Par Karim MAMERI
et Hakim ESSADIQ
Associés du cabinet d’Expertise-Comptable et de Commissariat aux Comptes Roche Mameri – Réseau Exygene Group
Propos recueillis par Afifa Dassouli
La transmission de patrimoine est un enjeu majeur pour toute personne souhaitant préparer sa succession dans les meilleures conditions. Quelle satisfaction que de voir le fruit d’une vie de travail transmis et développé par les générations futures, grâce à une stratégie assurant la continuité des activités et des avoirs familiaux. L’utilisation de structures juridiques adaptées permettent de faciliter cette transmission, pérenniser l’activité économique et éviter les problèmes de transition.
Cet article limite le champ de son étude aux Marocains résidents, tant le traitement de la situation des étrangers et des Marocains du Monde est appréhendé au cas par cas, en raison des spécificités liées à la confession religieuse et au lieu de résidence fiscale à l’étranger.
Selon l’article 6 du Code de la Nationalité Marocaine, dans sa version consolidée du 26 octobre 2011, sont « Marocains de droit tous enfants nés d’un père marocain ou d’une mère marocaine ». Dans notre pays, ces héritiers ne sont pas fiscalisés en matière de transmission successorale. Les frais se limitent au règlement de droits d’enregistrement lors du transfert de propriété, lié à la succession, de l’ordre de 1,5%. Toutefois, cette fiscalité avantageuse, considérée comme « juste », n’encourage pas les « chefs de famille » à se poser les bonnes questions de leur vivant.
Certes, les mentalités évoluent mais la première génération, qui a travaillé dur pour accumuler son patrimoine, tend à vouloir conserver le contrôle jusqu’au décès. La donation en pleine propriété, autorisée par la loi marocaine, pour transmettre, de son vivant, son capital aux ascendants, descendants, frères et sœurs, sans limite de montant, demeure marginale. Mais de plus en plus de chef(fe)s d’entreprise, de rentiers ou de propriétaires fonciers et immobiliers consultent notre cabinet sur ces aspects, souhaitant des réponses claires à leurs problématiques, afin de préparer leur succession, notamment lorsqu’ils n’ont que des filles comme héritières.
Des mécanismes existent pour préparer sereinement la transmission de son patrimoine de manière équitable et efficiente. Des « chefs de famille », à la tête de patrimoines importants, y ont désormais recours. La question fondamentale, pour eux, étant de conserver les pleins pouvoirs sur leur patrimoine jusqu’à leur mort.
Un montage, en particulier, est possible : le démembrement de propriété. Cette stratégie peut concerner, à la fois, la transmission de parts sociales d’entreprises ou outils de production, des actifs fonciers et immobiliers… Les valeurs mobilières et les liquidités faisant plutôt l’objet de donations pures et simples. Le démembrement est une situation où les droits de propriété d’un bien sont divisés en deux parties distinctes : l’usufruit et la nue-propriété.
Sous réserve de modifications ou d’ajustements spécifiques, entendus entre les parties, en fonction des termes de l’acte notarié établissant le démembrement, le nu-propriétaire et l’usufruitier ont des droits et des obligations distincts.
De façon générale :
- L’usufruitier a le droit d’utiliser et de jouir du bien, d’en percevoir les revenus éventuels d’activité ou le louer, pendant une période définie et selon les termes fixés lors de l’établissement de l’acte notarié de démembrement.
- Le nu-propriétaire a le droit de posséder le bien sans pouvoir en jouir, ni en tirer les revenus de location ou d’activité pendant la durée de l’usufruit. Une fois l’usufruit terminé, le nu-propriétaire récupère la pleine propriété donc la jouissance du bien.
Les aspects juridiques relatifs au démembrement, d’un bien immobilier ou de parts sociales de sociétés impliquant la nue-propriété, détenue par une personne physique, et l’usufruit par une personne physique ou morale, sont régis, à la fois, par le Dahir formant Code des obligations et des Contrats, dans sa dernière version consolidée du 19 décembre 2019, particulièrement son Livre II – Titre Ier et par la loi N° 39-08 relative au Code des Droits Réels, Dahir N° 1-11-178 du 22 novembre 2011.
Sur un plan fiscal, conformément au cadre de référence défini dans le Code Général des Impôts à jour de la loi de finances N° 55-23 pour l’exercice budgétaire 2024, l’article 131 § 4, complété par la jurisprudence en matière fiscale, les impacts du démembrement de propriété varient en fonction du statut et de la nature des parties impliquées.
Les principaux éléments à retenir sont :
- Durant la phase d’exploitation ou de location, le nu-propriétaire ne perçoit pas de revenus ni d’avantages immédiats issus du capital ou les revenus du bien immobilier. La nue-propriété n’a donc aucune incidence fiscale.
- Avec la pleine jouissance de ses parts sociales ou de son bien immobilier, l’usufruitier conserve ses pleins droits sur les revenus et son pouvoir de décision. Il continuera de percevoir ses loyers ou les revenus du capital des sociétés dont il possède l’usufruit. A l’usufruitier de s’acquitter de l’impôt sur le revenu ou de l’impôt sur les sociétés, s’il s’agit d’une personne morale. Il en est de même pour les autres catégories d’impôts.
Il est fondamental de neutraliser tout risque fiscal pour le nu-propriétaire et l’usufruitier, lors du démembrement et du remembrement. Le barème de l’article 131 du Code Général des Impôts indique une valeur de l’usufruit décroissante en fonction de l’âge de l’usufruitier : plus ce dernier est âgé, plus la valeur de l’usufruit est faible compte tenu de son espérance de vie. En d’autres termes, plus la donation de la nue-propriété est réalisée tôt, moins sa valeur sera élevée (Exemple : Pour un usufruitier de moins de 50 ans révolus, la valeur de l’usufruit est fiscalement fixée à 4/10è et la nue-propriété à 6/10è). Cette hypothèse explicite est retenue dans la pratique, il est cohérent d’opter pour un principe où moins vous allez jouir d’un bien, en raison de la durée qu’il vous reste à vivre, moins l’usufruit a de valeur. Le barème fiscal sert donc régulièrement de référence réglementaire bien que la valeur économique des rendements attendus du bien sur la période à venir peut avoir une incidence sur l’usufruit.
Le Code des Droits Réels acte l’extinction définitive des droits de l’usufruitier aux termes de la période convenue à l’acte initial de démembrement. Dans son chapitre 3, « Extinction de l’usufruit », la loi N° 39-08 utilise un terme ne laissant aucun doute quant à son interprétation, dans son article 99 : « l’usufruit s’éteint par : le décès de l’usufruitier, l’expiration du temps pour lequel il a été accordé, la perte totale de la chose sur laquelle l’usufruit est établi, la renonciation expresse à l’usufruit, la réunion sur la même tête des deux qualités d’usufruitier et de propriétaire ». Nous interprétons les termes « extinction » et « s’éteint » comme la perte définitive de la jouissance du bien et le retour à la pleine propriété, avec sa récupération par les nus-propriétaires. Ne retenons, dans ce raisonnement, uniquement le cas le plus fréquent du « décès de l’usufruitier ». A cette date, le remembrement est appréhendé comme un retour à une situation « normale », où les nus-propriétaires récupèrent la pleine jouissance du bien. Cette « extinction » a une incidence juridique et fiscale avec le retour à la pleine propriété des nus-propriétaires. Ces derniers deviennent associés ou propriétaires à part entière.
Ils récupèrent l’usage et la pleine propriété du bien immobilier ou des parts sociales et retrouvent tous les droits, et les devoirs, rattachés à la propriété. Ils deviennent responsables de la gestion et de l’entretien des biens, récupèrent la jouissance des parts sociales, tout en bénéficiant désormais de l’intégralité des revenus et droits attachés à la pleine propriété. Les « pleins-propriétaires » deviennent redevables de l’ensemble des impôts et taxes liés aux biens immobiliers et aux parts sociales, selon la législation fiscale en vigueur au Maroc.
L’opération de démembrement et de remembrement de propriété est totalement compatible à l’esprit d’une transmission successorale et donc d’héritage. Dès lors que l’usufruit est déterminé jusqu’au décès de l’usufruitier à l’acte initial. Nous avons fait remarquer que l’article 99 du Code des Droits Réels permet un usufruit pour un délai plus court que la durée de vie de l’usufruitier. Dans ce cadre-là, il ne peut être question de transmission de patrimoine, l’usufruitier peut survivre à la durée de l’acte. Par ailleurs, une opération de démembrement de droits de propriété n’est pas irréversible, les parties prenantes peuvent, unanimement, revenir sur cette décision et procéder au remembrement avant la transmission successorale. En dehors de ces situations très rares, le montage en lui-même ne peut être remis en cause par les règles de l’héritage définies par le Code de la Famille.
NB : il est à noter que l’article 100 du Code des Droits Réels prévoit le cas d’un usufruitier personne morale mais qui s’éteint obligatoirement « à l’issue d’un délai maximum de quarante (40) ans ».