Rachid Hamimaz
Universitaire
“ La culture, c’est la mémoire du peuple, la conscience collective de la continuité historique, le mode de penser et de vivre ”
Milan Kundera
Écrivain, Essayiste, Romancier (né en 1929)
“ La culture ne s’hérite pas, elle se conquiert ”
André Malraux
Écrivain, Homme politique (1901 – 1976)
“ L’homme de culture doit être un inventeur d’âmes ”
Aimé Césaire
Écrivain, Homme d’état, Homme politique (1913 – 2008)
Le lecteur en lisant le titre de cet article ne manquera pas de se demander ce que vient faire un thème de ce type dans une tribune consacrée aux problématiques du consommateur. La réponse est simple. La consommation ne concerne pas seulement les produits mais également les services, notamment culturels. Or le téléspectateur est par définition, un consommateur de programmes télévisés, l’offreur étant la télévision elle-même qui produit ou rachète ses émissions destinées à être vues, à être consommées.
La rédaction de cet article a été motivée par le spectacle de désolation sans nom, auquel nous sommes forcés d’assister, pendant ce mois de Ramadan, sur le petit écran, sur les deux chaînes, les plus importantes, Al Aoula et 2M, de la télévision marocaine.
La télévision n’est plus qu’une succession de films marocains, turcs, reproduisant mal des scènes de la vie quotidienne (les films turcs sont en déphasage total avec nos réalités sociales culturelles et familiales), et destinés soi-disant à détendre. Même si les films turcs sont beaucoup mieux travaillés que nos films, leur scénario est quelconque, sans grand intérêt, et n’a pour vocation que de faire pleurer ou faire rêver les femmes dans leurs chaumières. Les faire rêver à un monde idyllique, ce qu’un sociologue comme François Brune appelait le « bonheur conforme » (Gallimard, 1985), l’idée que ces femmes marocaines, quel que soit leur niveau social, peuvent-elles aussi, en toute légitimité, aspirer à cette vie turque de rêve, miroitée par ces soaps opéras qu’on nous fait avaler à longueur de journée, en dehors et pendant le Ramadan ; une télévision qui nous transforme en public enfant qui ne saurait exister que dans un monde d’images.
Il ne faut également pas oublier les sketches marocains dont l’humour est en perte de vitesse, juste après la rupture du jeune, et dont le caractère affligeant suggère à l’évidence que notre imagination est en panne d’idées. Aucun programme culturel intéressant, aucune émission religieuse de qualité, aucune émission scientifique, aucune émission appelant à la réflexion, bref une véritable culture de la misère. Juste une succession de séries marocaines souvent médiocres, de 15 heures de l’après-midi à tard le soir, comme dans le cas de la première chaîne de la télévision nationale ; le tout ponctué d’une avalanche de publicités dérangeantes, à grand spectacle (il parait selon les annonceurs que les Marocains aiment ce type de publicité), et qui viennent perturber et parasiter notre moment sacré de rupture de jeune. Une publicité en particulier, qui passe et repasse sur le petit écran, laisse retentir le bruit assourdissant des klaxons de voitures alors que dans la vie de tous les jours la loi ne le tolère pas (article 47 de la loi relative à la protection et à la mise en valeur de l’environnement). Bref, alors que le ftour (la rupture du jeune) devrait être un moment de paix, de tranquillité et de sérénité après une éprouvante journée de jeûne, voici que nos oreilles sont martyrisées, agressés par les bruits insolents des publicités marocaines. « Le jeûneur – disait notre bien-aimé Prophète – a deux joies : celle de rompre son jeûne et celle de rencontrer Son Seigneur ». Messieurs les responsables d’al Aoula et 2M, avec vos programmes aux décibels intensifiés, la joie du ftour se transforme en véritable « viol » auditif. Drôle de ftour au pays de l’Islam ! Les responsables de la télévision nous rétorqueraient : « loi de l’audimat oblige ! ». Mais parce que le petit peuple est demandeur de ce type d’émission voire de ce type de publicité à grand spectacle, les gens instruits et les intellectuels de ce pays devraient se plier aux désideratas du plus grand nombre ?
Avancer la logique de l’audimat pour se défendre, c’est tuer tout épanouissement intellectuel et culturel dans ce pays. La mission d’une télévision n’est-elle pas aussi, à l’image de l’école, d’éduquer, de sensibiliser, de conscientiser les masses ? La télévision n’est-elle seulement qu’une immense scène destinée à amuser et à faire tordre de rire le téléspectateur, un type de téléspectateur ? Et même dans ce cas, le problème est que la conception de l’humour est la chose la moins partagée entre les êtres humains. Ce qui fait rire certains, peut faire « gerber » d’autres.
Dans une étude consacrée à l’influence de la télévision éducative sur la construction d’une culture scientifique chez l’enfant, l’auteur, Sarah El Hamidi, une enseignante universitaire à la Faculté́ des Sciences de l’Éducation de Rabat, explique que l’élève marocain est un grand consommateur d’émissions scientifiques à caractère ludoéducatif et que pour construire sa culture scientifique il recourt aux chaînes internationales (ex : National Geographic Abu Dhabi, Jazzera, Al Atfal…). Que peuvent trouver ces élèves dans la télévision marocaine pendant ce Ramadan, et même en dehors du Ramadan ? Un désert de connaissances, un abreuvoir de séries à l’eau de rose, de séries à l’humour imbuvable et funeste !
Dans un article déjà ancien, mais toujours d’une étonnante actualité et aux accents prophétiques, le sociologue Michel Crozier (1922-2013), le célèbre auteur de la « société bloquée », affirmait : « Dans très peu d’années, ce public « fasciné » par le petit écran comprendra la presque totalité de la population de sociétés comme la nôtre, l’essentiel de la culture vivante dont se nourrissent nos concitoyens aura été véhiculé par la télévision » (M. Crozier, « télévision et développement culturel »)
Par conséquent, quelles générations sommes-nous en train de préparer ? Quel sera cet « essentiel de leur culture vivante » pour reprendre Michel Crozier ? N’est-ce pas là ce que l’économiste sud-américain Celso Furtado (1920-2004), dans les années 70, appelait « le développement du sous-développement », le rayonnement de la culture de la misère menant fatalement à la misère de notre culture ? Comment pourra-t-on, dans cinq, dix, vingt ans, nous positionner dans l’espace mondial, dans le dialogue interculturel, avec une culture nationale de la misère ?
Une grande partie des téléspectateurs, comme c’est déjà le cas, se tournera vers les chaines étrangères et la plus grande partie des jeunes trouvera refuge dans les réseaux sociaux avec tous les dangers qui en découlent. Personnellement, pendant le ftour, je suis « branché » sur des télévisions qui reposent mon esprit et stimulent mon intelligence comme TV5, Arte et d’autres. Je me refuse à me laisser entraîner dans cette spirale culturelle de la misère. La conséquence malheureuse est qu’on aura, dans les années à venir, une génération coupée de ses racines, peu au fait des réalités de son pays et, ce qui est plus grave, dépourvue de nationalisme.
Revenons à cette logique de l’audimat qui semble gouverner les esprits des responsables du côté de la rue de Bhiri et de 2M. Michel Crozier, visionnaire, explique que la vraie attitude, ambitieuse, morale, autocratique, consiste : « à vouloir déterminer les critères de qualité et à les imposer au public, car celui-ci doit être éduqué et ce serait pour les responsables faillir aux devoirs qui sont les leurs que d’accepter de lui donner ce qu’il demande quand ce qu’il demande est « mauvais ».
Écoutez cela messieurs les responsables de Aoula TV et de 2 M. Et vous n’avez pas réglé le problème en faisant basculer les insatisfaits de votre chaîne Aoula vers althaqafia TV, car il y a matière à dire (mais ce n’est pas l’objet de cet article) sur le contenu et l’épaisseur des programmes de cette chaîne. Une chaîne qui devrait avoir honte de s’appeler althaqafia (culturelle). Nous présenter un menu, comme pendant le ftour, en nous disant : « ceux qui veulent des crêpes en prennent et ceux qui désirent des mlawis, qu’ils y goûtent », n’est pas une solution car al-Aoula est la chaîne nationale, et avec 2M les plus regardées. Ce sont celles qui présentent les informations capitales sur notre pays, la météo, bref ce sont ces chaînes qui sont regardées, par tous, pendant ce mois de ramadan. Je suis d’ailleurs curieux de connaître l’audience de althaqafia TV et les types de publics concernés.
La réflexion avancée par le sociologue Michel Crozier pose la question de la nécessité d’une politique culturelle. Quelle politique culturelle a-t-on à la télévision marocaine ? Quelle politique culturelle est celle du ministère de la culture ? Et quelle place et quel rôle celui-ci a-t-il prévu pour les médias marocains ? Force est de constater qu’il n’y a aucune politique culturelle ! Pas l’ombre ni même les balbutiements annoncés d’une politique. Tout semble suggérer, qu’en matière culturelle, nous naviguons à vue. Or « il n’est pas de vent favorable pour qui ne sait où il va », ainsi que l’a énoncé, il y a plus de 2000 ans, le philosophe romain Sénèque.
La création est le grand défi d’une télévision qui se veut celle de son époque, le 21ème siècle. Examinons les films marocains qui nous sont diffusés. Quelle création et quelle créativité sont derrière ces films ? Michel Crozier affirmait qu’en « l’absence d’une régulation automatique protectrice, les créateurs risquent de s’isoler de l’art vivant et de s’enfermer dans une routine ». C’est exactement ce qui se passe pour la télévision marocaine. Les ramadans se succèdent et la création des films et séries s’est enfermée dans une routine désolante, les scénarios des films de cette année étant la pâle copie des scénarios de l’année précédente et ainsi de suite, en remontant tous les ramadans des décennies passées. Crozier ajoute : « les créateurs ont besoin que soient expérimentés des formes nouvelles de communication qui ressuscitent le dialogue vivant ».
Si on prend par exemple la télévision japonaise, la chaîne d’un pays qui est loin de s’être endormi sur ses lauriers de puissance économique mondiale mais qui voit loin, elle sait diffuser les chefs d’œuvre de la culture reconnue auprès de la grande masse, les dramatiques historiques (saga des samouraï) ainsi que les documentaires auxquelles sont accordés les plus gros moyens de production. Dans notre histoire marocaine séculaire, très riche, n’y a-t-il pas des idées, des scénarios à créer, des films qui nous fassent vivre les époques des dynasties qui ont gouverné ce pays (les films turcs qui déferlent sur nous, ont su le faire s’agissant de leur propre histoire), des biographies de grands personnages qui habitent notre imaginaire ? Combien de films ont-ils été créés dans ce sens ? un ? deux ? ou zéro ? L’initiative d’un film, un seul, vieux de quelques années, sur Sidi Abderrahmane Ibn Majdoub, dont les paroles et les sagesses font partie intégrante de notre mythologie populaire, était une bonne idée. Mais le film très mal conçu n’a pas été « coaché » par des historiens pour éviter plusieurs erreurs inadmissibles. Ce n’est pas intéressant pour nos concepteurs de la télévision marocaine. Pour eux, ce qui se vend, ce sont des séries à l’eau de rose, où par exemple des femmes vont étaler leurs critères pour choisir un bon mari, accompagnées d’une vaste audition de rires stupides et aucunement en phase avec la situation censée faire rire.
Nous appelons de nos espoirs à un retournement de cette situation et à l’arrivée de personnes éclairées et responsables, à l’image du regretté et brillant Noureddine Sahel, pour amorcer une nouvelle orientation à la télévision nationale (Al Aoula et 2M), pour l’extraire de cette déprimante culture de la misère. Une télévision marocaine que nous aimons, mais qui nous déçoit tellement.
NB : Les opinions exprimées dans cette tribune ne sont pas forcément celles de la rédaction.