Crédits : Fadel Senna/AFP
Il y a comme un air d’hiver en ce prélude printanier, faut-il le dire. La bise souffle sur le Corps législatif. Les scandales s’amoncellent par couches. Les arrestations pleuvent tous azimuts, traversant tant l’échiquier politique que les trois grands pouvoirs de l’État : des commissaires, des fonctionnaires de justice, mais surtout des parlementaires de tous bords, dont certains particulièrement connus de l’opinion publique.
A priori, ces arrestations se déploient dans l’indifférence de l’appartenance partisane ou institutionnelle des uns et des autres, excluant la thèse d’une guerre par procuration intra ou inter-partisane. Le modus operandi des interpellations porte à croire que la volonté de l’Etat est bel et bien à l’œuvre.
Naturellement, louable est l’entreprise étatique qui part en croisade contre l’illégalité – et en l’occurrence l’immoralité – des « sans conscience ». Néanmoins, de telles actions amènent fatalement la question du timing, soit la temporalité au cours de laquelle se sont déroulées les arrestations. Car il est un secret de polichinelle que les actes illicites visés ne datent pas d’hier. Ils sont ancrés dans les rouages de l’appareil étatique et l’éclatement des récents scandales en est bel et bien la preuve. La question finit par émerger d’elle-même : l’État s’est-il subitement réveillé ou a-t-il enfin décidé de cesser de fermer les yeux ?
L’Histoire peut en l’espèce éclairer notre présent. Car ces arrestations ne vont pas sans rappeler la fameuse campagne d’assainissement de 1996. A y voir de plus près, cette campagne obéissait à deux logiques distinctes qui, toutes nuances gardées, éclaircissent les enjeux des opérations en cours.
Primo, une logique politique qui se cristallise dans la tradition des Harka ; ces expéditions militaires, périodiquement organisées, dans le but de « pacifier » les zones de dissidences économiques et fiscales (bled es-siba)[1]. Dans ce sens, les « campagnes » (لحملة (soient-elles d’assainissement ou non, constitueraient le prolongement contemporain des Harka. Secundo, une logique fiscale cherchant à atténuer la pression sur le Trésor en allant puiser dans les gisements d’argent, dont certains sont certes illegitimi mais existant de facto.
Transposées aux opérations en cours, ces deux logiques prennent sens, du moins pourrait-on plausiblement l’arguer. D’une part, l’État se doit d’agir face aux « sans conscience » ayant investi l’appareil étatique, somme toute face au risque d’émergence des « structures parallèles » ; « ce danger qui guette l’État[i]» pour reprendre l’éminent Hassan Aourid. D’autre part, l’État a besoin d’atténuer la pression sur le Trésor dans un contexte marqué par le lancement de chantiers aussi vitaux que stratégiques : la couverture sanitaire universelle, le stress hydrique qui appelle à repenser le modèle agricole et les modalités d’acheminement de l’eau potable, l’organisation d’événements sportifs de grande envergure…
Le politique se conjugue ainsi au fiscal pour ressusciter « la campagne » le temps d’un instant politique. Or assainir à coup de campagnes, épurer au gré des circonstances, conjurer par effet d’annonce, sont des mécanismes qui ne se conjuguent qu’au passé. Peut-être au présent. Nullement au futur, digne du Maroc auquel nous aspirons tous.
Cette idée qui en appelle à la responsabilité de l’État est légitime. Naturellement. Mais faire peser la moralisation de la vie politique sur l’État uniquement, c’est donner un coup d’épée dans l’eau. Car un État, c’est entre autres une population. Une population composée de citoyens, d’une société civile, et surtout de partis politiques.
Or, à quelques exceptions près, que proposent ces derniers si ce n’est une identité disparate – si identité il y a – qui frôle le grotesque ? si ce n’est un accoutrement de personnes, ne ratant pas l’occasion de prouver qu’ils ont été tissés de bric et de broc, à la va-vite, lorsqu’ils débattent par des lancers d’assiettes, ou démontrent leurs probités par le blanchiment d’argent, le trafic de drogue ou la tenue de propos diffamatoires ?
En attendant de meilleurs augures pour nos partis, le Maroc figure à la 97ème place dans le classement de la perception de la corruption[ii]. Plus de 29 parlementaires ont été impliqués dans des affaires de corruption. Les scandales internes aux partis se succèdent. Mais l’appel du Roi Mohammed VI à adopter un code déontologique juridiquement contraignant pour l’institution législative pourrait accélérer le processus de moralisation de la vie politique.
Plus que jamais. Un corpus juridique anti-corruption pour traiter de l’enrichissement illicite, du conflit d’intérêt et de la probité de nos parlementaires s’impose. A défaut, la moralisation de la chose publique demeurera un vœu pieux. Et l’autre Maroc, une chimère.
Taha Bekhtiar
[1] Campagne d’assainissement au Maroc (immunisation du politique et contamination de la justice), Michel Laurent et Guilain Denoeux
[i] De la structure parallèle, Hassan Aourid, 19 mars 2024, Zamane
[ii] https://medias24.com/2024/01/31/le-maroc-stagne-au-97e-rang-de-lindice-mondial-de-la-perceptionde-la-corruption-en-2023/