M. Pierre Caye, Directeur de l’Institut français d’Islamologie (IFI).
Pierre Caye, philosophe et directeur de recherche émérite au CNRS, dirige actuellement l’Institut français d’Islamologie (IFI). Auteur de multiples ouvrages et articles, il est reconnu pour sa capacité à relier les idées philosophiques à des contextes historiques et culturels précis, offrant ainsi des perspectives nouvelles sur des questions contemporaines à travers le prisme de la tradition intellectuelle. Son approche interdisciplinaire englobe également la critique de l’art, l’esthétique et l’histoire des idées, faisant de lui une figure respectée dans le domaine des humanités. Il nous présente dans ce texte, des réflexions contextuelles sur le droit de la famille, qui éclairent le cadre nécessaire à la réforme en cours de la Moudouwana.
Pierre Caye : « Ma première remarque dépasse le seul droit de la famille et concerne l’esprit du droit en général, ce qui fait la spécificité du droit par rapport aux autres savoirs d’organisation de la société (en particulier l’économie) : le droit a pour tâche de construire la durée dans les sociétés, de stabiliser les situations sociales (ce qu’on appelle un statut), de garantir le lendemain, de contribuer au passage du court au long terme, d’assurer les transmissions aussi bien symboliques que matérielles d’une génération à l’autre, et cela concerne tout particulièrement le droit successoral qui est à mes yeux une question centrale pour le droit de la famille. Le droit de la famille ne saurait échapper à cette mission générale du droit, ni s’exempter de ce devoir de temporalité, de construction de la durée.
Le juriste français Maurice Hauriou (1856-1929), le père ou le grand-père du droit administratif français, dit du mariage qu’il est l’exemple même d’un contrat qui se transforme en institution, autrement dit qui dépasse les clauses du contrat pour organiser une entité durable et objective (la famille) dépassant la volonté des contractants initiaux (les époux). Ce passage du contrat à l’institution est l’expression accomplie de la construction de la durée que je viens d’évoquer. Un bon code de la famille doit donc assurer l’équilibre entre la part contractuelle du mariage avec toute la liberté des volontés qu’elle implique, et la part institutionnelle qui vise à garantir durablement les statuts et les droits acquis de chacun dans l’entité familiale.
La famille repose sur un patrimoine, aussi minime soit-il, qui assure sa subsistance et qu’il lui appartient de gérer et de faire croître. Le patrimoine initial appartient au contrat de mariage, son accroissement à l’institution familiale. On confond souvent patrimoine et capital. En droit privé, patrimoine et capital sont dans les faits semblables. Mais l’un est un terme de juriste (le patrimoine), l’autre d’économiste (le capital). Cette différence est de la plus grande importance : le patrimoine est en fait du capital institutionnalisé : qu’est-ce que du capital institutionnalisé ? C’est du capital affecté, affecté précisément à l’entretien de la famille ; c’est du capital protégé, protégé contre la prodigalité du chef de famille et parfois limité dans sa disponibilité (en droit français par ex. le bien de famille) ; c’est enfin un capital appelé à être transmis plutôt qu’échangé. Dans le droit public, ces caractéristiques sont fortement accentuées ; dans le droit privé, même si elles sont atténuées, elles sont bien présentes.
Ce dernier point me conduit à rappeler l’importance considérable des questions de transmission dans le droit de la famille. Je ferai à cet égard une remarque plus anthropologique que juridique. Dans le droit occidental, la succession est exclusivement descendante ; en présence d’enfants, les grands-parents encore vivants n’héritent de rien ; j’ai cru comprendre que dans le droit successoral marocain, les grands-parents peuvent hériter de leurs enfants défunts, même si ceux-ci ont eux-mêmes des enfants. C’est ce que j’appelle la conception ascendante de la succession, qui renvoie sans doute à une autre conception de la construction de la durée, même s’il est encore et toujours question de durée ici. Quoi qu’il en soit, on se rend compte de l’importance symbolique dans un cas comme dans l’autre de la succession comme chaînage de la famille.
Dans tous les cas, construction de la durée, évolution du contrat vers l’institution, patrimonialisation du capital, transmission et succession, rien ici n’est proprement ni occidental ni arabo-musulman : nous avons à faire à des invariants universels du droit. L’anthropologue Maurice Godelier a montré par exemple, dans l’Enigme du don, que cette distinction entre patrimoine et capital, entre ce que l’on garde (patrimoine) et ce qui circule (capital), est en vigueur aussi bien dans les tribus de Nouvelle-Guinée que dans les anciennes tribus germaniques.
Je ferai encore deux remarques, plus contextuelles, sur la question du droit de la famille : au Maroc ; chez les MRE.
Au Maroc, comme dans nombre de pays musulmans, il existe plus encore qu’en Europe une multiplicité des sources du droit : A/ 1) La charia ; 2) la jurisprudence coutumières qui toutes deux renvoient aux sources locales du droit, dont le droit de la famille relève essentiellement ; B/ 1) le droit administratif et public issu du protectorat, ou encore 2/ Le droit des affaires, d’origine anglo-saxonne, diffusé par les grands cabinets d’avocats ou de conseil, au service de la mondialisation, sources du droit qui sont quant à elles d’origine étrangère. La question est de savoir dans quelle mesure cette multiplicité des sources juridiques doit rester cloisonnée ou bien est appelée à se contaminer, dans un sens comme dans l’autre : modernisation du droit de la famille (contamination du droit coutumier et de la charia par les sources étrangères du droit), ou de façon inverse mise en place de la finance islamique (qui représente la contamination du droit mondialisé par la charia).
En Europe, il me semble que le droit de la famille, bien plus que la religion proprement dite, est au cœur du malentendu qui peut exister entre les communautés arabo-musulmanes et le reste de la société. L’évolution du droit occidental de la famille, qui voit le contrat triompher définitivement de l’institution, me semble être une cause de malaise et d’inquiétude pour des populations dont la vie, parfois même la survie, reposent en grande partie sur la solidarité familiale. Il reste qu’une convergence, d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée, des droits de la famille, une convergence qui ne saurait être unilatérale, ne peut être que propice à la résolution de ce malentendu.
Une bonne réforme du code de la famille dans les sociétés arabo-musulmanes doit à mes yeux tenir compte de ces données générales que je viens d’évoquer. »
Propos recueillis par Afifa Dassouli