M. Jesko Hentschel, Directeur pays à la Banque mondiale pour le Maghreb et Malte
Entretien avec M. Jesko Hentschel, Directeur pays à la Banque mondiale pour le Maghreb et Malte
Dans cet entretien exclusif accordé à La Nouvelle Tribune, M. Jesko Hentschel, Directeur pays à la Banque mondiale pour le Maghreb et Malte, en fin connaisseur du Maroc, dresse pour nos lecteurs les contours du cadre de collaboration et de financement de la Banque mondiale avec le Royaume. En particulier, M. Hentschel nous détaille les mécanismes d’accompagnement des réformes en cours par la Banque mondiale et les modalités de sa contribution.
Entretien réalisé par Afifa Dassouli
La Nouvelle Tribune: M. Hentschel, vous êtes Directeur de la Banque mondiale au Maghreb. À ce titre, vous travaillez avec le Maroc dans le cadre d’un partenariat qui s’étale sur 2019-2024. Pouvez-vous nous définir les contours de ce dernier en nous parlant de vos domaines d’intervention et des résultats obtenus ?
M. Jesko Hentschel: En effet, la Banque mondiale (BM) établit un cadre de partenariat stratégique avec chaque pays membre actif qui bénéficie de financements pour fixer les grands axes et thèmes de ses interventions et les instruments utilisés pour leur financement. Avec le Maroc, notre partenariat s’inscrit dans la continuité et se base sur trois piliers.
Premièrement, le pilier de la croissance des emplois créés par le secteur privé, critère primordial pour le développement du pays. Aujourd’hui, le constat général qui s’impose, est que les jeunes qui arrivent sur le marché du travail ne trouvent pas d’emplois dans le secteur formel, et c’est particulièrement vrai pour les femmes, qui sont les plus inactives.
Le second pilier traite du développement humain. Nous considérons que l’appréciation du capital humain se fait d’une part, par le bénéfice de la connaissance et de l’apprentissage, et d’autre part, par l’amélioration de la santé et de l’équilibre nutritif, particulièrement pour les jeunes enfants.
Le troisième pilier du partenariat de la BM avec le Maroc porte sur la transition climatique face à l’augmentation des températures, la raréfaction de l’eau… – autant de grands défis pour le Royaume – et de fait sur l’intérêt prédominant pour les énergies renouvelables dans le futur.
La Banque mondiale finance aujourd’hui 25 projets au Maroc d’un volume total de 7.3 milliards de dollars (soit environ 71 milliards de dirhams) dans pratiquement tous les grands secteurs.
Le cadre du partenariat qui se base sur ces piliers peut-il être élargi à d’autres interventions de la Banque mondiale au Maroc, au gré des réformes ?
En effet, le partenariat de la BM avec le Maroc inclut non seulement le financement de projets de développement et la réalisation de travaux de recherches, mais aussi l’appui à des réformes clés qui sous-tendent ces trois piliers. La BM peut appuyer divers projets initiés dans le pays, quel que soit le pilier concerné (voir réponse audessus concernant les trois piliers), sur la base de leur importance pour le pays.
L’un des thèmes clés de toutes nos activités est l’égalité des genres. En effet, le taux de participation des femmes au marché du travail au Maroc se limite aujourd’hui à 20%, son amélioration est donc une nécessité pour transformer le pays socialement et économiquement. De même, nous appuyons plusieurs thèmes de développement qui ont été mis en évidence dans le Nouveau Modèle de Développement (NMD) par le biais d’un engagement inter-programmes : la bonne gouvernance dans le cadre des relations entre les citoyens et l’État, la transparence et la reddition des comptes de l’État, la réduction des inégalités territoriales et la transition digitale, pour ne citer que ceux-là.
Le cadre de partenariat avec le Maroc lancé pour la période 2019-2024, vient d’être prorogé à 2025 après une récente révision, dite de miparcours, qui a permis d’évaluer son bon déroulement et de juger de la satisfaction de résultats avérés. Dans l’ensemble, notre évaluation à mi-parcours a révélé que le partenariat entre le Royaume et le Groupe de la Banque mondiale progresse bien et reste très pertinent car il est aligné sur le NMD du Royaume. La plupart des résultats, que nous avons identifiés conjointement, comme nos objectifs communs, sont en bonne voie d’être atteints. Toutefois, nous devrions faire des efforts supplémentaires dans deux domaines : la création d’emplois par le secteur privé et la participation des citoyens. Nous comptons déployer davantage d’efforts sur ces deux thématiques.
M. Hentschel, quelles sont les règles exigées pour leur réalisation des projets menés par la BM au Maroc ?
Les projets, de manière générale, sont soumis à des règles internes lors de leur conception, avec une définition préétablie des objectifs et un suivi régulier lors de leur mise en œuvre. Les résultats de chaque projet sont mesurés en continu par des indicateurs précis, et sont suivis communément par les équipes ministérielles du pays et la BM. D’ailleurs, les résultats obtenus lors de notre dernière évaluation montrent une évolution positive de notre partenariat.
Depuis 2019, le Maroc s’oriente prioritairement vers le social, le Roi Mohammed VI a lancé la généralisation de l’assurance maladie et l’instauration d’un revenu minimum. Comment la BM est-elle impliquée ?
La BM est très impliquée dans la réalisation des réformes sociales qui s’inscrivent dans le second pilier de notre partenariat avec le Maroc, celui du développement humain. Ces réformes contribueront inéluctablement à l’augmentation du capital humain au Maroc. Nous accordons une grande considération aux réformes actuelles au Maroc parce qu’elles sont très profondes et ont une approche globale.
Pour contribuer à leur financement, la BM a notamment mis en place un programme dédié à soutenir l’assurance maladie obligatoire (AMO) en faveur des diverses offres de prise en charge sanitaire, et ce dans toutes les régions du Royaume. Nous contribuons également à la régionalisation des services de santé et à l’introduction d’un système de médecine familiale accessible à tous, au Maroc.
Ainsi, la BM travaille main dans la main avec l’administration marocaine sur l’universalisation des allocations familiales et le registre social unifié (RSU). Nous sommes également engagés dans la réforme de l’éducation nationale. La BM est impliquée dans l’amélioration qualitative de l’enseignement au Maroc par des investissements dans la formation des professeurs et leur recrutement, et notamment dans le préscolaire, dans le cadre du programme d’appui à l’éducation nationale. Le Royaume a déjà réalisé des progrès significatifs en matière de scolarisation des enfants de 4 et 5 ans : le pays est passé de 58% en 2018 en termes de scolarisation des enfants de 4 et 5 ans, à 76% en 2022, soit 230 000 enfants en plus, parmi lesquels on compte 100 000 filles dans le monde rural.
Aussi, la BM, très impliquée dans le capital humain, travaille tout particulièrement sur la petite enfance avec le Ministère de l’éducation nationale, du Préscolaire et des Sports, l’Initiative Nationale pour le Développement Humain (INDH) et la Fondation marocaine pour la petite enfance dans le cadre de ses comités de développement humain. Actuellement, nous intervenons sur une innovation, celle de l’intégration aux services de santé du monitoring de la nutrition et de la stimulation cognitive des jeunes enfants, en associant les deux parents, pour mettre aussi l’accent sur le rôle des pères. Il s’agit d’un nouveau programme que la BM finance. Il faut savoir que des études internationales ont démontré que les retombées de ce type de programmes tant sur le plan économique que social, sont très importantes.
L’intervention de la BM au Maroc suit le tournant pris par le Maroc vers le social, est-ce au détriment de ses investissements dans les grands projets d’infrastructure ?
L’infrastructure a été – et reste – un domaine très important pour nos interventions. A titre d’exemple, il y a dix ans, la BM investissait notamment sur le développement des énergies renouvelables. Elle a d’ailleurs notamment financé le projet Noor de Ouarzazate. Aujourd’hui, nous soutenons la construction d’infrastructures, par exemple dans les zones rurales (approvisionnement en eau potable), dans le secteur agricole (système d’irrigation au goutte-à-goutte et construction de marchés de gros), de nouvelles infrastructures de transport pour la mobilité (comme le système de bus rapide à Casablanca) ou le grand projet de développement régional dans la région de Nador. Nous sommes également en cours de préparation d’un nouveau financement pour soutenir la transition du transfert de fret de la route vers le rail. Ainsi, tout en augmentant notre soutien au développement humain, nous restons très engagés à soutenir le Royaume dans la construction et l’entretien de ses infrastructures modernes. La BM soutient également une cinquantaine de municipalités dans le pays pour les aider à s’organiser, en recouvrant leurs revenus au niveau local pour financer les services qui relèvent de leur responsabilité, comme la collecte et la gestion des déchets solides. La BM a introduit auprès de ces administrations un « monitoring » afin de leur permettre de s’autogérer et d’améliorer leurs performances.
M. le Directeur, pouvez-vous dans cette dernière question, expliquer à nos lecteurs comment la BM procède pour financer les projets au Maroc ? Est-ce qu’elle prend en charge en direct les réalisations ou est-ce qu’elle intervient sous forme de contributions budgétaires ?
La BM co-finance des programmes avec l’État et ne prend donc jamais en charge la totalité du financement d’un projet, quelle que soit sa taille. Nous disposons de trois instruments de financement différents.
Par exemple, pour le registre social unifié, RSU, elle a financé l’équipement technique et informatique, et aussi les logiciels nécessaires à son élaboration au niveau national. Pour ce faire, elle a débloqué une ligne de crédit en faveur de l’État pour l’exécution du programme RSU. Le gouvernement se charge bien sûr des appels d’offres pour les exécutions, avec la précision que nous donnons un avis de non-objection sur le choix des entreprises sélectionnées. Et, nous suivons le flux des fonds que le gouvernement verse aux entreprises par un traçage du flux de la BM jusqu’au financement des opérations dédiées.
L’autre procédé consiste à financer des projets sur la base des résultats dans le cadre de leur réalisation. Par exemple, pour la prise en charge de la petite enfance, la BM ne finance pas directement la construction des crèches et des écoles, ou les salaires des professeurs. Mais nous finançons l’obtention de résultats, par exemple le nombre d’enfants nouvellement inscrits dans des écoles ayant reçu un label de qualité.
La troisième voie de financement employée par la BM, par exemple dans le cas de la généralisation de l’assurance maladie consiste à soutenir un programme global de réformes plutôt qu’un projet spécifique identifié dans le budget. Dans ce cas, le gouvernement entreprend un certain nombre de réformes convenues (comme l’adoption d’une législation, etc.) et la BM soutient le programme global par un financement du Trésor.
Qu’en est-il de votre partenariat avec les autres partenaires de développement ?
Il est crucial de noter que la BM n’est qu’un des nombreux acteurs de la coopération internationale au Maroc. Étant donné les besoins importants de financements du Royaume, de nombreuses institutions financières internationales collaborent et apportent leur soutien financier aux projets communs. Un exemple concret de cette collaboration est observé dans les programmes municipaux. La Banque mondiale travaille par exemple en partenariat avec l’Agence Française de Développement (AFD) pour financer ces initiatives, notamment dans le domaine de la transition climatique. En outre, il existe plusieurs institutions financières qui soutiennent le secteur des énergies renouvelables, à titre d’exemple : la Banque africaine de développement (BAD), la KfW – la Banque de Développement Allemande, la Banque Européenne d’Investissement ou encore l’AFD. À noter que le Maroc est actuellement le plus grand bénéficiaire des crédits de la Banque mondiale dans la région MENA. De plus, étant donné l’existence d’un plan de développement très clair, couplé à une stabilité macroéconomique, la Banque mondiale a pu augmenter son portefeuille de financements dans le pays.