M. Brahim Benjelloun Touimi, banquier de profession*, est également l’un des éminents membres du landerneau des économistes nationaux. Participant assidu aux Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence, il livre pour nos lecteurs sa vision et ses analyses des principales causes et conséquences des bouleversements actuels issus d’une mondialisation désormais obsolète. Sans oublier pour autant, sa perception des enjeux, défis et conditions d’une relance de la croissance dans notre pays.
La Nouvelle Tribune : M. Benjelloun-Touimi, vous êtes économiste, en plus d’être banquier (*). Vous avez été invité en France aux Rencontres d’Aix, (5,6,7 juillet 2019), organisée par le Cercle des Économistes. Le fil directeur de la rencontre de trois jours fut « Comment rétablir la confiance ? » Je voudrais vous interroger dans ce cadre en sollicitant vos opinions personnelles et pas nécessairement celles de l’institution bancaire au sein laquelle vous exercez. Comment expliquez-vous que les pays en développement autant que les pays émergents, BRICS, qualifiés autrefois de « dragons », ne soient plus vus comme ceux devant prendre le relais de la croissance dans le monde ?
M. Brahim Benjelloun Touimi : L’expression de « pays émergents » n’a pas la même acception chez tout le monde. On distingue aujourd’hui l’élite de cette catégorie de pays parmi les BRICS. Aux yeux des investisseurs sur les marchés de capitaux, le Maroc, par exemple, n’y est habituellement pas inclus, même s’il en fait légitimement partie d’un point de vue géopolitique. On le qualifie, comme bien d’autres, de « marché frontier » ou d’économie « Frontière ». La crise actuelle, celle du système libéral mondial, explique le repli sur soi des principaux pays occidentaux. Les pays en développement, davantage que les pays véritablement émergents tels que le Brésil, l’Inde ou la Russie, sentent qu’ils sont laissés pour compte, d’autant qu’il y a affaiblissement du dispositif multilatéral. C’est à l’aune de ces aspects-là qu’on peut comprendre l’accélération -bienvenue- de la conclusion à Niamey, (Niger), il y a quelques semaines, des accords d’établissement de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA). On ne peut cependant ignorer l’importance d’un pays puissance planétaire, la Chine. Son initiative de la Nouvelle Route de la Soie, est un véritable programme mondial d’investissements en infrastructures, entrepris pour intégrer l’économie-Monde à la Chine et, notamment, aux « pays émergents ». Elle engage des montants considérables dans le cadre d’une politique déjà opérationnelle envers plusieurs pays en voie de développement. La Chine affiche incontestablement un « dessein mondial » qui inclue l’Afrique. On n’en dirait pas tant d’autres puissances économiques…
M. Benjelloun-Touimi, l’Amérique tourne le dos aux pays latino-américains qui sont en train de sombrer dans des crises politiques et économiques, alors qu’ils sont voisins d’une grande puissance mondiale. L’Europe ne risque-t-elle pas de s’engager dans un tel processus vis-à-vis de son voisinage, les pays du Sud ?
A mon avis, ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis est juste un épisode de l’histoire américaine. C’est une prise de conscience, incontestablement violente, que la mondialisation, telle qu’elle s’est déroulée ces dernières années, a été, dans leurs relations avec leurs partenaires, au premier chef la Chine, déséquilibrée en leur défaveur. Il y eut, objectivement, un déséquilibre dans les échanges, le non-respect de la propriété intellectuelle, l’absence de réciprocité dans l’ouverture des marchés, etc. Mais, ce n’est qu’un épisode dans l’Histoire de ce grand pays. Une administration, parce que démocratiquement élue, ne durera que huit ans, en considérant que le Président actuel soit réélu. On voit très mal les États-Unis mettre en œuvre toutes les menaces proférées et mener une politique réellement hostile à l’égard de leurs alliés et du reste du monde Cette crise est due à un changement fondamental du « paradigme Monde ». La transition est douloureuse pour plusieurs pays et régions de la planète. La mondialisation a été génératrice de beaucoup d’inégalités. La transition est en train de s’opérer, mais l’on ne distingue pas encore tout à fait vers où l’on va, à l’exception peut-être d’une « élite de sachants ». Le « commun des mortels » n’en saisit pas encore la profondeur et l’étendue et il n’en voit que les effets de court terme et, avec raison, ce qui lui porte préjudice. D’où le malaise fondamental ressenti, ces postures de repli identitaire et la position américaine. Je ne vois pour autant l’Europe s’engager dans la voie que vous décrivez. Les enjeux humains, ceux dus à la mitoyenneté géographique et historique avec leurs voisins du Sud, la proximité culturelle, économique et les enjeux liés aux migrations, devraient contenir sérieusement toutes déviances de ce genre.
On s’interroge beaucoup sur la direction vers laquelle la politique américaine risque d’emmener le monde…
La politique de l’Administration actuelle laissera certainement son empreinte dans les relations internationales de la décennie Vingt et, notamment, dans ses aspects sécuritaires et de défense. Pour le reste, les États-Unis ne sont pas un État centralisé, mais fédéral. Lorsqu’ils se retirent des Accords de Paris sur le Climat, il y a, dans l’entre-temps, des États américains qui restent aussi engagés à l’égard du « verdissement » de leur économie (énergies propres économie circulaire … ) que ne le seraient des États centralisés. Les USA sont, grâce à leur secteur privé, dotés d’une capacité d’adaptation extraordinaire que nourrit leur « melting pot ». Cela me conduit à penser qu’ils ne seront pas longtemps unilatéralistes et isolationnistes. Il va y avoir, avec l’extraordinaire révolution des nano, biotechnologies, du big data, de l’intelligence artificielle, la robotisation, en somme, il va y avoir avec l’économie de la connaissance et du savoir, tellement de changements ! Leur déclinaison dans la vie quotidienne, leur impact sur les structures des entreprises et des économies, sur la nature et les conditions des emplois n’ont pas encore fait sentir tous leurs effets … A ce stade alors, on ne peut conclure que ce « sursaut d’orgueil » Américain soit annonciateur d’un changement radical et définitif de la politique américaine vers un isolationnisme ou un repli sur soi.
Doit-on penser alors que la mondialisation est finie ?
Sans doute oui pour la Mondialisation que l’on a connue au cours des dernières décennies, celle de l’économie basée sur les énergies fossiles, celle du monde bipolaire américano-soviétique auquel a succédé un monde multipolaire. Précisément, la multipolarité du monde d’aujourd’hui et de demain, procédera davantage de l’émergence de puissances économiques du fait de leurs capacités d’innovation. Ce seront de plus en plus des contrées ou régions autres que celles qui en avaient précédemment le monopole ou l’exclusivité. En fait, il y a bien émergence d’une nouvelle mondialisation, à l’image de ce qui s’est passé à d’autres époques de l’Histoire. L’Empire Islamique ou L’Empire romain ont représenté une forme de mondialisation, l’Europe issue des guerres napoléoniennes l’a également été, les empires établis par la colonisation idem…
Ainsi, le choix du Maroc vers l’ouverture n’est pas usurpé, c’est un bon choix ?
En tant que citoyen marocain, je suis convaincu que c’est un bon choix, dès son origine, celui d’un ancrage à l’Europe puis du partenariat stratégique euro-marocain. Cette alliance continuera de prévaloir en dépit des péripéties que connaît le Vieux Continent, en dépit de tout ce qu’on fait en Afrique, ce qui est formidable en soi. Même désunie, l’Europe des 27 agrégée, continuera pendant longtemps d’être la première puissance économique au monde. L’Europe post-Brexit, j’en fais personnellement le pari, se remettra en marche, sans doute selon une forme renouvelée d’intégration européenne, différente de celle ayant prévalu jusqu’à lors, c’est-à-dire « extensive ». Elle sera probablement plus « intensive », bâtie autour de « cercles concentriques » qui iront en s’élargissant sous l’influence du couple franco-allemand, comme le matérialisent les récentes nominations de Mme Ursula von der Leyen à la tête de la Commission européenne et de Mme Christine Lagarde à la présidence de la Banque centrale européenne, les deux principales institutions de l’UE. Notre pays a fait le choix courageux de l’ouverture, et les 56 Accords de libre-échange qu’il a signés n’ont pas aidé sa balance commerciale à être équilibrée, pour utiliser une litote. Considérons plutôt ce que l’économie engrange en termes d’investissements directs étrangers et de devises du fait aussi du tourisme ou des transferts des migrants. Considérons plutôt l’ouverture à l’altérité dans un environnement globalement de libertés et de tolérance que ces choix initiaux ont autorisée … Les bienfaits multiformes de cette ouverture à l’étranger vont donc bien au-delà de déséquilibres d’échanges commerciaux ou financiers et, en tous cas, sont bien supérieurs aux effets d’un protectionnisme ou d’un repli sur soi. L’industrialisation aux termes d’une intégration dans des chaînes mondiales de valeurs : les autorités publiques marocaines en montrent le chemin. Réussir l’ensemble, c’est créer de nouveaux écosystèmes autour de ceux qui émergent déjà, ceux qui engageraient davantage encore des PME du cru, voire des TPME, en organisant une économie en grappes et en réseaux. On perçoit au Maroc qu’il y a des « fulgurances », telles les infrastructures portuaires ou aéroportuaires, l’industrie automobile, l’aéronautique … Le « reste » semble être à la peine même s’il fut déployé des efforts louables, au cours des dernières années, en faveur d’une équité géographique et spatiale. Mais les infrastructures ne sauraient, seules, résoudre les problèmes structurels de la société ou de l’économie, d’autant que les moyens de l’État ne sont pas infinis.
Mais des manifestations « extérieures », comme l’intervention de M. Moscovici, à l’époque Commissaire européen, aux dernières Assises de la Fiscalité, qui contestait les incitations fiscales du Maroc en faveur des investisseurs européens, ne sont-elles pas inquiétantes ?
La position ainsi exprimée semble quelque peu dogmatique par rapport aux initiatives marocaines, comme les zones franches ou Casablanca Finance City. J’imagine que l’arsenal diplomatique, notre Soft Power, sont fortement mobilisés pour parvenir à faire entendre raison. En fait, multiplier les alliances à l’intérieur de l’Europe, avec les partenaires traditionnels comme la France l’Espagne l’Italie ou le Benelux… en somme multiplier les liens et les dépendances, c’est conforter son indépendance !
L’ouverture de l’économie marocaine n’a-t-elle pas été davantage concrétisée par la libération des changes ?
Oui, je le crois. Pour autant, les outils de couverture contre la volatilité des changes méritent d’être développés d’une manière plus appuyée et être accessibles par leurs coûts aux entreprises les moins sophistiquées. Plus la monnaie nationale évoluera dans une bande élargie, plus il est souhaitable que les « entreprises de base » accèdent à des outils qui « verrouillent leurs incertitudes ». Mon sentiment est que les autorités monétaires ont légitimement adopté une position de prudence dans un contexte d’inflation contenue, mais jugeant encore insuffisamment remplis tous les prérequis macroéconomiques pour aller plus loin sur le chemin de la flexibilisation des changes .
Le niveau d’endettement du Maroc est-il justifié ?
Avoir un déficit budgétaire de 3%, n’est-ce pas insuffisant ? Ne pourrions-nous pas le creuser pour avoir les moyens de favoriser la croissance économique ? Des pays- il y en a plusieurs dans le cas du nôtre- ne sont pas des « Rule Makers », parmi ceux qui édictent les règles. C’est le regard des investisseurs et des organismes financiers internationaux, des Régulateurs, des agences de notation qui prime. Si la règle fétichiste de 3% continue de prévaloir à travers le monde et donc chez nous aussi, c’est que s’en affranchir durablement serait, durablement aussi, préjudiciable pour l’appréciation du bilan des performances économiques et financières du Maroc, sur la notation qui le cernerait. Les Pouvoirs publics ont porté jusqu’à lors l’essentiel de l’investissement et de la croissance dans le pays, si l’on en croit le taux d’investissement par rapport au PIB, ( au-delà des 30 %), sans évoquer la contribution de la demande intérieure. On est arrivé aux limites du modèle, comme cela a été solennellement reconnu. On a alors moins besoin de s’affranchir de ce genre de règle.
Justement, dans quelle mesure l’État peut-il continuer à être le premier investisseur de notre pays ?
La création de richesses, celle d’emplois Nouveaux, ne sont véritablement multiplicatrices que si elles émanent d’entreprises privées ! On ne peut durablement suppléer à la faiblesse relative de créations d’emplois dans le privé, par le recrutement de nouveaux fonctionnaires alors que le taux de la masse salariale publique au Maroc est, sans doute, parmi les plus élevés dans la région, sinon dans le monde ! Un secteur privé – élargi et inclusif de nouveaux pans d’activités en marge du formel – est, logiquement, mieux positionné pour prendre le relai de la croissance.
Là, on en vient à la question majeure du rétablissement de la confiance…
C’est une notion très subjective, très psychologique, qui peut commencer par promouvoir la confiance interpersonnelle. Se faire davantage confiance entre Marocains, c’est davantage de civisme, d’honnêteté, de rigueur et de bienveillance….
Mais comment expliquer ce manque de confiance entre les Marocains ?
La démocratisation indéniable de la société marocaine au cours des vingt dernières années, a entraîné des excès et des abus, nourris de l’échec du système éducatif, reconnu, d’ailleurs, courageusement par les autorités publiques. D’où l’incivilité croissante, la détérioration des mœurs dans un contexte où, déjà de par le monde, la mondialisation et le creusement des inégalités ont introduit ce relâchement des mœurs et des valeurs. Notre monde et le Maroc en son sein, sont à la recherche d’un nouvel équilibre. Alors que certains se réfugient dans les valeurs religieuses avec un retour vers un passé fantasmé, d’autres s’accrochent à des valeurs farouchement laïques, pas toujours en prise avec les réalités profondes du pays. Un équilibre est, sans doute, à inventer entre les deux pour recréer et donner du sens au « vivre ensemble ». Un patriotisme éclairé et non un nationalisme étroit, serait bienvenu, débarrassé des pratiques de prébendes et de rentes. Et puis tous ces phénomènes se sont produits à un moment où est intervenue la « fin de l’Histoire », idée hégélienne revisitée par l’intellectuel américain Francis Fukuyama. Le monde était censé se débarrasser des classes sociales, avec l’aboutissement d’une société communiste…Cela ne s’est bien évidemment et heureusement pas produit puisqu’au contraire, on a assisté à la chute du communisme, matérialisée par celle du Mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique ! Depuis plus de trente ans, le monde évolue dans un contexte où il n’y a plus d’idéologies unificatrices. Est-ce l’émergence d’une société « post-post » industrielle, porteuse d’une nouvelle économie, basée sur des fondements autres que ceux connus jusqu’à lors ? C’est une conviction. Devrons nous attendre vingt ou trente ans avant que ne s’établisse définitivement le modèle de ce que les prémisses de cette nouvelle ère nous révèlent depuis une vingtaine d’années ? Sans doute. La « queue de comète » de la présente mondialisation a généré une inégalité criante à l’intérieur des pays et entre les pays. C’est un nouveau paradigme socio-économique qui reste à affiner, basé autant sur la géographie que sur les réseaux. C’est une représentation démocratique, à faire évoluer afin que les gens reconnaissent dans leurs élus, le terroir dont ils sont issus en même temps que leur appartenance aux communautés affinitaires mondialisées. C’est une transition très difficile à appréhender, même pour les plus éclairés d’entre les esprits.
Dans l’immédiat, « comment redonner confiance », pour relancer la croissance économique ?
Redonner confiance ne doit pas se cantonner au domaine économique. Ce serait limitatif. Les économistes, empreints d’humilité, ne devront pas s’enfermer dans les certitudes liées à leur spécialité. L’économie, tout en continuant de se parer des attributs de la technicité, de la « statisticité », mériterait de redevenir, ou en tous cas d’affirmer davantage, sa dimension éminemment politique, mais non politicienne ni partisane. C’est dire que la question sous-jacente serait « what for », « pour quoi » en deux mots. Que faisons-nous et pour quel objectif ? Redonner la confiance, c’est rebâtir des valeurs communes. Et aujourd’hui, le monde semble manquer de sens. On observe une Europe divisée, une Amérique crispée, des pays libéraux tentés par le populisme, une Chine perçue comme controversée, qui suscite la peur de ses partenaires, alors que ce pays aspire à retrouver naturellement le rang qui était le sien – celui de première puissance- qu’il occupait jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. Cette confiance serait basée sur des choix de valeurs sur lesquels une majorité peut être rassemblée. Or, dans le monde où l’on vit, ce n’est plus seulement l’affaire de l’État, c’est également celle des entreprises et des citoyens. Chacun dans sa qualité, ses fonctions, doit pouvoir donner du sens à ce qu’il fait. D’où les pratiques de Responsabilité Sociétale d’Entreprise…. C’est une approche démocratique repensée, faite de responsabilités et de devoirs et pas seulement de droits, une approche basée sur la réelle volonté de « vivre ensemble » à l’intérieur de nos frontières et parmi la communauté humaine, en dépassant le cynisme que le monde a instillé chez beaucoup. En fait, il ne suffit pas de connaître « le prix des choses », mais plutôt la « valeur de celles-ci ».
Entretien réalisé par
Afifa Dassouli
(*) M. Brahim Benjelloun-Touimi est Administrateur Directeur Général de BMCE Bank of Africa et Président de BOA Group.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles, personnelles, de son auteur.