Créée dans les pages des bandes dessinées de l’éditeur américain DC Comics, la figure du Joker est parvenue à devenir au cours des dernières décennies l’un des plus séduisants et charismatiques super-vilains du grand écran. Monstre qui répugne et fascine à la fois, il jouit d’une place toute particulière entre les antagonistes des films de super-héros, et nul autre vilain de Marvel ou DC n’a su enflammer l’écran d’un impact aussi complexe. Cela est dû en grande partie, je présume, au talent exceptionnel des acteurs qui ont donné vie au fameux personnage.
C’est avec Tim Burton que l’ennemi juré du chevalier à la cape commence à prendre une allure et des nuances visiblement intéressantes. L’immense talent de Jack Nicholson traduit avec brio la vision du metteur en scène et arrive à marquer l’histoire du sombre personnage d’une prestation ahurissante, dont on peut dire qu’elle supplante même la figure du chevalier noir. En 2008, le regretté Heath Ledger booste avec délectation l’histrionisme du lugubre personnage sous la direction de Christopher Nolan. C’est peut-être là l’une des raisons qui somment le nouveau Joker de ne pas se risquer du côté de l’allure histrionique du méchant clown, et de puiser sa raison d’être aux confins d’une psyché profondément altérée.
Imaginer une nouvelle genèse, réinventer et mettre en vedette le plus fameux des psychopathes de Gotham City est en somme un challenge risqué pour monter de toutes pièces la face cachée derrière le masque au rire hystérique. D’autant plus que Todd Phillips est un réalisateur qui passe de la comédie (Due Date et les trois volets de The Hangover, entre autres) à l’étude méticuleuse du caractère. La Warner Brothers risque également gros en tablant sur un long métrage qui prétend rompre les paradigmes du film du genre, en plein milieu d’une »superheromania« qui bat son plein et qui ne semble point fléchir au fil des années. Quant au spectateur accro à l’adrénaline des poursuites effrénées et des scènes d’action et de suspens dans lesquelles le plongent à priori les films de DC ou Marvel, il se verra foncièrement déçu, vu la tournure que prend le film. Les jeux sont faits et les enjeux élevés pour un Joaquin Phoenix qui n’a pas froid aux yeux puisqu’il ose s’immiscer dans le costume déjà endossé par l’inoubliable Nicholson et l’excellentissime Ledger. Tant le résultat est épatant que l’on peut dire que Joaquin est un phénix qui renaît plus tôt de l’éclat de ses prédécesseurs que de ses propres cendres.
Joker est dur, sombre, profond et prétend rompre les paradigmes établis jusqu’ici autour de l’une des figures les plus emblématiques de la culture populaire américaine. Axé sur l’étude de caractère qui se focalise essentiellement sur le héros plus tôt que sur l’histoire, le film s’inscrit dans un genre généralement peu exhaustif dans le répertoire du cinéma américain. La présence de Robert de Niro dans le casting est un hommage implicite à l’un des meilleurs films américains sur l’étude du caractère : Taxi driver de Martin Scorcese. Les deux films, par ailleurs, ont pour point commun la lutte du personnage contre l’« anthropophagie » de la mégapole.
On est à New York (Gotham City ?) au début des années quatre-vingt. La ville rongée par la corruption et la saleté, et les rapports humains sombrent dans une absence totale d’empathie sociale. On ne tarde pas à réaliser qu’il ne s’agit pas de Jack Napier (Nicholson), le joker qui naît d’un bain toxique qui transfigure son rictus ; ni de l’« agent du chaos» (Ledger) au visage balafré dont on ignore les genèses. C’est l’histoire d’un certain Arthur Fleck qui vit dans la solitude extrême, incompris, abandonné et livré à lui-même face à ses défaillances mentales. Il sillonne les rues salles de New York en trimballant le rêve de devenir une star de la Stand-up comedy, et entreprend, sans le vouloir, un sinueux voyage du simple marginal qu’il est, rêvant de faire rire les gens, à la figure du psychopathe qui assaillit la ville.
Todd Phillips nous fait vivre cette envie viscérale de devenir artiste à succès et nous fait sentir le poids de la désolation face aux frustrations et injustices endurées par Arthuer Fleck. La caméra, la bande-son et les couleurs… concourent à la construction d’une atmosphère qui se veut lugubre, et décrivent un constant et significatif va-et-vient entre la complexité du malaise existentiel du personnage et les panoramiques et travellings de la machine urbanistique envoûtante qui engloutit l’être humain dans sa corruption et apathie. Les gros plans dépeignent scrupuleusement le basculement progressif du personnage vers la folie en construisant avec minutie les détails de la mimique, le rire hystérique et l’intégration progressive du masque et de l’âme du Joker.
Joaquín Phoenix polarise majestueusement l’écran et l’investit dans presque sa totalité pour incarner les moindres nuances de la déficience mentale, sans excès et avec beaucoup de pondération. Langage du corps à l’appui : rire, démarche, danse, course…, tout tend à dépeindre une anomalie psychologique non déterminée entre paranoïa, schizophrénie et psychopathie. Pas étonnant pour un acteur habitué aux défis que suppose l’interprétation de personnages complexes, et connu pour puiser ses ressources dans la « Method acting » des techniques de jeu du système Stanislavski. C’est dans ce sens qu’il devient accro à l’alcool pour son rôle de Johnny Cash, et se soumet à une thérapie de désintoxication après le film. Il passe une année entière à faire croire à Hollywood qu’il a perdu la raison juste pour le tournage du documentaire I’m Still Here. Là, il perd une vingtaine de kilos pour camper le rôle d’un Arthur Fleck qui ne peine pas à nous traîner à travers les méandres de son désarroi vers l’éclosion finale du Joker confiant et assoiffé de sang. Dommage, à mon avis, que les répliques écrites pour Phoenix n’aient pas la vigueur des textes écrits pour ses prédécesseurs. Ce Portoricain d’origine, toutefois, à trois reprises en lice aux oscars pour ses prestations dans Gladiateur, Walk the line et The Master, détient là une réelle chance d’oscarisation.
Joker est finalement un blockbuster qui plonge loin dans la psyché d’un vilain qui n’a point cessé de fasciner le public. Certains des fans du célèbre vilain, à la fois double et antagoniste de Batman, estiment qu’expliquer les raisons du mal-être du Joker ne fait que nuire à l’intégrité du personnage. Quant aux fans du chevalier noir, ils seront certainement déçus puisque le film s’éloigne de toute la production faite jusqu’à l’heure sur le monde des héros des Comic books, et en arrive même à dresser une certaine esquisse négative de Thomas Wayne, riche capitaliste et père de Bruce, futur Batman. Le film se drape, par ailleurs, d’une dimension sociale et familiale, et pointe du doigt la négligence de la société et l’attitude écrasante d’autrui comme vecteurs du désarroi et de l’aliénation de l’individu. De grès ou de force, l’on se sent amené à compatir avec le personnage et à vouloir comprendre les violences perpétrées contre ceux qui le maltraitent : contre Muray Franklin, son idole, qui l’humilie en public ; voire même contre sa mère qui est en partie aussi responsable de son drame. D’où le côté incitation à la violence qu’endosse le film pour certains détracteurs. Todd semble justifier les crimes du Joker et semble solliciter la compassion et l’empathie du spectateur. Bien entendu, loin de là l’objectif du réalisateur, dont le message est celui de prévenir contre l’indifférence et l’ignorance de la société vis-à-vis de la fragilité des cas pathologiques.
Dans la légendaire rivalité qui oppose les deux géants américains de l’édition de comics, DC semble se démarquer largement de Marvel cette fois avec cette version ténébreuse et combien profonde qui privilégie aux muscles la complexité et la fragilité du monde intérieur.
Younes Gnaoui