérieur, créer une économie de la culture et rompre avec cette image d’acteurs culturels en situation permanente de main tendue !
Car les industries créatives et culturelles sont un secteur économique à part entière. Cela a été prouvé dans les pays qui ont fait ce choix, mais également au Maroc, en 2016, lorsque que le Conseil économique, social et environnemental, CESE, s’est autosaisi et a élaboré un avis sur l’économie de la Culture.
Et ses recommandations étaient claires comme la révision du cadre législatif, celui de la fiscalité, celui de la formation. En effet, il y a une vraie carence en profils qualifiés et pourtant des emplois à pourvoir.
De même, la dynamique régionale est très importante, et lorsque l’on parle de régionalisation avancée, chaque région est en mesure de développer une stratégie en la matière à partir de ses spécificités et sur des sujets sur lesquels elle sera en mesure de bâtir une dynamique culturelle qui servira l’emploi des jeunes, le tourisme, les services et autres axes essentiels à son développement.
Votre discours est éminemment politique, au sens noble du terme et je suppose que c’est votre expérience à la Chambre des Conseillers qui vous dicte de telles analyses…
Le pouvoir législatif a-t-il conscience de ces exigences, telles que vous venez de les rappeler, car votre vision me paraît plutôt singulière ?
On dit souvent que tout est politique, moi je dis que tout est culturel ! L’engagement dans le travail est culturel, tout comme la lutte contre la corruption ou encore le respect de la femme et l’égalité des genres. D’où le lien très fort entre éducation et culture.
En ce qui concerne l’univers législatif, on doit admettre que l’opinion est très sévère à son égard. Certes, on peut comprendre une part des critiques portées sur les chambres parlementaires où le temps politique est long alors que la société civile et le monde économique attendent dans réformes urgentes.
Mais les caractéristiques du travail législatif sont mieux comprises lorsqu’on est directement impliqué dans le monde parlementaire. C’est de l’intérieur que l’on perçoit la complexité de cet univers, tout comme j’ai pu percevoir cette complexité en découvrant la CGEM de l’intérieur.
La question culturelle est peut-être l’un des sujets qui cristallise le moins les débats au sein de l’enceinte parlementaire. Les acteurs du secteur doivent également renforcer leurs efforts pour sensibiliser les responsables politiques à leurs difficultés, proposer des solutions, or on a parfois le sentiment qu’ils préfèrent rester en dehors du système.
J’ai la chance d’être à la croisée de ces univers, et de pouvoir, à travers mon engagement politique et mes activités parlementaires, faire une part de ce travail de sensibilisation.
Votre présidence de la Fédération des Industries culturelles et créatives vous permet-elle de cerner les problématiques que nous évoquons ?
Cette notion d’industries culturelles et créatives est assez récente, dix années environ.
Les définitions en sont différentes selon les pays où les organisations telles que l’UNESCO ou l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle.
Au Maroc nous travaillons à en définir le périmètre et les contours, au fur et à mesure que la prise de conscience se fait et que se définissent les orientations et les politiques publiques.
À l’issue des assises que nous avons organisées en octobre dernier à Rabat sous le Haut Patronage de Sa Majesté, 21 recommandations ont été émises et nous travaillons aujourd’hui à leur mise en œuvre.
Quid du financement de la Culture ?
Si on prend l’ensemble des budgets alloués au cinéma, à l’audiovisuel, au théâtre, à la musique, à la communication, et tout ce qui relève des industries créatives, cela représente, paraît-il, environ six milliards de dirhams, et ces chiffres restent à prouver.
Par contre, le budget du ministère de la culture et la part de celui des collectivités territoriales alloué à culture, réunis, représentent à peine à 1 milliard de dirhams.
Il est difficile de savoir quel est le montant global alloué annuellement par le secteur privé.
Ce sont là des questions sensibles qu’il va falloir aborder en cherchant des réponses efficaces car ce sont des secteurs qui sont en difficulté et qui vivotent.
Le monde de la culture souffre, tout comme celui des médias d’ailleurs. Or, ce sont des secteurs qui sont à la pointe avancée du développement.
Votre présidence de la Fédération des industries créatives et votre appartenance donc à la CGEM vous permettent-elles de porter un regard critique sur l’apport du secteur privé au financement des domaines culturels ?
On a le sentiment que le secteur privé, c’est essentiellement le sponsoring de certaines grandes entreprises pour le financement de festivals par exemple, mais on ne perçoit pas aujourd’hui que le développement de la Culture, la perspective de son rôle dans un Maroc de demain sont des priorités pour nos patrons. Est-il erroné de penser cela ?
C’est vrai, d’autant plus que l’accessibilité aux décideurs de ces budgets est souvent réservée à des privilégiés disposant de contacts ou de recommandations solides.
Le secteur privé marocain gagnerait beaucoup à démultiplier les initiatives et à s’engager plus loin.
Mais je tiens à préciser que dans le cas du Festival Gnaoua par exemple, les premières éditions ont pu se tenir grâce aux financements privés.
Il a fallu des années pour convaincre les pouvoirs publics de le soutenir financièrement.
Et ce qui est regrettable, c’est qu’une entreprise privée peut difficilement bénéficier directement de financements publics.
A mon sens, c’est une erreur si l’on veut développer une industrie culturelle et créative en encourageant les critères de professionnalisme, d’éthique et de maîtrise rigoureuse de la chaîne de valeur qui fonde ces métiers.
Là où le bât blesse, c’est que lorsqu’on parle de culture, on ne veut pas reconnaître qu’il s’agit d’idées originales à développer et que cela nécessite des moyens.
Or, si l’on veut faire des choses à des niveaux d’expertise, d’exigences et d’impact auxquels on aspire, il faut y mettre les moyens comme pour tous les secteurs de l’économie.
Tous les métiers ont leurs exigences, et cela vaut pour la culture aussi. Les mentalités doivent changer comme pour beaucoup d’autres sujets au Maroc et c’est sans doute le plus dur à faire.
Pensez-vous qu’à travers ses travaux, qui sont d’écoute essentiellement pour l’heure, de la Commission Spéciale sur le nouveau Modèle de Développement, la Culture, au sens large et faite de transversalités, fera partie des domaines et des axes stratégiques de cette nouvelle vision que nous attendons tous ?
Je l’espère et je suis très confiante, d’abord parce que nombre de membres de cette commission sont profondément convaincus de l’importance de la Culture et qu’ils l’ont déjà démontré.
J’espère qu’ils feront des recommandations très fortes et qui seront prises en compte à l’instar de celles qui porteront sur d’autres domaines.
Entretien réalisé par
Fahd Yata