Juliette Dumas, Directrice scientifique adjointe de l’Institut français d’Islamologie (IFI).
Dans notre contexte de réformes juridiques et de débats intenses sur les droits de la famille, Juliette Dumas, Directrice scientifique adjointe de l’Institut français d’Islamologie, apporte un éclairage crucial sur l’évolution des lois en contexte islamique. Sans émettre de jugement sur les réformes entreprises, elle offre une analyse pénétrante des enjeux de la réforme du droit de la famille au Maroc. Sa réflexion ne se limite pas à la lettre de la loi mais englobe la portée symbolique, pratique et institutionnelle des changements proposés. Juliette Dumas souligne l’importance de l’éducation juridique et de l’acceptation sociale pour ancrer ces réformes dans la réalité quotidienne des citoyens. Sa perspective met en lumière les complexités de concilier les traditions historiques avec les impératifs contemporains d’égalité et de justice sociale.
Juliette Dumas : « Pierre Caye ayant posé quelques considérations générales, importantes, j’en viens à des réflexions plus directes. Il ne me revient pas de produire un jugement sur le contenu juridique de la réforme engagée dans un tiers pays. Mon rôle est d’apporter un éclairage intellectuel, scientifique, sur la portée – symbolique, pratique, institutionnelle – d’un tel projet, dans un rôle qui m’est cher, de conseil à la puissance publique en général. J’insisterai, notamment, sur une précaution importante, dès lors qu’il est question d’islamologie scientifique : l’analyse qui peut être proposée n’a pas pour objet de dire ni de prendre position au regard de la foi, mais de s’appuyer sur l’étude des textes, mis au regard des pratiques, pour analyser la production de normes et de pensées.
A cet égard, plusieurs éléments m’interpellent, qui relèvent d’abord des modalités d’introduction des réformes du droit de la famille. Le Maroc présente une spécificité, tout à fait intéressante, du fait que l’effort de réforme est porté par le souverain, qui en a fait son cheval de bataille. Il dispose, pour cela, d’une double légitimité prescriptive : il est tout à la fois le garant de la Loi des hommes et de la Loi de Dieu. Dans l’histoire moderne, peu de dirigeants peuvent se prévaloir de cette double légitimité, du fait de la séparation historique entre califat et sultanat, qui a introduit une mise en concurrence des régimes de pensée et d’opérabilité du droit.
Était évoquée, plus haut, la pluralité des multiplicités de sources du droit : le Maroc est l’un des rares pays à être doté d’une autorité à même de réunir les tenants de ces diverses sources du droit autour de la table pour s’accorder sur la production d’un texte unifié. Il faut reconnaître l’effort ainsi engagé, qui vise à rien moins qu’à chercher à esquisser des voies de réconciliation entre ces diverses sources, fondées historiquement sur des régimes de pensée du droit très différentes.
Plutôt que de les opposer, de les mettre en concurrence, j’observe un désir de réunification, qui passe par l’établissement d’un consensus. Et vous savez que le propre de tout consensus est de produire de l’insatisfaction par tous les tenants du dialogue – insatisfaction qui résulte bien souvent de postures idéologiques.
Mais le risque est de penser que la promulgation d’une loi suppose son application. C’est la seconde limite du consensus, à savoir qu’il repose sur l’acceptation, à la fois institutionnelle et sociale. Qu’est-ce que j’entends par là ? L’acceptation institutionnelle que j’évoque est celle de son application par les instances juridiques : pour qu’un code de loi produise les effets sociaux escomptés, il faut que les juges et tous les agents du droit jouent le jeu et s’accordent à l’appliquer, non pas seulement dans la forme, mais aussi dans l’esprit.
Divers travaux ont révélé que l’un des freins à l’introduction de la précédente réforme du code de la famille avait été les acteurs du droit eux-mêmes, qui n’hésitaient pas à s’appuyer sur le nouveau code, pour en détourner les effets. On a pu en voir les effet sur la polygamie, pensée pour être restrictive, mais largement interprétée par de nombreux juges de façon à s’appliquer plus couramment que ne l’a voulu le code. L’acceptation sociale est l’autre pan du problème : si les bénéficiaires du droit ne font pas le pas de réclamer son application, il risque de rester lettre morte ou d’être restreint, dans son application, à une minorité. Le droit se revendique. On défend son droit, c’est un principe fondamental de son opérativité ?
Dans les deux cas, se pose la question de l’éducation juridique : il y a un formidable enjeu de connaissance pour les usagers et de formation pour les agents. C’est à ce prix que le droit promulgué peut prendre racine. Il y a certainement un effet temporel incompressible : il faut du temps pour qu’un code de loi soit approprié par la société qui en est bénéficiaire. Mais l’histoire alerte sur les risques qu’il y a à laisser l’effet d’appropriation se produire par lui-même : la défiance, si elle n’est pas combattue par l’éducation juridique, peut rendre caduque les effets réels d’un régime prescriptif, quel qu’il soit.
Les cadres épistémologiques de la pensée de la réforme du code de la famille sont également un champ de réflexion intéressant, car ils soulèvent plusieurs questions, à la fois contemporaines et historiques. D’aucuns cherchent à rejeter toute révision du code de la famille, comme irréductible avec l’esprit de la charia, tandis que les réformistes ambitionnent de réconcilier l’appropriation de la charia avec un esprit raisonné et éclairé. Ils mettent alors en avant le très riche héritage d’interprétation islamique.
C’est là que je constate un phénomène tout à fait intéressant, relativement nouveau, qui relève au fond d’un vaste phénomène de mondialisation de la pensée islamique. Aux effets très marqués de cloisonnement des écoles de pensée juridique qui avaient lieu jusqu’il y a peu, la recherche de nouveaux modes d’interprétation juridique entraîne un mouvement de décloisonnement, qui passe par l’observation des raisonnements opérés dans les autres écoles de pensée. C’est là un phénomène tout à fait intéressant et intrigant, à divers titres, puisqu’il s’y produit une forme de décontextualisation de la production des résolutions juridiques par rapport au milieu dans lesquelles elles ont pu être produites, à seule fin de duplication et de réappropriation, qui implique un phénomène de distorsion inévitable.
Ainsi, certains éléments du précédent code de loi montraient des inspirations tirées de l’école hanéfite, si peu en cours au Maghreb et encore moins au Maroc ! En creux, on est à même de s’interroger sur l’élaboration souterraine de nouveaux cadres épistémologiques du fiqh. Et pourtant, dans le même temps, force est de constater que toutes ces pensées réformistes prenant appui sur la charia, échoue sur ce qui apparaît comme un véritable butoir de la pensée du droit musulman : le refus de porter la réflexions sur la recontextualisation même de l’élaboration des préceptes du fiqh, en termes islamiques.
Un dernier phénomène m’interpelle, dans la manière dont le débat autour de la réforme du code de la famille est appréhendé. Il n’aura échappé à personne que celui-ci est intimement connecté à un débat autour de la famille. Il y a là quelque chose de fascinant, puisqu’au fond, reproduire cette association participe à une forme de réification de la femme comme relevant quasi exclusivement de la famille.
Comment envisager une émancipation de la femme, tout en la réinscrivant dans un rôle majoritairement maternel ? Inversement, comment moderniser la famille, sans porter le débat sur la place des hommes dans la famille ? A cet égard, certains éléments du précédent code de la famille proposaient une véritable relecture égalitaire des rôles des deux parents, comme parents. Or, il est regrettable de constater que cette dimension a été peu retenue des débats qui ont pu accompagner l’élaboration du processus juridique. Ceux-ci se sont concentrés sur des trajectoires très traditionnalistes : la grande peur de la « perte » de l’autorité masculine, paternelle.
C’est peut-être là que se situe l’enjeu principal de toute réforme de la famille, c’est-à-dire de dépasser l’écueil d’une lecture binaire, inscrite dans une problématique de détention de la puissance (opposition mainmise / perte), mais dans une réelle pensée du couple comme noyau indissociable de la famille. Le débat est entièrement accaparé par la problématique – bien légitime – des droits de la femme, au détriment d’une réflexion sur ce qui fait famille : un couple, un père et une mère, des parents, etc.
Il est proprement réducteur de concevoir les droits des femmes dans la seule dimension du régime juridique de la famille, de même qu’il serait tout à fait regrettable qu’appréhender une réforme du droit de la famille par le seul prisme de la question égalitaire entre hommes et femmes. Cela revient à opposer le concept d’égalité avec le concept de famille. »
Propos recueillis par Afifa Dassouli