Dans un entretien exclusif, M. Tarik Senhaji, Directeur Général de la Bourse de Casablanca, revient sur les récentes orientations stratégiques de l’Agence nationale chargée de la gestion stratégique des participations publiques, l’évolution positive de la Bourse de Casablanca, et les efforts déployés pour renforcer les partenariats et dynamiser le marché financier marocain. Il partage également sa vision pour placer la Bourse au centre de l’économie nationale et les résultats déjà obtenus grâce à cette stratégie.
La Nouvelle Tribune : M. Senhaji, pour coller à l’actualité, lors du dernier Conseil des Ministres présidé par SM samedi dernier, l’Agence nationale chargée de la gestion stratégique des participations publiques en charge de la politique actionnariale de l’État a été dotée de sept orientations stratégiques d’importance, dont la dynamisation de l’investissement privé et le renforcement de la contribution du secteur privé pour dynamiser l’économique nationale. Comment la bourse va-t-elle en profiter ?
M. Tarik Senhaji : Je vous réponds en tant que Directeur Général de la Bourse mais également en ayant eu l’honneur de diriger deux entreprises publiques par le passé que c’est un développement extrêmement positif pour dynamiser l’économie du Maroc et ses marchés financiers ! Les EEPs à caractère marchand ont un poids très important dans l’économie de notre pays et pourtant elles ont des besoins très spécifiques qui les différencient fortement des autres démembrements de l’État. La création de l’ANGPSE, l’Agence nationale chargée de la gestion stratégique des participations publiques et sa dotation d’un ensemble d’outils structurants, à leur tête un document de référence sur la politique actionnariale de l’État, est un excellent développement qui permettra de mieux les appuyer mais également de créer des synergies « de portefeuille » très positives, notamment sur la partie financière.
Dans ce cadre, la Bourse a toujours été un outil au service de l’État pour la valorisation de ses actifs dans ses opérations de privatisation par introduction en bourse ou d’opérations secondaires. Ce levier a permis par ailleurs l’amélioration du système de gouvernance des entreprises publiques cotées en introduisant des mécanismes « privés » tout en lui permettant de maintenir un certain niveau de contrôle sur ses actifs stratégiques. Bien sûr, la politique actionnariale de l’État présentée au récent Conseil des Ministres laisse présager d’une collaboration encore plus étroite grâce notamment au travail d’optimisation financière et de gestion « de portefeuille » initié par l’Agence. Le marché boursier pourra certainement contribuer aux axes annoncés de la politique actionnariale, non seulement pour soutenir des modèles économiques attractifs mais également pour encourager des environnements de gouvernance public-privé idoines.
La bourse de Casablanca enchaîne les événements et fait beaucoup parler d’elle. Faites-vous le même constat ?
En effet, la bourse est plus audible à travers des messages positifs, son image est plus présente et ses chiffres plus significatifs ! Les petits porteurs sont plus intéressés par les actions aujourd’hui qu’il y a deux ou trois ans, un signe important du retour de la confiance, surtout avec le retour d’opérations d’introduction en bourse, une des causes de cette dynamisation. La performance des indices boursiers depuis le début de l’année 2024 pour le MASI est de +10,07 % et le MASI Mid & Small Cap de +23,43 % avec une capitalisation boursière de 6927 milliards de dirhams. Le volume moyen quotidien atteint 347 millions de dirhams, en croissance de 82 % par rapport à l’année précédente. Certes, la problématique principale de la bourse relève maintenant de l’insatisfaction qu’elle engendre du fait du manque d’IPO et donc d’offres de nouveaux papiers, bien plus que d’autres sujets. Il faut aller au-delà des aprioris et y voir des opportunités d’investissement pour les institutionnels et les épargnants et de financement pour les entreprises. Cela permet de reconnaître que le marché boursier permet une meilleure valorisation tout en apportant une amélioration certaine dans la gouvernance et la notoriété de l’entreprise.
En tant que Directeur Général de cette institution, quelle politique déployez-vous pour mettre en avant le marché boursier ?
Vous avez parlé d’événements, j’y rajouterai les partenariats comme deuxième volet de nos actions pour mettre la Bourse au Centre, améliorer sa visibilité, sa proximité et donc son utilité. La première chose à faire quand on arrive à un poste de responsabilité, c’est d’observer et d’écouter. C’est ce que j’ai fait en appliquant une formule américaine connue, celle qui prône de considérer le sujet « from the outside looking in ». Concrètement, la bourse de Casablanca a noué de nouveaux partenariats pour des échanges constructifs basés sur une écoute réciproque. Je travaille depuis 25 ans sur les marchés des capitaux et j’ai pu faire le constat que les sujets d’appréciation du marché financier portent beaucoup sur la partie technique, la structuration, le travail des traders, des négociateurs, des gérants de fonds, de manière plus générale des acteurs de marché. Et c’est ainsi que je pense qu’on passe beaucoup de temps à ériger des règles. À une époque, je pense très modestement que l’on passait 90 % de notre temps à l’intérieur de notre microcosme financier, travaillant sur le plan technique et pas assez de temps auprès des protagonistes de l’économie réelle. Ce sont ces relations externes, basées sur des allers-retours continus et permanents, qui nous ont permis de changer la donne et de donner à ces protagonistes l’importance qu’ils méritent.
Quels sont les principaux partenariats que la bourse a ainsi noué ?
Partant de ce constat, nous avons volontairement, ces dernières années, resserré nos relations avec les sociétés en prenant l’initiative de constituer une association des entreprises cotées, qui s’est révélée être très importante et productive. Puis également, nous nous sommes rapprochés de l’ordre des experts-comptables, qui sont souvent des partenaires très importants et de choix, sachant qu’ils peuvent suggérer aux entreprises de s’introduire en bourse ou de s’y financer. Sachant que le commissaire aux comptes est souvent le premier confident du chef d’entreprise. Par ailleurs, nous avons organisé des caravanes pour nous rapprocher des entreprises des principales villes du pays, du nord au sud. Et le plus important pour la bourse, nous avons créé un partenariat très resserré avec la CGEM et ses délégations dans les différentes villes du Maroc. Notre relation avec la CGEM s’est beaucoup développée depuis, à travers une feuille de route, résultat de deux ou trois ans de travail, qui s’est traduit par un soutien beaucoup plus fort. De ce fait, le président de la CGEM parle de la bourse de manière régulière, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années. Cela sans minimiser ce que la Bourse a accompli avec plusieurs associations professionnelles. Par exemple, lors de la 7ème édition du Morocco Capital Markets Days (MCMD) à Londres, la Bourse et l’AMIC (l’Association Marocaine des Investisseurs en Capital) ont organisé un événement ensemble avec des panels et pitché des investisseurs ensemble. Avec l’APSB, nous organisons en ce moment un cycle de conférences sur les résultats des entreprises cotées, qui est très instructif et très suivi par le marché.
Et des liens forts avec l’AMMC ?
C’est la base, le socle sur lequel toutes les initiatives reposent ! En effet, la bourse participe aux côtés de l’AMMC à la conception d’un certain nombre de projets très ambitieux comme la création du marché des produits dérivés. Nous sommes très fiers du dialogue que nous avons établi avec l’AMMC et du travail que nous faisons ensemble. Nous avons un régulateur qui est très pro-business et qui n’est absolument pas dans la posture de « gendarme de la bourse » uniquement. Vous savez, sur un marché domestique émergent tel que le nôtre, c’est la meilleure façon de travailler, co-construire ensemble pour aller plus vite, avoir un dialogue fructueux qui répercute l’ensemble des critères nécessaires pour le développement du marché. La solidarité de place est une notion très importante pour le marché des capitaux. Par exemple, pour le grand projet des produits dérivés, la bourse élargit sa plateforme à ces produits pour introduire ces nouveaux services en « construisant » la chambre de compensation. Grâce à ces produits dérivés, les opérateurs et les clients pourront avoir accès à de nouveaux outils de couverture.
Comment remettre la bourse au centre de l’économie, est-ce votre objectif ? Quels en sont les résultats ?
Nous avons théorisé ce concept autour de la centralité de la bourse il y a quelques années pendant la période du Covid à partir de nos bureaux. Quand vous n’avez pas l’opportunité de rencontrer les gens, ça vous permet de prendre du recul et quelques fois d’avoir de nouvelles visions ! Le comité de direction est parti du constat que la bourse n’était pas nécessairement valorisée à sa juste valeur. C’est en effet une infrastructure unique qui va au-delà du traitement quotidien des échanges de titres, c’est un baromètre, une place centrale où les acteurs se rencontrent et s’échangent des idées bien plus que juste des actions. Et ça, je trouve que c’est très fort ! Et c’est une méta-idée sur laquelle nous avons bien construit depuis. Preuve en est que pour le MCMD à Londres, nous sommes passés de 16 à 26 émetteurs qui participent avec 130 réunions d’investisseurs tenus en one-to-one. Et déjà la semaine dernière, j’ai reçu un investisseur international en roadshow au Maroc dans le but de s’y établir, en plus d’un certain nombre de demandes de visios. Preuve que le message est bien passé.
Votre conclusion ?
Il faut rappeler que le financement sur le marché boursier est une recommandation forte et centrale du nouveau modèle de développement de notre pays. Il conviendrait, dans cette logique, que le Maroc ait une vraie priorisation du financement boursier comme on l’a vu au Moyen-Orient ces dernières années. L’IPO d’Aramco a lancé le marché boursier en Arabie Saoudite mais aussi à Abu Dhabi, Dubaï, au Qatar, en mettant en place des politiques volontaires voire dirigistes, tant les autorités de ces pays sont maintenant convaincues que leur prochaine phase de développement économique est intimement liée à celle de leurs bourses.
Entretien réalisé par Afifa Dassouli