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Le rapport de la Commission spéciale pour le nouveau modèle de développement (CSMD), bien qu’il relève assez justement les insuffisances du modèle de développement actuel, ne fournit pas de réponse à la question concernant les causes premières de ces insuffisances qui constituent une entrave à un développement satisfaisant de notre pays. Or, sans l’identification claire de ces causes qui sont, à notre sens, à rechercher, pour l’essentiel, dans les limites des politiques économiques d’inspiration néolibérale suivies par notre pays, il ne peut y avoir de réponse adéquate à la problématique de notre modèle de développement.
Il ne s’agit pas pour le Maroc, qui a opté, avec raison, au lendemain de son indépendance, pour la démocratie pluraliste et l’économie de marché au sein d’une monarchie constitutionnelle, de devoir changer de système politique, pour pouvoir changer de modèle de développement. C’est dans le cadre du système politique qu’il s’est choisi, que le Maroc doit savoir changer de modèle de développement et de politique économique en conséquence, comme cela intervient fréquemment dans les pays démocratiques, l’un des derniers exemples en date, à ce titre, étant celui des États-Unis d’Amérique suite à l’accession de M. Biden à la présidence.
À cet égard, il ne nous semble pas objectivement défendable de prétendre que la CSMD a réussi à travers son rapport, à tracer les contours d’un Nouveau Modèle de Développement pour « permettre à notre pays d’aborder l’avenir avec sérénité et assurance ». En fait, le rapport de la CSMD n’a fait qu’avancer des recommandations et prescrit des modes de gouvernance de portée générale, censés remédier aux faiblesses du modèle de développement actuel, dont il ne remet pas en cause les fondements.
Or sans l’affranchissement de notre politique économique, des dogmes néolibéraux, les insuffisances et autres dysfonctionnements de notre modèle de développement, tels que relevés par Sa Majesté le Roi dans son discours d’octobre 2017 devant le parlement, continueront à sévir et à freiner l’émergence économique de notre pays.
Le besoin d’un État fort
Pour la CSMD, la crise de la Covid-19 a mis en relief « le besoin d’un État fort et protecteur, capable de remédier aux vulnérabilités sanitaires, économiques et sociales du pays ». Cette recommandation fait écho au débat entre économistes de gauche et ceux d’obédience néolibérale. Pour ces derniers l’État doit se désengager totalement du champ économique, en laissant libre cours aux forces du marché, et se focaliser sur ses fonctions régaliennes.
Pour les économistes de gauche ou d’obédience keynésienne, l’État a un rôle à jouer dans la sphère économique, notamment dans les phases d’émergence économique des pays où ce rôle devient vital. C’est le cas actuellement pour les pays en développement comme le Maroc, qui cherchent à se hisser au niveau de pays émergent. En fait, contrairement aux apparences, la CSMD ne prend pas position dans ce débat, et semble plutôt avaliser la situation prévalant actuellement au Maroc, en matière de politique économique.
Or notre politique économique demeure prisonnière des dogmes néolibéraux, depuis l’année 1983 où débuta au Maroc, une phase d’ajustement structurel de dix ans sous l’égide du FMI et de la Banque mondiale. Ainsi, dans le cadre de l’accord de confirmation conclu avec le FMI le 12 septembre 1985, le gouvernement marocain s’engagea à poursuivre une politique de désengagement au profit du secteur privé, alors que dans le cadre de l’accord suivant, celui en date du 16 décembre 1986, il exprima clairement son intention de réduire l’intervention de l’État dans les activités économiques.
La fin de la période de l’ajustement structurel, en 1993, ne signifia nullement que le FMI cessa de suivre l’évolution de l’économie marocaine et de l’orienter. L’institution de Washington continua à dispenser ses recommandations et orientations aux autorités marocaines, principalement dans le cadre des consultations au titre de l’article IV de ses statuts, de même, ses jugements positifs sur la politique macroéconomique suivie par les dites autorités demeuraient une condition préalable à l’engagement du financement des réformes auprès de la Banque Mondiale.
Plus récemment, les accords au titre de la ligne de précaution et de liquidité (LPL) conclus par le Maroc avec le FMI à partir de 2012, offrirent à ce dernier l’occasion de suivre et d’orienter encore plus étroitement la politique économique marocaine.
Vu que le Maroc avait opté pour l’économie de marché dès son indépendance, le désengagement progressif de l’État des activités économiques à mesure que l’économie se développe et se diversifie, que le secteur privé national devient plus entreprenant et plus performant, constitue un processus normal et sain, ce qui ne l’est pas c’est la façon précipitée, ne prenant pas en compte le niveau de développement du pays, dont le FMI cherche à mettre en œuvre ce désengagement (réduction au-delà de ce qui est nécessaire des investissements publics et des moyens de fonctionnement de l’État, réduction de la taille de la fonction publique au mépris des besoins réels en fonctionnaires et qui a abouti à la désastreuse opération de départ anticipé à la retraite de 2005 qui a vu l’État se défaire à coups de milliards de dirhams de dizaines de milliers de ses meilleurs agents formés à grands frais, désengagement de l’État d’activités stratégiques comme le raffinage du pétrole et le transport maritime, etc.).
Le FMI donne, à cet égard, l’impression de considérer comme illégitime ou contre nature, toute forme d’intervention de l’État dans l’économie. Il dévalorise, ainsi, le rôle moteur que se doit d’assumer l’État dans la phase du décollage économique des pays en développement, à l’instar de ce que fut le cas des pays européens actuellement développés, des Etats-Unis, du Japon et plus récemment des pays du Sud-Est asiatique.
Certes, l’on ne peut nier que l’État au Maroc cherche à jouer un rôle de locomotive du développement économique du pays à travers les importants investissements publics qu’il réalise, les chantiers des grands travaux qu’il initie et les nombreux programmes sectoriels qu’il met en œuvre. Néanmoins l’efficience des investissements réalisés et des programmes mis en œuvre se trouve largement réduite et leur impact socioéconomique fortement amoindri, car, dans le même temps, l’État marocain, incapable de se soustraire de la vulgate néolibérale véhiculée par les institutions de Bretton Woods, l’enjoignant à se désengager des activités économiques et de réduire l’envergure de son administration, se prive des moyens humains et matériels nécessaires à la pleine réussite de son action.
Il est temps pour l’État marocain de remédier à ce manque de cohérence qui handicape son action socioéconomique, le condamne à suivre un sentier de croissance médiocre et le met, ainsi, dans l’incapacité de satisfaire les aspirations de ses citoyens à une vie meilleure.
Pour la CSMD, ʺle ralentissement du rythme de développement du Maroc s’explique essentiellement par des facteurs d’ordre systémiqueʺ. L’approche systémique permet ainsi, de se focaliser sur les interactions entre les composantes du système, sans remettre en cause la logique qui gouverne le fonctionnement de celui-ci.
En somme, l’État fort pour la Commission, se résume en un État visionnaire et stratège, protecteur et régulateur, qui définit les orientations et les objectifs de développement, et assure pleinement ses fonctions régaliennes pour garantir la sécurité des citoyens et de leurs biens, analyse que ne renieraient pas le FMI et la Banque mondiale.
L’Administration au service du citoyen
La Commission ne manque pas dans son diagnostic, de relever la perte de confiance des citoyens dans l’action publique, sur fond de détérioration de la qualité des services publics, en soulignant, à cet égard, la dégradation de l’image de l’Administration. La Commission estime que cette situation est due à des causes d’ordre systémique. Comme relevé plus haut, une telle approche évite d’aller au fond des choses, et ne peut que contribuer à faire perdurer le statu-quo.
En fait, cette situation résulte, pour l’essentiel, de l’appréciation que se font le FMI et la Banque mondiale, et qu’ils arrivent à faire partager aux responsables marocains, de l’administration publique. Celle-ci étant l’instrument par excellence de l’intervention étatique dans le champ économique notamment, il fallait, à tout prix, réduire son envergure quitte à voir du sureffectif là où il n’y en a pas, et réduire son coût au détriment de la disponibilité et de la qualité des services rendus aux citoyens.
Ainsi, tout au long de la période de l’ajustement structurel, le FMI n’a cessé de prescrire dans le cadre des accords de confirmation, la limitation des recrutements et le gel des salaires. Dès la loi de finances rectificative de 1983, le ton était donné. Les autorités marocaines, sur injonctions du FMI, durent renoncer à la création de 19.000 postes et la suppression des postes laissés vacants par les départs à la retraite. Durant la période précitée et même au-delà, les recrutements nets de l’administration publique diminuèrent drastiquement.
Malgré une politique de recrutement plutôt restrictive, menée par le Maroc à partir de 1983, le FMI et la Banque Mondiale continuaient de soutenir que l’administration marocaine était en situation de sureffectif. Ainsi, le FMI, dans ses recommandations aux autorités marocaines à la fin de la période de l’ajustement structurel, préconisait-il, alors que des secteurs publics importants comme la santé, l’éducation nationale, la justice, la sûreté nationale, accusaient – et accusent toujours – un déficit flagrant en ressources humaines, la réduction progressive de la taille de la fonction publique pour permettre, avançait-il, la réorientation des dépenses vers l’infrastructure et les secteurs sociaux. Il semble que pour les experts du FMI, les dépenses de fonctionnement de l’État, constituées principalement des dépenses de personnel, soient sans rapport avec ses dépenses d’investissement et que l’on peut rogner sur les premières sans affecter les performances et la rentabilité des secondes[1].
De même, dans son fameux rapport de 1995, la Banque Mondiale écrivait que l’administration marocaine accusait un « sureffectif d’ensemble manifeste », en se basant, non sur une évaluation des besoins réels du pays en personnel administratif dans différents secteurs, mais sur des comparaisons de statistiques au niveau international qui vont se révéler inexactes par la suite. (Cf. Notre article sur les relations du Maroc avec le FMI paru dans le n° 770 de la Nouvelle Tribune du 15/12/2011).
Le rapport sur la fonction publique d’octobre 2017 de la Cour des comptes, présidée alors par M. Driss Jettou membre de la CSMD, constitue, à cet égard, un réel indicateur du degré d’imprégnation de la technocratie marocaine des thèses néolibérales, source d’incohérence de notre politique économique. Bien que pour une fois, tout de même, ce rapport reconnaisse que la fonction publique marocaine n’est pas en sureffectif, il juge néanmoins que le Maroc s’offre une fonction publique qui dépasse les moyens de son économie. Vu le déficit flagrant en ressources humaines dans les secteurs publics, le rapport de la Cour des comptes constitue de fait, un appel à une démission de l’État de ses obligations vis-à-vis des citoyens de leur fournir des services publics de qualité.
Pour la CSMD, l’amélioration du service au citoyen requiert de l’administration de se concentrer sur les missions essentielles que sont la conception des stratégies et des politiques publiques, leur suivi et leur régulation, et de « progressivement confier les missions publiques d’exécution à des structures autonomes ou de les déléguer selon une approche contractuelle ». Le FMI et la Banque mondiale applaudiraient des deux mains.
Mohamed Kabbaj
[1] De fait, les dépenses de fonctionnement sont largement fonction des investissements réalisés, ce sont ces derniers qui déterminent largement les besoins en fonctionnement (personnel et autres dépenses courantes). Réduire ces dépenses et donc les moyens de fonctionnement, surtout quand, déjà, ils ne sont pas au niveau approprié, ne peut qu’affecter les performances et la rentabilité des investissements réalisés.