Mme Hakima Naji est membre du CESE, elle y représente une association régionale du nord du Maroc, Assaida Al Horra pour la Citoyenneté et l’Égalité des Chances.
Elle appartient à la catégorie de la société civile et l’économie sociale et solidaire. Elle est rapporteuse de la commission permanente chargée de l’analyse de la conjoncture économique, sociale et environnementale.
Rappelons qu’au CESE, il y a 5 catégories et sept commissions permanentes.
Dans l’entretien qui suit, Mme Naji nous livre ses engagements et ses jugements avec une franchise toute convaincante.
La Nouvelle Tribune : Madame Hakima Naji, vous êtes membre du Conseil Économique Social et Environnemental, sachant que toute nomination au CESE se fait au mérite. Vous êtes également enseignante du secondaire à Tétouan, et membre fondatrice d’une association très active dans le Nord Assaida Al Horra.Pouvez-vous retracer votre parcours pour nos lecteurs ?
Hakima Naji : Mon parcours par rapport à ma génération est vraiment ordinaire ! En effet, j’ai eu mon bac dans les années 80, une époque où l’UNEM était en déclin certes, mais en même temps en ébullition.
Et c’est à Fqih Ben Salah, à côté de Beni Mellal, que j’ai fait ma formation, du primaire jusqu’au bac. Dans cette petite ville, il y avait un ciné-club appelé Ain Dakiya où, entre 1975 et 1985, les jeunes apprenaient à prendre la parole en public en commentant les films, et j’en faisais partie.
Et si j’ai quelque chose à devoir à quelqu’un, c’est bien aux initiateurs de ce ciné-club !
C’est là où j’ai fait mes premiers pas en féminisme. Après, j’ai été une détenue politique en1980-1981 dans le cadre de l’Union Nationale des Étudiants du Maroc, l’UNEM.
D’ailleurs, tous les membres du comité national de ce syndicat d’étudiants, composé de jeunes, ont été emprisonnés à cette époque.
J’ai fait partie du groupe d’étudiants démocratiques, puis j’ai adhéré à l’OADP pour, en définitive, quitter le militantisme partisan en 1996 et m’investir dans la société civile en faveur des droits des femmes pour l’égalité.
Je suis membre fondateur avec beaucoup d’autres du Journal du 8 mars et de l’UAF, Union de l’Action Féminine.
Puis j’ai été amenée à aller vivre dans le nord, et c’est là où je me suis engagée dans le développement démocratique sensible au genre.
Dans l’association Assaida Al Horra donc.
Pouvez-vous nous en parler ?
A Tétouan, avec d’autres militantes, nous avons créé une association régionale couvrant Tanger, Tétouan, Chaouen, puis Al Hoceima, que l’on a nommée « Assaida Al Horra, pour la citoyenneté et l’égalité des chances ».
Ce nom d’habitude est octroyé dans la civilisation arabo-musulmane à toute femme ayant eu une influence politique.
Il faut savoir que Assaida Al Horra était une reine qui a gouverné le nord du Maroc pendant trente ans de 1510 à 1542.
C’est cette association que je représente au CESE. Elle a été créée en 1999, en tant qu’émanation de l’UAF.
Pourquoi une association régionale ? Peu de personnes le savent, mais à l’époque, dans le nord, le sujet de la régionalisation faisait débat et préoccupait beaucoup l’élite locale qui se sentait marginalisée par un système politique et une élite centralisatrice, tant au niveau du politique qu’au niveau de la société civile.
C’est ce qui nous a poussé à créer une association territoriale en vue d’ancrer les questions relatives au genre et contribuer au développement de notre région, sans dépendre d’une association nationale.
La raison d’être de cette association consiste en une forte contribution à l’émancipation des femmes et l’égalité pour lesquelles nous avons conjugué les prestations de services sociaux aux cours d’alphabétisation et d’éducation civique axés sur l’égalité homme femme, ainsi que le plaidoyer pour améliorer le statut des femmes, préserver leur intégrité, les protéger des violences basées sur le genre, déconstruire la culture machiste dont elles sont victimes et qui inhibe leurs potentiels..
L’objet était donc de répondre aux besoins des citoyennes dans le cadre d’une démocratie participative, par des mémorandums ou des campagnes de sensibilisation et autres plaidoyers.
Rappelons que dans les années1990, parler de l’égalité était une chose très difficile et inhabituelle.
Aujourd’hui, il faut reconnaître qu’au niveau du discours, c’est devenu chose courante.
De même qu’il y a désormais des initiatives publiques allant dans ce sens, même si elles restent insuffisantes.
Lesquelles ?
Comme vous le savez, sur le plan institutionnel et juridique, il y a eu des avancées majeures.
D’abord, la nouvelle Constitution, puis des lois organiques instituant l’intégration du genre, mais aussi, la réforme de la Moudouwana, laquelle d’ailleurs devait se poursuivre par la lutte en faveur de sa totale application et de sa mise en cohérence avec la constitution de 2011 qui prône l’égalité entre les femmes et les hommes et la non-discrimination basée sur le sexe.
Des questions de fond doivent être réformées, comme celle relative à la tutelle dont la femme est toujours privée ainsi que le droit à l’égalité dans l’héritage.
De fait, la Moudouwana, qui est un acquis pour les femmes, est devenue inconstitutionnelle parce qu’elle n’est pas alignée avec la Constitution de 2011 qui prône l’égalité et la parité.
Donc, si avant 1990, il n’y avait presque rien en faveur des femmes, aujourd’hui des initiatives existent mais leur impact direct sur le quotidien des femmes n’est pas encore tangible faute de vision holistique pour l’égalité femmes/hommes, l’autonomisation et la libération des femmes.
Parmi ces initiatives, il y a le plan gouvernemental pour l’égalité IKRAM, les observatoires qui se sont créés, comme celui de l’image de la femme dans les médias ou encore celui des violences faites aux des femmes.
Pour la préparation du rapport annuel sur la situation économique, sociale et environnementale du CESE, on constate qu’à chaque fois, de nouvelles institutions apparaissent.
Mais les différents plans élaborés ne sont pas suivis et les réalisations très faibles voire inexistantes !
Prenons l’exemple de l’observatoire de l’image des femmes dans les médias, institué depuis 2015.
Il n’a produit jusqu’à l’instant aucun rapport.
En principe, ce sont les données des observatoires qui doivent contribuer à élaborer des politiques publiques, or celui des violences faites aux femmes, créé en 2014, a publié deux rapports dont le deuxième est introuvable sur le site du ministère de la Solidarité, du développement social, de l’égalité et de la Famille.
Nos politiques publiques dépensent de l’argent, mais ne sont pas efficaces. Il faut vraiment un changement de paradigme dans la gestion de la chose publique pour plus d’efficacité, d’efficience et de pertinence.
Justement, dans ce spécial, nous avons voulu accompagner ce mouvement de réformes, en questionnant des femmes de différents domaines d’activité.
Pensez-vous que vos constats peuvent relever du nouveau modèle de développement ?
En effet, si on fait des lois pour ne pas les appliquer et si les politiques, les stratégies et les programmes sont coûteux et sans impact, cela ne sert à rien.
Aussi, plutôt que de multiplier les institutions sur les sujets qui concernent les femmes, il faudrait rationaliser notre action et bien cibler les besoins immédiats et stratégiques des femmes pour les concrétiser.
De même, en ce qui concerne la régionalisation en tant que modèle de l’État, où en sommes-nous dans les politiques adressées aux femmes si les PDR, plans de développement régionaux, n’en font pas une priorité ?
Or, il faut concrétiser la valorisation des femmes en les faisant contribuer à l’économie marocaine. L’autonomisation des femmes n’est pas qu’un droit mais aussi une nécessité pour booster la croissance économique. Or, on voit que leur taux d’activité se dégringole d’année en année sans arrêt.
Toutes les études des institutions, internationales et même marocaines, dont celle du CESE, considèrent que la participation économique de la femme fera gagner notre pays et augmentera notre PIB.
En termes de croissance, le Maroc n’a pas d’autre chance pour l’accroître sans l’intégration avérée des femmes dans le développement économique.
Le Maroc, pour pouvoir se mettre sur les rails de l’émergence, devrait, entre autres, rehausser son PIB par habitant, et cela ne passera sans l’intégration volontaire des femmes dans le développement économique, social et culturel.
Les femmes constituent une nouvelle force sociale qui ne profite actuellement ni aux femmes elles-mêmes, ni à la société.
Elles doivent occuper une place privilégiée dans le nouveau modèle de croissance.
Les femmes doivent atteindre 50% de la population active au lieu d’à peu près 22% actuels, tout en rehaussant le taux d’activité de la population en général.
Les femmes constituent un véritable potentiel économique à mettre en valeur ; une nouvelle force sociale pour redonner un nouveau dynamisme à la société. Aussi, constituent-elles une pièce maîtresse du moteur du développement de notre pays.
L’autonomisation économique des femmes a un fort impact sur le renforcement de la croissance et l’inclusion sociale. L’égalité de genre est nécessaire à la performance économique du pays.
Concrètement, comment y arriver?
Tout d’abord, il faut aider les femmes à sortir de chez elles en créant un contexte qui leur est favorable.
Elles portent beaucoup de fardeaux qui les empêchent de le faire.
Pour ce, il faut créer des crèches partout et suffisamment, à des prix bas, au niveau des collectivités locales qui ont comme prérogatives les activités de proximité.
Elles doivent instaurer des garderies gratuites au niveau des municipalités pour les familles démunies.
C’était le cas avant à Tétouan et pourquoi ne pas revenir à ces bons exemples pour unifier l’éducation et surtout le préscolaire au niveau de tout le pays ?
Bref, il faut les libérer des travaux domestiques qui sapent leurs énergies les empêchant d’exceller dans d’autres domaines, notamment dans le développement économique.
Mais il faut aussi éduquer les petites filles qui sont les femmes de demain ?
En effet, le problème est très important, mais celui de l’éducation traditionnelle se pose gravement ! Une étude du Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche révèle que chaque année, elle concerne plus de 300 000 élèves.
Or, celle-ci est conservatrice et rétrograde et atteint au droit à l’égalité de chance des Marocains et Marocaines, qu’elle soit assurée par le privé dont les raisons sont douteuses ou à travers le ministère des affaires islamiques.
Il faut que l’État ait une vision claire de l’éducation nationale.
Quel citoyen et quelle citoyenne veut le Maroc et pour quelle société ?
Ces 300 000 enfants formés par ce type d’éducation sont des exclus du Maroc moderne et démocratique auquel nous aspirons.
Pour plus de cohérence il faut donc une vision claire d’un Maroc rationnel, moderne et démocratique, divers et tolérant.
Par ailleurs, je suis enseignante et dans ma classe je n’ai que de la craie et un tableau.
Avant, on disposait du chauffage central et les enfants avaient des pupitres pour être à l’aise.
En tant qu’enseignante, je constate que nombre d’enseignants de ma génération, bien formés et expérimentés, vont partir à la retraite et seront remplacés par des gens qui n’ont pas nos compétences avec une petite formation de 3 mois ! Ce diagnostic est connu, alors pourquoi ne pas demander aux enseignants sortants de contribuer à la formation des entrants, en les accompagnant à temps plein ?
De même, les répétiteurs ont disparu de mon lycée où pour 1400 élèves il y a une seule répétitrice tandis que certains enseignants n’ont pas leur tableau de services complet et qu’ils pourraient assurer ces postes vacants.
Pour toutes ces raisons, l’Éducation est le pilier fondamental du modèle de développement.
Comment le nouveau modèle de développement pourrait-il redonner confiance aux Marocains ?
Vous savez, les Marocains souffrent de plusieurs maux et le premier, c’est la défiance.
Ils ne croient plus à rien, ni en personne.
Comment rétablir cette confiance et par où commencer ?
Je pense que pour ce faire et avant tout, les citoyens doivent sentir qu’il y a un vrai changement et que l’État est sincère.
Par exemple, quand un individu se rend à l’hôpital et qu’il est reçu en tant que citoyen, sans discrimination et reçoit les soins nécessaires, il va revenir chez lui et partager autour de lui qu’il a vécu un changement parce qu’il l’aura ressenti et en aura bénéficié.
Habitant à la campagne et disposant d’une école près de chez lui, il réagira de la même façon, lui qui, aujourd’hui, est obligé de faire des kilomètres en chaussures légères.
L’école ne doit pas accepter la misère des écoliers, elle doit leur fournir le nécessaire comme cela se faisait dans les décennies précédentes, en prodiguant aux enfants chaussettes, chaussures et nourriture.
A ce moment-là, les familles se sentiront au cœur des préoccupations de l’État et reprendront confiance.
Ce sont les choses tangibles de la vie de tous les jours qui feront la différence.
Ce sont les citoyens les plus humbles qui doivent reprendre confiance dans leur pays et faire remonter cette confiance aux autres et non l’inverse !
Le Maroc est bipolaire, il y a un Maroc moderne, développé et un autre pauvre et hors de toute évolution. Comment les unifier ?
Cette bipolarité est due à une pensée publique bipolaire.
Je l’ai évoqué dans la discussion sur le projet du nouveau modèle de développement élaboré par notre Conseil.
La couverture sociale est bipolaire, avec les cartes des bénéficiaires du RAMED qui, à l’hôpital, sont stigmatisés, ce qui a bipolarisé la santé.
Idem pour l’éducation, en encourageant les écoles privées et laissant l’éducation publique se dégrader, l’État crée encore de la bipolarisation.
Le nouveau modèle doit corriger la polarisation dans la pensée politique.
Le Marocain pauvre, dans le péri-urbain ou le rural, doit être un citoyen de la même valeur que les autres.
Il doit avoir les mêmes services à l’hôpital et être sur les bancs des mêmes écoles.
M. Mohamed Hassad, quand il était ministre de l’Éducation, avait prôné l’amélioration de l’image de l’enseignement public pour le rendre plus attractif.
La classe moyenne met aujourd’hui ses enfants dans le privé alors qu’elle n’en a pas les moyens.
Si elle avait la possibilité de les confier à une éducation publique performante, elle pourrait conforter son pouvoir d’achat.
Comment peut-on avoir une classe moyenne cohérente sans lui offrir une éducation de bon niveau pour ses enfants ?
Le simple citoyen n’accepte plus ces inégalités, il y est plus conscient et plus sensible qu’auparavant.
Pour que l’État ait les moyens d’une telle politique, il lui faut appliquer à tous les lois en matière économique.
Il connaît certainement les grands acteurs de l’informel, il faut qu’ils payent leurs impôts et que d’une manière générale et globale, l’État de droit soit respecté.
Entretien réalisé par
Afifa Dassouli
Bilan de l’association Assaida Al Horra
L’association Assaida Al Hora a été, entre 1989 ET 2009, une association de proximité pour les femmes de quartiers péri-urbains et ruraux avec des sections à Chaouen, Tanger et Tétouan.
Elle s’attelait à faire des diagnostics sociaux dans des quartiers pour cibler les actions à mener.
Par exemple, elle avait créé un dispensaire pour soigner les femmes et les enfants, qui était aussi un centre d’écoute des femmes victimes de violences.
Dans le rural, elle faisait de l’alphabétisation, de l’éducation civique et de la formation professionnelle en couture ou autre.
C’était une quarantaine de femmes qui travaillaient ensemble, sans présidence et de façon collégiale. Assaida Al Horra a touché en moyenne 50 000 femmes par an.
Et parallèlement cette association féminine faisait aussi de l’incitation politique en militant pour le changement des lois en faveur de l’égalité homme-femme à travers des mémorandums, des sit-in, des débats pour changer les mentalités.
Dans un second temps, après la crise financière de 2008, l’État a continué à financer les infrastructures, mais non le fonctionnement, et c’est là où Assaida Al Hora a été contrainte d’arrêter son travail de proximité en faveur des femmes et se concentrer sur l’incidence politique : Déconstruction et reconstruction des mentalités en vue de l’égalité de façon apolitique…