Propos recueillis par Yasmin Yata
La Nouvelle Tribune : Bonjour Camélia, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Camélia Echchihab : J’ai 31 ans et je suis journaliste indépendante franco-marocaine. J’habite à Casablanca, et j’ai lancé en janvier dernier une page sur Instagram qui s’appelle « Féminicides.Maroc » où j’ai commencé à recenser les féminicides au Maroc. J’ai travaillé dans la presse écrite en France pendant 7 ans, et je couvrais surtout des histoires sur les violences sexistes et sexuelles à l’égard des femmes.
Lorsque je suis rentrée au Maroc, en 2021, j’ai commencé à m’intéresser à ce qui se passait dans la sphère féministe du pays. Je me suis rendu compte que les choses avaient énormément bougé. Des comptes féministes engagés ont fleuri sur les réseaux sociaux et ça m’a vraiment donné espoir. Je ne dis pas qu’à l’époque où j’étais au lycée, il n’y avait pas d’activisme féministe. Des associations agissaient déjà beaucoup, c’est à elles que nous devons en partie la Moudawana de 2004. Mais aujourd’hui, on observe un renouvellement de cet activisme, dans le sillage de #MeToo et grâce aux réseaux sociaux.
En mai 2022, j’ai co-fondé le premier média vidéo et 100% réseaux sociaux dédié aux questions féministes au Maroc, JATwJABT, avec le studio créatif JAWJAB. J’ai depuis quitté ce média pour créer la page « Féminicides.Maroc », recenser les féminicides et alerter sur ces crimes de genre.
Quel bilan faites-vous de la situation des femmes au Maroc ?
Nous, Marocaines, baignons dans une société d’interdits spécifiques à notre genre, de notre naissance à notre mort. Ça peut être des interdits ancrés dans la loi, dans le Code Pénal, dans la Moudawana, comme des interdits de types culturels, qui sont ancrés dans la façon dont on éduque les femmes et les hommes – ces fameux stéréotypes de genres, qui ont encore la peau très dure.
Ce que le féminisme m’a montré, c’est qu’on peut combattre ces inégalités. Cela ne veut pas dire qu’on cherche à écraser les hommes, cela veut dire qu’on va oeuvrer pour que les femmes aient les mêmes droits que les hommes, et qu’à terme, on puisse avoir une société où le genre ne soit plus un vecteur de discrimination.
Quand j’ai commencé mes études de journalisme, l’affaire Weinstein venait d’éclater. 2017, 2018 ont été des années où beaucoup d’affaires de viols ont fait surface. Le #Metoo de l’édition, de la télé, de la musique… Au Maroc, c’est sur les réseaux sociaux que la parole s’est libérée. Pour citer quelques pages engagées : le compte de Sarah Benmoussa, “7ACHAK”, qui a lancé le #MeTooUniv, des collectifs comme “Masaktach”, des artistes engagés comme Zainab Fasiki… Et même des hommes ouvertement féministes comme Soufiane Hennani, avec son podcast sur la masculinité positive, ‘Machi Rojoula’. Ces activistes mobilisent des communautés importantes, ils sont apolitiques, ils éduquent et parlent directement à l’humanité et à la sensibilité de leurs followers… avec un vrai impact sur la société.
Prenons l’exemple de l’histoire de Meryem, cette adolescente de 14 ans, violée et morte des suites d’un avortement clandestin, en 2022. Si ce drame a suscité tant d’émoi dans la société civile, c’est aussi parce que les activistes ont fait un travail de communication et d’explication autour de ce féminicide. J’ai l’impression que chaque année, une affaire de féminicide ou de viol émerge, suscite beaucoup d’émotion, rouvre un débat dans les médias… et puis après, ça retombe. Mais j’ai l’impression qu’on se rapproche de plus en plus d’un certain point de rupture.
Qu’est-ce qu’un féminicide ?
On parle de féminicide quand une personne tue une femme, parce qu’elle est une femme. C’est un crime fondé sur le genre. Les féminicides les plus médiatisés, ce sont ceux perpétrés par une personne que la victime connaissait. Les meurtres conjugaux, par exemple : ce ne sont pas des “crimes passionnels”, ce sont des crimes de propriétaire. L’homme considère son épouse comme un objet. Et si elle tente de reprendre sa liberté, il la tue. Souvent, on lit, dans la presse : «une dispute vire au drame», “une crise de jalousie qui termine mal”… Mais c’est faux : ce n’est pas qu’une dispute qui mène à la mort, c’est tout un ensemble de violences psychologiques et physiques, installées depuis des années, qui ont précédé ce passage à l’acte féminicidaire.
Il y a aussi bien d’autres types de féminicides dont je parle sur ma page Instagram. Les femmes qui décèdent ou se suicident parce qu’elles ne peuvent pas avorter, parce qu’elles ont été violées, parce qu’elles ont été reniées par leurs familles… tout cela, ce sont aussi des féminicides, car ce sont des décès qui résultent de violences faites aux femmes.
Comment pourrait-on s’y prendre pour améliorer la situation des femmes au Maroc ?
L’axe prioritaire, pour moi, c’est la légalisation de l’avortement. Chaque année, des milliers de femmes décèdent des suites d’avortements clandestins : il y a un moyen très simple de faire cesser cette hécatombe. Légalisons l’IVG sans condition. C’est une question de santé publique.
Il faut aller plus loin encore avec une refonte totale du Code Pénal et de la Moudawana. Parce que là, en l’état, on est dans une totale incohérence des textes. Prenons un exemple : on ne peut pas soutenir que le viol est un crime tout en laissant en place l’article 490, qui criminalise les relations sexuelles hors mariage… cet article empêche les survivantes de viol de porter plainte, par peur que la situation se retourne contre elles. On ne peut non plus dire que le viol est un crime, tout en fermant les yeux sur les hommes qui imposent des rapports sexuels à leurs épouses. Si le viol est un crime, alors il faut reconnaitre aussi le viol conjugal, c’est évident.
Je pense aussi qu’il faut aussi augmenter le budget des associations féministes et mieux les intégrer à la conversation politique. On est enfin sortis d’une période dominée par un parti très conservateur et ça libère une marge de manœuvre dont on avait vraiment besoin. Maintenant, il nous faut un gouvernement qui insuffle une dynamique résolument féministe à la vie politique du pays.