Siham Benchekroun est médecin, écrivain et militante associative.
Siham Benchekroun est médecin, écrivain et militante associative, différentes facettes qu’elle pratique avec le même engagement autour d’un leitmotiv : écrire, agir et soigner par la parole. Féministe engagée, elle nous présente dans cet entretien, la réflexion pluridisciplinaire autour de l’héritage des femmes au Maroc qu’elle a dirigé dans l’ouvrage collectif « L’héritage des Femmes ».
Mme Benchekroun, l’objet du livre collectif sur l’héritage des femmes au Maroc, est une réflexion fort appropriée dans le cadre de la réforme de la Moudouwana actuelle, pouvez-vous partager avec nos lecteurs la genèse de ce travail?
C’est une initiative personnelle qui a découlé d’un constat fait durant mon parcours professionnel et social, en tant que médecin et militante associative pour les droits des femmes. Ce constat est le suivant : les injustices se maintiennent aussi à cause de ceux qui les subissent. Lorsque les victimes d’une injustice la justifient eux-mêmes-par ignorance, par peur, par habitude….-, celle-ci a plus de probabilités de persister. Ainsi en est-il pour les femmes qui se considèrent, uniquement de par leur sexe, comme des mineures par rapport aux hommes, incapables d’une réelle autonomie, ou naturellement soumises.
D’où l’importance de l’éducation, de l’étude et de la connaissance pour faire évoluer les mentalités, modifier les croyances et contester de façon rationnelle les discriminations à l’égard des femmes.
La question de l’héritage bénéficierait également d’une approche objective, rigoureuse et sans mauvaise foi (permettez le jeu de mots). Rappelons que la remise en question de la répartition inégale des successions, entre les hommes et les femmes, est refusée sous prétexte qu’elle serait d’origine coranique et donc indiscutable. La contester serait un péché, une désobéissance à un ordre divin. Des enquêtes récentes ont révélé qu’une grande partie de la société marocaine reste réfractaire à une révision de l’héritage pour ces motifs. C’est une inégalité «sacralisée » en quelque sorte. Elle devrait rester figée pour l’éternité même si la société s’est complètement transformée et ne ressemble plus en rien au monde d’il y a 14 siècles. C’est ainsi que, d’années en années, les femmes accumulent les devoirs et les responsabilités, perdent des privilèges, contribuent ou prennent en charge leurs foyers, leurs frères, leurs parents, s’acquittent des mêmes frais que les hommes auprès de la société, sans que leurs droits successoraux – même sur des biens qu’elles ont contribué à bâtir- soient modifiés. Ligne rouge ! Au nom de l’Islam. Alors que c’est au nom de l’Islam que la justice doit être protégée !
C’est donc pour comprendre les fondements du dogme, pour répondre aux arguments d’ordre religieux tout en m’ancrant sur des bases juridiques et sociales, que je me suis attelée à ce travail qui a coûté plusieurs années de labeur mais qui m’a permis une collaboration passionnante avec des experts dans diverses disciplines.
Les auteurs qui participent à cette réflexion sur l’héritage proviennent de disciplines très différentes. Pourquoi une telle approche si le refus de révision des lois est d’ordre religieux ?
Parce que c’est une problématique pluridimensionnelle dont les enjeux sont sociaux, religieux, juridiques mais aussi économiques, politiques, psychologiques, éducationnels…
Et parce que les résistances au changement sont multifactorielles et qu’il est important d’évaluer l’ensemble des aspects pour une argumentation cohérente.
Plus d’une vingtaine de chercheurs ont en effet collaboré, pour la plupart des experts reconnus dans leur spécialité. Et l’analyse des règles de succession des femmes a pu être réalisée à partir de différents angles de vue qui s’éclairent l’un l’autre. On peut dire que c’est une sorte d’ijtihâd pluridisciplinaire à propos de l’héritage.
A mon humble connaissance, il n’y a jamais eu de concertation entre des experts différents sur un sujet pourtant vraiment transversal. Les théologiens travaillent entre eux, les juristes font de même, les sociologues aussi, etc.
Pourquoi avez-vous choisi de consacrer ce livre à ce sujet en particulier alors qu’il y en a tant d’autres qui font débat au niveau de la Moudouwana, comme le mariage, le divorce, la garde des enfants, la polygamie, etc ?
Une première réponse serait qu’aucune discrimination ne devrait être négligée. Or justement, le sujet de l’inégalité en héritage a longtemps été mis de côté par le passé pour ne pas fâcher les conservateurs. Cela a été un grand tabou jusqu’à ces dernières années. Une chasse gardée des théologiens. Alors même que les autres sujets sont largement traités, à divers niveaux, académique, associatif, médiatique…
La deuxième réponse, c’est que le sujet de l’héritage va au-delà de l’héritage. Il va au-delà d’une affaire de «proportions de biens» à partager. C’est même plus vaste que les droits des femmes. C’est vraiment une question majeure de société qui implique forcément, inévitablement, une démarche de fond : quelle est notre conception de la famille, des droits humains, quel est notre projet de société́ ?
Par ailleurs, je suis convaincue que les femmes ne pourront jamais être des citoyennes à part entière, “aussi citoyennes que les hommes” tant que demeurera dans l’inconscient collectif la conviction qu’il y a une volonté divine d’élever les hommes au-dessus des femmes.
Cette idée, c’est le fondement même du machisme dans nos sociétés.
J’ai accompagné de nombreuses femmes en souffrance, qui, à un moment ou un autre, se résignent à l’idée que c’est leur destinée, en tant que femmes, de “subir”, et que les femmes sont inférieures aux hommes parce que «c’est notre religion qui le veut». Exemple donné de l’héritage…
Mais encore, en travaillant dans des associations de soutien de femmes en situation vulnérable, j’ai été révoltée par la quantité d’injustices qu’elles subissent de la part de leurs proches. Des jeunes femmes ont sacrifié leur vie en tant que “bonnes” pour prendre en charge des pères sans ressources et des frères chômeurs. Pourtant, au moment de la succession, elles ont été évincées par cette fratrie, du fait des privilèges mâles, et sans aucun problème de conscience.
J’ai vu la galère de femmes seules, célibataires ou divorcées, veuves, ou mariées à des hommes irresponsables. Ces femmes triment pour nourrir leurs enfants et supporter toute une famille. Mais qui reconnait leur contribution ? J’ai également connu des femmes qui n’avaient pas de fils et ont perdu leurs biens à la mort de leur mari. Les exemples d’injustices sont vraiment très nombreux.
Vous affirmez dans cet ouvrage que les règles d’héritage ne se basent pas toujours sur les textes sacrés. Pouvez-vous développer cette affirmation et donner des exemples ?
Avant d’entreprendre de diriger un ouvrage sur l’héritage des femmes, il m’a fallu étudier les textes religieux et les productions d’exégètes, connaître l’histoire de nos pratiques en tant que musulmans, la jurisprudence marocaine à ce sujet, les témoignages des notaires, etc.
Au départ, mon seul argument était qu’il fallait modifier nos lois parce que le contexte social avait changé (à l’exemple d’autres prescriptions comme celle de couper la main au voleur, ou d’éviter l’usufruit bancaire ne sont plus respectées bien que coraniques). Mais au fur et à mesure de mes recherches, j’ai découvert qu’une grande partie du droit successoral marocain venait de traditions et de décisions de jurisconsultes et non directement du Coran.
On estime que les deux tiers environ des dispositions successorales relèvent d’une législation jurisprudentielle humaine. Au Maroc, elles sont extraites du rite malekite.
Je vais vous donner deux exemples. Le premier est celui d’une règle de succession dénommée Ta’sib.Selon notre code de la famille, les hommes sont des héritiers universels qui peuvent disposer de tout l’héritage de leurs parents, tandis que les femmes héritent de parts fixes (fardh). De plus, il leur est impossible de prendre la totalité de cet héritage, même si elles sont les seules héritières. C’est ainsi que les orphelines qui n’ont pas de frère doivent obligatoirement partager l’héritage avec les parents mâles les plus proches du défunt (exemples : des oncles, des cousins, etc) ou, à défaut, des parents mâles éloignés, même s’ils n’ont jamais eu de liens avec la famille. Et sans qu’il y ait la moindre obligation pour eux, ni matérielle ni morale, je le souligne, vis-à-vis de ces orphelines ! Car la loi leur donne des droits sur un patrimoine auquel ils n’ont pas participé, mais ne les oblige pas à protéger cette famille qu’ils exposent à la précarité.
Il arrive que le père vienne à peine de mourir (parfois l’enterrement n’a pas encore eu lieu), et déjà la veuve et ses filles subissent l’assaut des ‘asaba et de leur famille, exigeant leur part des biens, des meubles, d’objets même intimes, voire de la demeure familiale qui doit être vendue pour qu’ils récupèrent “leur part”!
A quelle logique ceci correspond ? Nous ne sommes pourtant plus dans un système clanique où les hommes prenaient en charge toutes les femmes, mères, tantes, sœurs, nièces… et défendaient militairement le clan ? C’est pourquoi aujourd’hui, pour contourner cette loi anachronique, de nombreux parents qui n’ont pas de fils font des donations à leurs filles, de leur vivant, pour les protèger de la convoitise de collatéraux.
Or non seulement cette règle du ta’sib est injuste et violente à vivre, mais en plus, elle n’a aucun fondement coranique et s’oppose même aux principes musulmans de justice.
Le second exemple est l’empêchement religieux à la succession
La règle appliquée est qu’un non musulman ne peut pas hériter d’un musulman, ni l’inverse. Cette règle aussi provient de hadiths et d’interprétations diverses de oulémas, et ne repose sur aucun texte coranique explicite.
Rappelons d’abord qu’un homme musulman a le droit d’épouser une chrétienne ou une juive sans qu’elle soit dans l’obligation de se convertir à l’islam (à l’inverse, une femme musulmane ne pourra légalement pas épouser un homme s’il n’est pas musulman, mais c’est un autre débat). Imaginez donc la situation suivante, fréquente comme vous le savez : un marocain épouse une « étrangère », mettons une française. Chrétienne ou autre. L’État n’intervient en aucune façon. Ils s’installent au Maroc. Ils ont des enfants. Ils vivent toute leur vie ensemble. Parfois l’épouse travaille avec son mari. Et puis celui-ci meurt. Et là, la veuve n’a plus que sa valise à faire pour quitter son lieu de vie. Rien de ce qu’a laissé le mari, ou de ce qu’ils auront bâti ensemble, ne lui reviendra. Et la famille de celui-ci viendra s’installer dans les lieux si, en plus, il n’y a pas de fils.
Si c’est l’épouse qui meurt, la situation n’est pas moins dramatique car non seulement le mari n’héritera pas d’elle mais ses propres enfants non plus !
Hélas, ce ne sont pas des situations exceptionnelles, bien au contraire, les mariages mixtes sont en hausse. Elles conduisent à des déchirements.
Là encore, à quelle logique répond cette règle ? Dieu aurait-il permis au musulman de se marier avec une non musulmane, Il leur aurait accordé de partager des enfants, mais aurait refusé qu’ils héritent l’un de l’autre ? Le mariage et les enfants seraient moins importants que des biens successoraux ?
Curieusement l’épouse non musulmane a droit à la dot, à la pension en cas de divorce, mais pas à la succession ! C’est dire combien le clan tenait à ce que les richesses restent entre les mains des mâles du clan…
Quels sont les arguments pour une égalité dans le partage de l’héritage quand ce sont des versets coraniques qui prescrivent une répartition différente selon qu’on soit de sexe masculin ou féminin ?
Posons-nous d’abord cette question : Est-il possible de faire de l’ijtihad sur le sujet de l’héritage en islam ?Notre réponse est oui. Le présupposé : « Pas d’ijtihad en présence du texte coranique » est faux et un fait historique est peu connu : les Compagnons du Prophète eux-mêmes (Aboû Bakr Assiddîq, ‘Omar Ibn Khattab, Ali Ibn Abou Taleb… ) ont eu plus d’une fois recours à des ijtihâd audacieux en matière d’héritage parce qu’ils privilégiaient l’intérêt général (el meslaha el amma). Ne sont-ils pas un modèle pour les partisans du non changement ? Plus tard, à leur suite, des fuqaha ont fait de même, modifiant partiellement des codes de succession. Un exemple est édifiant : il a eu lieu au Maroc, dans la région du Souss, lorsque les fuqaha avaient établi le droit de al kad wa si’aya, à savoir le droit de la femme à accéder à une part des biens de son mari décédé́, en plus de sa part légale dans l’héritage, en contre partie de sa contribution à la constitution du patrimoine familial.
Les religieux machistes affirment qu’il ne peut y avoir d’égalité entre les hommes et les femmes si l’on se base sur le Coran. Pourtant l’égalité est une valeur essentielle en islam. Un grand nombre de versets l’établissent entre les hommes et les femmes au niveau des droits, des devoirs, du mérite et des sanctions.
En ce qui concerne spécifiquement l’héritage, un verset explicite ne marque aucune distinction selon le sexe : Remettez aux hommes une part de ce que leurs parents et leurs proches ont laissé́, et aux femmes, une part de ce que leurs parents et leurs proches ont laissé́; que cela représente peu ou beaucoup : c’est une part déterminée. (Coran 4 : 7)
Je voudrais souligner que lorsqu’on parle des successions, on ne pense toujours qu’à la répartition en quotepart (al warth) et jamais au testament (al wassiyya). Et pour s’opposer aux revendications d’égalité successorale, on cite toujours le verset 11 de la sourate 4, les Femmes : “Dieu vous recommande quant à vos enfants : pour le garçon, l’équivalent de la part de deux filles”. Et sans considérer une précision répétée : après exécution du testament ou paiement d’une dette.
Alors qu’en est-il du verset 180 de la sourate 2, al baqara ? “Il vous a été prescrit – lorsque se présente à l’un de vous la mort et qu’il laisse des biens – le legs testamentaire en faveur des père et mère et des plus proches, convenablement. Ceci est un devoir pour les gens pieux.
Ce verset est tout aussi clair et explicite mais pourtant la place essentielle du testament (cité dans dix versets) a été négligée. Certains le considèrent même comme abrogé et se réfèrent à un hadith à l’authenticité controversée : “pas de legs pour un héritier’’. Pourtant ce testament, que le Coran ordonne de faire (Kutiba alaykum) serait l’une des meilleures alternatives au règlement des problèmes de successions. Chacun pourrait disposer librement de ses biens et effectuer s’il le souhaite des partages égalitaires (avec des réserves prévues, comme dans d’autres pays, pour protéger les descendants, et notamment les filles si toutefois un père souhaitait les déshériter totalement au profit de ses garçons )
Y a-t-il des exemples d’autres pays musulmans qui ont modifié les règles successorales traditionnelles ?
Oui, mais peu encore. Les initiatives de réforme n’ont démarré dans le monde musulman que de façon relativement récente.
En ce qui concerne le ta’sib, les shiites ne le pratiquent pas. Et parmi les pays sunnites, il n’y a à aujourd’hui que la Tunisie qui a franchi le pas : les filles tunisiennes qui n’ont pas de frères héritent des biens de leur parent défunt, sans partage avec des proches de sexe masculin. Ceci a été instauré à l’époque de Bourguiba.
La Turquie est en fait le seul pays musulman qui pratique une égalité totale entre les garçons et les filles dans le domaine des successions.
Entretien réalisé par Afifa Dassouli