Madame Layla Lakfifi, Bank Al Maghrib
Layla Lakfifi est Responsable du Département Organisation et Transformation Digitale à Bank Al Maghrib. Dans cet entretien, elle détaille pour nos lecteurs la vision de BAM par rapport à la transformation digitale et la rupture technologique de ces dernières années.
La Nouvelle Tribune : Pouvez-vous nous présenter un aperçu du paysage des technologies de rupture et des challenges qu’elles représentent pour les banques centrales ?
Mme Layla Lakfifi : La dernière décennie a été marquée par des avancées technologiques importantes sur plusieurs domaines. A ce titre, on peut citer en particulier la technologie des registres distribués (ou DLT) qui a été la base en janvier 2009 de la création et du lancement du Bitcoin mais dont les usages peuvent concerner des domaines divers et variés ainsi que les grandes avancées de l’intelligence artificielle sur les volets de Machine Learning, Deep Learning, traitement du langage naturel et j’en passe.
D’autres avancées technologiques ont également été très impactantes que ce soit au niveau des infrastructures techniques avec le développement du Cloud Computing, des capacités de calcul avec l’émergence des ordinateurs quantiques, de l’amélioration de la connectivité entre systèmes à travers les API et de l’accroissement soutenu du nombre d’objets connectés donnant lieu à ce qu’on appelle l’Internet des Objets.
Plusieurs domaines ont déjà commencé à tirer profit de ces avancées technologiques : dans le domaine de la santé par exemple, on parle aujourd’hui de l’usage de la technologie pour l’amélioration du diagnostic, de la médecine préventive, de la prise en charge à distance des patients …, dans le domaine de la sécurité, on peut citer la possibilité de détection des comportements suspects ou encore la biométrie comportementale, dans le domaine des transports, on assiste au développement de la voiture autonome ou encore du train autonome.
Le secteur bancaire et financier ne fait pas exception. Les nouvelles technologies sont investies par les institutions financières pour développer de nouveaux services à valeur ajoutée. On peut citer à titre d’exemple l’usage de Chatbot que ce soit pour des besoins d’information de la clientèle ou pour jouer le rôle d’assistant bancaire ou de conseiller financier ou encore l’usage de l’intelligence artificielle pour la détection de fraude en vue de réduire le nombre de faux positifs, réduire les délais de traitement ou identifier de nouveaux schémas de fraude.
Chargées de veiller à la stabilité monétaire et financière, les banques centrales ont un intérêt fort à encourager le développement d’innovations durables, c’est-à-dire qui peuvent contribuer à rendre le système financier plus efficient et sûr au service de l’économie, des entreprises et des particuliers. Ainsi, elles sont appelées à promouvoir l’innovation tout en veillant à la maitrise des risques y associés.
Comment BAM a abordé sa propre transformation digitale ? Quels en sont les principaux axes ?
Pour sa propre transformation digitale, Bank Al-Maghrib a mis en place une stratégie digitale dans le cadre de son plan stratégique actuel 2019-2023. Cette stratégie permet d’une part de consolider les acquis qui ont été réalisés lors des précédents plans et d’autre part, de relever de nouveaux challenges tenant compte des mutations et des nouveaux enjeux auxquels fait face le secteur bancaire et financier.
La définition de cette stratégie s’est appuyée notamment sur un diagnostic et une évaluation de la maturité digitale de la Banque et de son écosystème ainsi que sur un benchmark des stratégies adoptées par d’autres banques centrales.
Les axes retenus pour la stratégie digitale de la Banque sont au nombre de 5 et portent aussi bien sur la transformation des activités internes de la Banque que sur son rôle dans la digitalisation des services financiers et de son écosystème en général.
Le premier axe concerne l’optimisation et la digitalisation des processus support pour gagner en efficience notamment à travers la réingénierie des processus selon des approches « user-centric » ou « client-centric ».
Le deuxième axe est relatif à la transformation de la manière de réaliser les métiers cœur de la Banque par l’usage de nouvelles technologies et devrait permettre à la Banque de rester au diapason des nouvelles pratiques et usages de technologies pour ses métiers.
Le troisième axe concerne la mise à disposition de nouveaux services en termes de données au profit de l’écosystème et vise à développer à la fois la qualité, la quantité et les mécanismes de mise à disposition des données de la Banque à son écosystème (opérateurs du secteur bancaire, partenaires publics ou privés, universitaires, grand public…).
Le quatrième axe concerne l’accompagnement de la digitalisation des services financiers notamment à travers un cadre réglementaire approprié.
Le cinquième axe vise à favoriser l’émergence des FinTech au service des missions et métiers de la Banque. C’est une ouverture de la Banque sur l’écosystème Fintech pour garantir un accompagnement adéquat de ces dernières notamment pour ce qui est de la compréhension du cadre juridique et réglementaire marocain.
Cette transformation est accompagnée par un plan de conduite de changement qui vise le développement et l’ancrage d’un Mindset agile et le renforcement des compétences.
Les FinTechs ont également un accompagnement particulier auprès de BAM, comme les banques ?
Pour accompagner l’émergence de la Fintech, les banques centrales peuvent adopter différents modèles qui peuvent prendre la forme de pôles d’innovations, qui sont des structures qui visent à soutenir, conseiller ou orienter les entreprises innovantes réglementées ou non dans leur compréhension du cadre réglementaire, d’accélérateurs, qui correspondent à des programmes à durée déterminée autour d’une problématique donnée qui incluent un mentorat ou une formation, ou enfin de bacs à sables réglementaires, qui consitent généralement à tester en conditions réelles de nouveaux produits ou services dans un environnement contrôlé.
Au niveau de Bank Al-Maghrib, nous avons mis en place un pôle d’innovation sous forme d’un guichet unique « One Stop Shop Fintech » qui a pour rôle de soutenir, conseiller ou guider les entreprises innovantes encadrées ou non encadrées sur le volet réglementaire. Nous avons aussi un Lab Innovation qui est une structure ouverte à l’écosystème Fintech ayant pour objectif de favoriser l’émergence d’idées innovantes porteuses de valeur ajoutée pour les missions de la Banque à travers des expérimentations, le développement de partenariats…etc.
Et les cryptoactifs ? Quelle attention BAM y prête-t-elle ?
Permettez-moi d’abord de rappeler brièvement que les crypto-actifs correspondent à des actifs virtuels stockés sur des supports électroniques qui peuvent être échangés entre pairs mais qui ne sont pas garantis par une autorité centrale sachant qu’ils peuvent être émis par des communautés d’internautes. Les crypto-actifs ne sont pas à confondre avec les monnaies digitales de banque centrale (MDBC) qui sont émises et garanties par la Banque Centrale.
Le sujet des crypto-actifs a suscité l’intérêt, à l’échelle mondiale, des banques centrales et d’un certain nombre d’organismes internationaux en ce sens que, d’une part, ces crypto-actifs introduisent une innovation technologique au domaine des paiements et offrent de nouvelles possibilités pour répondre à certaines attentes des usagers mais, d’autre part ils s’accompagnent de nombreux risques liés notamment à la protection du consommateur et de l’investisseur, au blanchiment de capitaux et financement du terrorisme, à la souveraineté monétaire, à la stabilité financière, aux cyber-risques, aux risques environnementaux…
A l’échelle mondiale, la tendance actuelle est à l’encadrement juridique et réglementaire des crypto-actifs afin de protéger le consommateur, l’investisseur et le marché des différents risques liés aux crypto-actifs. L’encadrement juridique et réglementaire couvre notamment la définition des services liés aux crypto-actifs, les conditions d’agrément, les obligations des prestataires de service sur les crypto-actifs …etc. C’est le cas du projet européen MiCA (Markets in Crypto-assets) qui est aujourd’hui en cours d’adoption.
D’autre part, les banques centrales travaillent sur la Monnaie Digitale de Banque Centrale (MDBC) dans l’objectif de mettre à la disposition des usagers, une monnaie digitale qui répond à leurs attentes tout en étant émise et garantie par la Banque centrale. Bien qu’on puisse citer plusieurs exemples de projets MDBC en cours, très peu de banques centrales sont aujourd’hui dans un stade de déploiement en production de leur MDBC (dont les Bahamas et le Nigeria).
Pour le cas de Bank Al-Maghrib, nous avons mis en place, depuis 2021, un Comité MDBC qui se penche sur les questions liées aux : Crypto-actifs afin de mieux appréhender leur usage et les impacts y associés et ce, pour définir une politique vis-à-vis des Crypto-actifs en collaboration avec les parties prenantes concernées ; Monnaies Digitales de Banque Centrale (MDBC) pour examiner, en concertation avec les parties prenantes concernées, l’opportunité de l’émission d’une MDBC, les objectifs auxquels elle pourrait contribuer ainsi que les risques et impacts y associés.
Propos recueillis par Afifa Dassouli