Amar Hamimaz
Ex Chef de division de la répression des fraudes
« Ô croyants ! Si vous défendez la Cause de Dieu, Il vous soutiendra et raffermira vos pas » (Saint Coran 47, 7)
NB : Je remercie mon fils, Rachid Hamimaz, Économiste, pour avoir relu ce texte et pour m’avoir montré certaines implications socio-économiques de ma réflexion nourrie par l’expérience d’une quarantaine d’années.
C’est le sociologue Max Weber (1864 – 1920) qui a le premier analysé et théorisé le concept de bureaucratie, même si le terme lui-même est attribué au Marquis Vincent de Gournay et si les Chinois sont considérés comme les premiers avoir mis en œuvre ce type d’organisation du travail. Émerveillé par l’organisation bureaucratique de l’État prussien, Max Weber va montrer que l’avantage majeure de la bureaucratie est qu’elle fait appel à une rationalité caractérisée par une adéquation entre fins et moyens, admirablement bien adaptée à l’évolution des sociétés modernes. La rationalité et l’efficacité de la bureaucratie dans les sociétés occidentales sont illustrées par la renaissance de l’Allemagne de l’ouest après la seconde guerre. Voilà un pays complétement rasé par les bombardements russes et ceux des forces alliées, mais qui renaitra de ses cendres, et deviendra, en l’espace de 15 ans, la première puissance économique européenne. Comment cette remise sur pied et ce développement fulgurants ont-ils été possible ? L’un des secrets réside dans les solides structures institutionnelles et bureaucratiques héritées des périodes prussiennes et nazies, qui ont échappé à la destruction.
Dans le Tiers Monde, en revanche, la bureaucratie est la source de multiples entraves au développement : formalités administratives nombreuses, lourdes et opaques, responsables verrouillés dans la trappe d’incompétence où les a conduit leur ascension hiérarchique, conformément au principe de Peter (qui stipule que « tout employé tend à s’élever à son niveau d’incompétence »), décisions administratives non réfléchies et coûteuses, induisant des coûts de transaction énormes pour les acteurs (coûts de recherche et d’information, d’échec dans les décisions prises, de supervision, du temps et des efforts passés à la vérification, de retard dans l’exécution des projets, de surveillance, de déplacement, de stress…).
La Corée du Sud qui, aujourd’hui, rayonne par son développement, allant jusqu’à menacer la toute-puissance japonaise ou chinoise, était dans les années 50 moins développée que le Maroc des années 80. Parmi les facteurs majeurs de sa fulgurante ascension, en moins de 60 ans, certains spécialistes de l’Asie désignent l’efficacité de sa bureaucratie. Celle-ci est en effet constituée de technocrates autonomes, insensibles aux pressions des acteurs économiques, vouant un amour illimité à leur pays et faisant passer les intérêts de leur patrie et de leurs concitoyens avant leurs propres intérêts.
En partant de ma propre expérience dans l’administration, je voudrais, dans ce texte, montrer que dans mon pays, le Maroc, aucun progrès ne peut être réalisé en matière de contrôle de la qualité sanitaire et de protection de la santé du consommateur, si les contrôleurs continuent d’être soumis à des pressions extérieures absolument insupportables. Ces pressions, que j’énonce dans un premier temps, avant de les développer et de les illustrer plus longtemps sont exercées par trois agents différents :
- L’administration. Ce sont des hauts responsables, parfois des ministres, qui font pression, à travers la hiérarchie, sur le responsable de la qualité sanitaire pour imposer une décision ou une dérogation, alors qu’ils sont incompétents en matière de contrôle de la qualité. S’il rechigne à se soumettre, l’agent contrôleur risque la mutation ou le limogeage.
- Certains parlementaires, eux-mêmes hommes d’affaire ou amis d’hommes d’affaire. Ces derniers peuvent parfois avoir recours aux premiers pour tenter d’obtenir, dans le champ administratif, des positions de rente ou des décisions favorables à leurs intérêts et contraires aux dispositions légales ou réglementaires en vigueur.
- Certains opérateurs économiques, qui font pression directement sur les contrôleurs, soit en mobilisant leurs connaissances dans l’appareil étatique et en mandatant certains bureaucrates afin de faire pression sur les fonctionnaires chargés du contrôle de la qualité, soit en tentant de les soudoyer.
Pressions de la part de l’administration
Parmi les blocages dont pâtit le contrôle de la qualité, figurent, en premier lieu, les pressions exercées par certains bureaucrates hiérarchiquement bien placés, qui viennent perturber le travail de contrôle de la qualité et de sanction des fraudes.
– Je porte à la connaissance du lecteur un premier cas édifiant tiré de ma propre expérience professionnelle. Dans les années 80, un agent de contrôle de la qualité des denrées alimentaires a été dénoncé par plusieurs commerçants d’une grande ville du pays pour la mise en place d’un système de pot-de-vin, au moment de ses inspections sur le terrain. Une commission d’enquête a été dépêchée sur les lieux et a confirmé ces accusations. Pour ne pas le radier définitivement de la fonction publique et lui donner une dernière chance, l’agent incriminé a été muté dans une petite ville du grand sud marocain, là où ses manœuvres ne pouvaient porter leurs fruits, une ville où le désert à perte de vue et les vents de sable allaient représenter son quotidien. Cet agent corrompu n’a eu de cesse que de faire annuler cette décision, en mobilisant notamment un dignitaire hautement placé dans l’appareil de l’état. J’ai ainsi reçu une lettre m’intimant l’ordre de surseoir à la décision de mutation, dans l’intérêt de la nation (sic !). La missive apportée à mon bureau, en grande pompe, expliquait que cette personne devait rester dans cette grande ville du Royaume où elle avait accumulé une petite fortune. Que faire ? Refuser signifiait pour moi l’arrêt net de ma carrière en raison du pouvoir exorbitant détenu par ce haut dignitaire. Dire oui, signifiait pour moi la fin de mes principes et du code éthique qui représentaient toute ma raison de vivre. Terrible dilemme qui m’a profondément affecté ! J’ai décidé de répondre par lettre à ce dignitaire, en lui expliquant, en des termes pesés, que dans l’intérêt de la nation, ce corrompu devait nécessairement rejoindre la petite bourgade du sud du Royaume où le vent du désert serait un baume à sa pathologie. J’ai attendu ensuite le verdict annonçant la fin de ma carrière. Mais Dieu m’a protégé. Aucune réponse ne m’est parvenue. L’intéressé est resté dans le désert et il n’a pas réussi, même en remuant ciel et terre, à retourner dans la ville où il avait fait ses premières armes en matière de corruption.
- Un second cas est celui de mes tentatives à dissuader la corruption au niveau des agents de contrôle de la qualité à travers tout le Royaume. J’avais rédigé une circulaire transmise à tous, qui interdisait formellement d’accepter des cadeaux de fin d’année. L’épouse d’un de mes inspecteurs, dans une des villes du pays, possédait un négoce de produits alimentaires. Afin de contourner ma circulaire et continuer d’approvisionner le magasin de son épouse, par le fruit de la corruption, l’inspecteur en question a eu l’idée sinistre de demander aux commerçants (honnêtes ou fraudeurs) qu’il était censé contrôler, non de l’argent, mais des avantages en nature, des cadeaux : des sacs de sucre en pain, de 64 kg chacun, plusieurs moutons, etc. Des plaintes de commerçants ont commencé à fuser de partout. Une commission d’enquête a été dépêchée sur les lieux. Elle a confirmé toutes les accusations. Au moment où je commençais à étudier le dossier pour le transmettre à la police judiciaire, je reçois un appel téléphonique d’un de mes supérieurs hiérarchiques me demandant d’arrêter immédiatement toutes les démarches à l’encontre de cet individu.
- Le troisième exemple est encore plus édifiant que les précédents. Il ne faut pas croire que les pressions ne proviennent que d’en haut. Elles ne sont pas exclusivement « top-down » comme le disent les Anglo-Saxons. Elles peuvent émaner parfois (même si c’est plus rare) du niveau le plus bas de la hiérarchie : le chaouch. Il faudrait une recherche sociologique approfondie pour jeter la lumière sur le pouvoir exorbitant du chaouch dans les administrations marocaines. Nous avions trois chaouchs qui s’occupaient de livrer les lettres et courriers à nos destinataires habituels : tribunaux, ministères, autres administrations, etc. Il faut savoir que dans notre travail de contrôle de la qualité, les infractions verbalisées étaient transmises au parquet des tribunaux, afin de prononcer les jugements attendus (paiement d’amendes, emprisonnement dans les cas les plus graves, etc.). Ces trois chaouchs portaient les lettres à la poste, pour les envoyer ensuite en recommandé au tribunal. Dans chaque enveloppe se trouvaient environ cinq dossiers. Ces chaouchs ont conçu un système ingénieux et diabolique de détournement des dossiers (1000 dossiers au total). Leur système consistait à vider les dossiers de leurs enveloppes, à l’exception d’un seul qu’ils envoyaient par la poste, et dont ils nous restituaient l’accusé d’envoi en recommandé. Ces trois chaouchs ont acheté une voiture et ont fait le tour des villes de Royaume pour négocier les dossiers. Aux différents fabricants ou commerçants concernés, la question était toujours la même : « voici ton dossier de transmission au Procureur du Roi, combien nous donnes-tu pour qu’on le déchire devant toi ? ». Ils se sont ainsi constitués une petite fortune en pots-de-vin. Mais nous avons finalement réussi à mettre un terme à cette incroyable entreprise de corruption. Leurs cas ont été transférés à la police judiciaire. Le tribunal les a jugés et condamnés à une peine d’emprisonnement. Chose curieuse, ils sont morts tous les trois en prison. C’est ce scandale qui a été à l’origine de ma mutation à Rabat en tant que chef de la division de la répression des fraudes.
- Un quatrième cas vécu est celui d’une entreprise de transformation de lait et produits dérivés. Alors que je me trouvais avec un collègue dans le bureau du directeur, qui nous avait quitté un court instant, mon regard baladeur s’arrêta sur une facture déposée sur son bureau. C’était une facture de 1000 kg d’un conservateur chimique dangereux et interdit. Je me souviens avoir dit à mon collègue : « Regarde ce que les Marocains consomment ! ». Un rapport a été établi et remis au ministre, lequel a téléphoné au directeur de cette société pour lui demander des informations. Le directeur a réfuté l’existence de ce conservateur acheté. Des pressions ont été exercées par la hiérarchie administrative pour empêcher la transmission du dossier au parquet. Le dossier a été classé.
- Il s’agit dans ce cinquième cas d’un torréfacteur d’un café renfermant 60 pour cent d’écarts (pois chiches, lentilles et autres rebuts) et vendu à travers tout le pays. A la suite des réclamations de plusieurs commerçants ulcérés par les verbalisations pour fraude, une enquête fut menée à la source même, ce qui a permis de mettre la main sur le fraudeur. Les nombreux prélèvements effectués et adressés au laboratoire officiel n’ont relevé aucune infraction. Les analyses nous étaient retournées avec la mention : « conforme » et ce pour la simple raison que les deux cadres de ce laboratoire étaient de mèche avec le torréfacteur fraudeur et s’appliquaient à nous renvoyer des analyses conformes à la réglementation. J’ai saisi le directeur de l’époque (M. Abaquil, toujours vivant) qui a écarté les deux fonctionnaires corrompus.
- Un sixième cas impressionnant est celui d’une société qui commercialisait une eau sous la dénomination : eau minérale, entreprise aujourd’hui disparue. L’enquête menée par une commission a révélé qu’il s’agissait d’une eau de puit non traité. Ce puits avait été creusé en pleine ville, faisant fi des risques de contamination de la nappe phréatique par des tuyaux d’égouts endommagés. L’eau était vendue sous le nom d’une source de montagne réputée. La poursuite devant le tribunal a été stoppée net par ordre direct de la hiérarchie.
Pressions de la part de la profession
Il existe des lobbies puissants d’acteurs économiques qui ont leurs entrées dans l’appareil d’état, et qui sont capables de mobiliser de hauts responsables de l’administration pour servir leurs intérêts personnels. C’est la politique du « être servi plutôt que servir (leurs concitoyens) ». Cet état de fait illustre les limites de la démocratie dans notre pays, dans la mesure où il y a une interconnexion presque fusionnelle parfois, entre la sphère publique, étatique et la sphère économique. Une situation démocratique normale exigerait plutôt une indépendance et une autonomie des deux sphères.
Voici à titre d’exemples, des situations que j’ai vécues à titre personnel, mais que d’autres responsables ont dû vivre également.
- Le premier cas est celui d’un négociant de vin qui voulait absolument détenir un nième agrément pour commercialiser son produit. Or il n’est pas possible de permettre à un négociant de vin de détenir plusieurs agréments de commerce en gros, en vin et autres boissons alcooliques. Comme il ne parvenait pas à obtenir un agrément commercial pour ouvrir son négoce, il contacta son ami, un haut responsable de l’administration, mon supérieur hiérarchique. Celui-ci m’appela en me demandant de lui délivrer le second agrément qu’il désirait à tout prix. Face à mon refus, ce haut responsable attendra que je sois en congé, pour faire signer cet agrément par mon intérimaire. Il ne manquera pas par la suite de se venger de mon manque de coopération, en remettant en question l’autonomie de l’administration de la répression des fraudes, en la désorganisant (voir mon article dans ces colonnes, « que reste-t-il du service de la répression de fraudes ? »)
- Un autre cas qui aurait pu avoir un dénouement tragique en ce qui me concerne est celui d’un fabricant d’huile d’olive. La visite de son unité avait permis aux contrôleurs de le prendre la main dans le sac. En effet, des volumes considérables d’huiles d’olive falsifiées (coupées avec de l’huile de table) avaient été découvertes dans une cachette, au sein de l’unité. Le fraudeur, un Haj (encore un), refusa formellement la rédaction d’un procès-verbal constatant l’infraction. Tout en ne cessant de discuter, il me poussa méthodiquement vers une cuve souterraine d’huile d’olive couverte par un scourtin (utilisé dans le pressage), jusqu’à ce que je mette un pied dans la cuve. Il s’en est fallu de peu que l’affaire ne se termine d’une manière dramatique, car plonger dans une citerne d’huile signifiait inexorablement la mort.
- Voici maintenant le cas d’un grossiste, qui cachait dans un immense coffre-fort un stock de colorants chimiques dangereux interdits par la loi. Pour se sortir d’affaire, il a retourné l’accusation contre les contrôleurs qui fouillaient son coffre en hurlant comme un fou : « Ya ‘ibad Allah, ces gens m’ont volé 3 millions de centimes qui se trouvaient dans mon coffre ! ». Il fut condamné à 5 ans de prison ferme.
- Une autre situation est celle d’un producteur raffineur, associé d’un haut dignitaire du pays, soupçonné d’avoir vendu à travers tout le royaume un mélange d’huile d’olive frelatée. Dans ce type de fraudes, la réglementation exige qu’on aille à la source. Nous avons voulu prélever des échantillons pour l’analyse afin de délimiter les responsabilités entre le fabricant et ses clients commerçants. Le fraudeur s’est opposé à ce que je prélève des échantillons et m’a lancé au visage avec mépris : « je ne peux accepter que des fils de bonne famille soient humiliés par des paysans, par des cul terreux ». Le gouverneur de la province (paix à son âme), un homme respecté et de grande probité reçut l’ordre de m’arrêter. Après enquête d’un divisionnaire de la police, le gouverneur en question refusa d’obtempérer. En prenant courageusement ma défense, il s’est exposé lui-même à de sérieux problèmes.
- Un autre cas impressionnant est celui d’un fournisseur qui approvisionnait d’importantes collectivités en produits alimentaires. Il avait été saisi et condamné pour fraudes. Il commercialisait, en effet, lui aussi, une huile d’olive falsifiée. Fou furieux, il entra, un jour, dans mon bureau, écumant de rage, la bave dégoulinant de la bouche. Il déposa un révolver sur mon bureau et me prévint que si d’aventure, il était de nouveau verbalisé, il ne manquerait pas de décharger sur moi son revolver.
- Une autre affaire vécue, non pas par moi qui suis à la retraite depuis plusieurs années, mais par des cadres de l’ONSSA, il y a quelques années. Elle est rapportée par Rachid Hamimaz dans son article cité plus haut, dont voici un extrait : « Dans le cadre d’un contrôle analytique renforcé de cette denrée de première nécessité qu’est le thé, plusieurs contingents de thés importés d’un pays d’Asie se sont révélés contenir des résidus de plusieurs dizaines de pesticides à des doses dépassant les limites maximales tolérées. Ils furent en conséquence bloqués au port. Les secondes analyses menées par le même laboratoire officiel sur les 2èmes échantillons démentirent par miracle les premières ! Pour solutionner ce problème, une réunion a été tenue entre l’autorité compétente et les représentants des importateurs de thé. Il leur a été proposé d’élaborer un cahier de charge à remplir par les fournisseurs. Les importateurs ont refusé prétextant que les prix allaient augmenter ». Dans cette affaire et à l’évidence une double pression (insupportable souvent) a été exercée, d’une part sur le laboratoire pour ne pas confirmer les premières analyses et d’autre part sur l’ONSSA pour débloquer la marchandise importée.
Pressions de la part de certains parlementaires, eux-mêmes hommes d’affaire ou amis d’hommes d’affaire qui ont eu recours à eux pour solutionner leurs problèmes. Il s’agit ici d’expériences personnelles et de cas rapportés.
- Le premier exemple est celui d’un produit bloqué au port en raison d’un taux de résidus de pesticides qui contrevient à la réglementation. Le responsable du contrôle qui a bloqué cette cargaison subit la pression de ses supérieurs hiérarchiques qui lui demandent de trouver rapidement une solution, voire de débloquer la cargaison au port. Rachid Hamimaz, dans son article cité plus haut, rapporte ce type de situation, vécue il y a quelques années, par d’anciens cadres de l’ONSSA (Office national de sécurité sanitaire des aliments) témoins de cette affaire et aujourd’hui à la retraite. Un miel importé d’un pays d’Asie est bloqué au port car il ne répondait pas aux normes marocaines, dans la mesure où il était reconstitué et allongé au glucose : « La cargaison a été immobilisée au port et les résultats ont été reconfirmés suite à une seconde analyse. Des pressions ont été exercées sur l’autorité compétente de contrôle pour débloquer la cargaison immobilisée au port. L’importateur concerné bénéficiait en effet d’appuis politiques puissants. L’autorité compétente a convenu avec cet importateur influent, contre un engagement écrit, de ne destiner ce « miel » qu’aux confiseries et industries de tabac. Il n’a malheureusement pas honoré ses engagements et a interdit l’accès de ses sites aux inspecteurs. Le soi-disant miel a été écoulé sur le marché national ». Un concentré de sucre, écoulé, avec la dénomination miel pur, sans scrupule aucun !! Ce cas comme le précédent, que je n’ai pas vécu, montre que l’histoire se répète, toujours et toujours, à travers les décennies. Les personnes changent mais les jeux de pression et de recherche de position de rente se reproduisent à l’infini.
- Un second cas que j’ai vécu est celui d’un député qui m’a affronté devant le ministre pour libérer une cargaison de café, bloquée au port, et en provenance d’un pays d’Afrique Sub-saharienne. Ce café contenait plus de 60 pour cent d’écarts de triage et ne répondait absolument pas à la réglementation marocaine. C’était tout simplement un café impropre à la consommation. Le vendeur voulait écouler sur le marché ce produit. Quel était l’argument avancé par ce député ? « Ce pays nous aide dans l’affaire du Sahara ». Pour ce député, ce prétexte était suffisant pour donner à boire de la « camelote » aux Marocains !
- Un troisième cas a été vécu par l’auteur de cet article lorsqu’il était contrôleur de la qualité dans une des villes du royaume, dans les années 60. Le député, homme d’affaires, se livrait à ce qu’on appelle le fardage des fruits et légumes. Cette opération, interdite par la loi, consiste à maquiller des fruits et légumes abîmés, à l’aide de colorants et conservateurs pour leur donner une nouvelle vie, un nouveau look. Ce député a exigé que je sois relevé de mes fonctions. Je n’ai dû mon maintien qu’à l’appui inconditionnel de feu Taleb Jaouahri, mohtassib, un homme, comme je l’ai dit dans un précèdent article (« Hisba et contrôle de la qualité dans la ville de Fès »), d’une probité et d’une bonté exceptionnelles.
- Un quatrième cas a été évoqué dans notre article précédent (« conseils pour déjouer la fraude ») relatif à la commercialisation de milliers de tonnes d’engrais qui n’étaient en fait que de la terre blanchâtre. L’homme d’affaires, pris en faute, n’a pas hésité à contacter le député de ma région natale qui est venu dans mon bureau pour défendre le fraudeur. Ce député était mandaté pour me proposer une somme colossale afin de taire et de classer l’affaire. J’ai transmis le dossier au tribunal. Encore un drame de notre justice, ce grand falsificateur a bénéficié de circonstances très atténuantes pour être condamné à seulement 700 dirhams d’amende. Comment réprimer et surtout dissuader la fraude si la justice dans ce pays ne suit pas, ne joue pas son rôle ?
On peut continuer encore et encore à relater plusieurs affaires que j’ai personnellement vécues et qui montrent que les pressions provenant de l’administration, de parlementaires ou d’hommes d’affaires empoisonnent véritablement le travail de contrôle de la qualité alimentaire. Ces cas suggèrent également que la démocratie que nous tentons de bâtir, tant bien que mal, n’est pas chose facile. Cet objectif nécessite des ajustements importants de nature à empêcher ces incursions répétées dans le champ institutionnel, destinées à s’accaparer des positions de rentes (notamment administratives) qui mettent en jeu des pots-de-vin et autres avantages en échange de l’octroi de faveurs. Le fameux État développementaliste, qui fait le succès de la Corée du Sud, ne peut assurer ses fonctions de développement s’il est miné par des conflits internes et des pressions multiples, émanation des intérêts des différents acteurs économiques. Ce que nous avons voulu montrer dans le cas du contrôle de la qualité est valable pour plusieurs secteurs soumis aux pressions de toutes sortes.
Il s’agit donc d’être indulgent envers le travail de contrôle de la qualité effectué aujourd’hui. Il se trouve au carrefour d’une multitude de pressions, différentes les unes des autres, qui viennent ralentir et perturber sérieusement le travail sur le terrain. On ne peut imaginer les pressions auxquelles les contrôleurs doivent faire face. Nos hauts responsables ainsi que nos contrôleurs devraient méditer cela et faire en sorte que le contrôle de la qualité soit à l’abri de toute pression quelle qu’elle soit. Peut-on imaginer que la police nationale soit soumise à des pressions pour ne pas arrêter les voleurs et criminels qui menacent notre sécurité ou pour ne pas sanctionner des policiers qui acceptent des pots-de-vin ? La réponse est négative et il doit en être de même pour ce qui est de la police sanitaire censée protéger notre santé.
Nos distingués lecteurs qui se posent la question, à l’occasion de leurs commentaires (« où sont les contrôleurs de la qualité ? où est l’institution censée défendre les consommateurs marocains ? ») devraient comprendre que ces personnes font ce qu’elles peuvent. En Belgique qui est un petit pays, le contrôle de la qualité bénéficie de moyens techniques et humains autrement plus importants que les nôtres. Ainsi, l’AFSCA, l’agence fédérale belge pour la Sécurité de la Chaîne alimentaire a autant de cadres opérationnels que notre ONSSA.
Le géant américain, l’agence fédérale, la Food Drug Administration (FDA), dispose de vingt mille contrôleurs, en plus des fédéraux qui, dans chaque État de l’Union, contrôlent la qualité alimentaire. Il faut ajouter à cette agence, les Département de la santé et des services humains (DHHS), le Ministère de l’Agriculture des États-Unis (USDA), et l’Agence de protection de l’environnement, qui sont les principaux organismes fédéraux réglementant l’aquaculture et les œufs aux États-Unis d’Amérique. L’ONSSA au Maroc, c’est à peine 1500 cadres opérationnels, si nous excluons les chauffeurs et le personnel administratif. Peut-on avec un tel effectif contrôler les milliers de souks marocains à travers le territoire (voir article de Rachid Hamimaz sur les souks sur ces colonnes) qui ne voient presque jamais le visage d’un contrôleur, les milliers d’entreprises agro-alimentaires, les milliers de négociants et commerçants, les dépôts des centaines d’importateurs, les nombreuses cargaisons de produits importés au port, etc. ?
Nos hauts responsables ne semblent pas avoir pris la mesure de cette réalité et se soucient peu de la santé de leurs concitoyens. La preuve est que des milliers de tonnes de poivrons ont été refoulés, il y a trois mois, d’Allemagne, en raison de la présence de résidus de pesticides interdits et dangereux pour la santé, notamment du méthiocarbe, une substance chimique phytosanitaire, entrant dans la composition de produits servant à lutter contre les insectes et acariens, dans les champs de certains fruits et légumes, comme les tomates, les poivrons et les courgettes. Cette substance est strictement interdite par la réglementation européenne. Même décision pour la Tchécoslovaquie qui vient, tout récemment, de refouler des cargaisons de poivrons marocains. Que nos responsables nous donnent une assurance ferme que ces milliers de tonnes de poivrons n’ont pas été écoulés sur le marché intérieur et qu’ils ont été détruits. Ils ne peuvent pas nous donner cette assurance, car la consternante réalité est qu’ils ont été, ou sont en cours d’écoulement sur le marché marocain, comme ce fut le cas il y a quelques années pour les tomates et autres légumes. Pour nos hauts responsables, la santé du citoyen marocain n’est pas aussi précieuse que celle du citoyen européen. Telle est la dramatique réalité.
Le problème de notre pays n’est pas celui d’un déficit de textes réglementaires, mais celui d’un déficit de leur application. Ces pressions doublées de l’incompétence et de l’insouciance de nos hauts responsables, entravent le plus souvent cette application.
Trois questions centrales ne manquent pas de se poser. Nous les posons aux citoyens et aux responsables.
- Ainsi que s’interroge Dr. Mostapha Bahri dans son article sur les associations de consommateurs publié dans ces colonnes : « comment avoir une vraie politique consumériste cohérente lorsqu’on sait que le contrôle de la qualité et la protection du consommateur sont éclatées entre plusieurs institutions, notamment le ministère du commerce d’un côté, d’autres départements et l’organisme national de sécurité sanitaire des produits alimentaires de l’autre ? ». Ceci dilue les responsabilités et est contraire à la déclaration gouvernementale voulant associer responsabilité et imputabilité.
Dans un autre article, Dr. Mostapha Bahri posait la question suivante : comment le ministère du commerce et de l’industrie peut-il être juge et partie ? représenter les intérêts des commerçants et industriels et défendre le consommateur ! Dans nulle démocratie occidentale on observe cette absurdité !
- Ne faut-il pas unifier les services de contrôle de la qualité alimentaire et non alimentaire ? Créer un seul organisme (des modèles à l’international ne manquent pas), et surtout le soustraire à un ministère de tutelle? Le faire relever directement du premier ministre ou l’autonomiser complétement, à l’image de la sureté nationale, pourrait être une garantie et une protection contre toutes les pressions bureaucratiques et économiques d’un autre âge.
- Dans la mesure où certains députés également hommes d’affaires n’hésitent pas à utiliser la sphère administrative, afin d’atteindre leurs objectifs économiques, nous posons la question de l’incompatibilité entre différentes fonctions : « Le député ne doit-il pas se consacrer exclusivement à la fonction de parlementaire pour laquelle il a été élu par le peuple, et déléguer ses affaires à un gestionnaire ? ». Les démocraties des pays riches ont répondu intelligemment à cette question. A nous d’en faire autant. Ceci permettrait de se protéger (relativement !) contre certaines pressions parlementaires exercées sur l’administration, nuisibles dans tous les cas à la poursuite d’un contrôle efficace de la qualité
- Comment cette fois-ci interdire aux fonctionnaires bureaucrates d’être les mandataires des intérêts d’acteurs puissants, évoluant dans la sphère économique ? La solution, à mon avis, se trouve dans le code de la fonction publique. On doit pouvoir sanctionner le fonctionnaire qui, dans la sphère administrative, se transforme, en échange de faveurs, en véritable valet d’acteurs économiques puissants.
- Ces dernières questions 3 et 4 visent à trouver des solutions aux cas 2 et 3. Mais quelles solutions à la pression administrative, provenant des bureaucrates de l’étage supérieur ? Réponse : il n’y a pas mille solutions. Il faut revoir les procédures de nomination de nos responsables et hauts responsables et s’inspirer des nominations, à travers les âges, des mouhtassibs. Mettre en avant les compétences et les capacités issues d’une expérience solide mais pas seulement. L’enquête habituelle de la police qui précède la nomination n’est apparemment pas suffisante. La preuve est que cette enquête doit pouvoir mettre en évidence les biens accumulés illicitement (maisons, propriétés) détenus par ces futurs nominés, et les écarter. Ce n’est pas le cas. Enquête de forme et superficielle pour dire qu’on a fait une enquête. Il est fort à parier que cette enquête est soumise, elle aussi, à des pressions, pour retenir, tel ou tel favori à un poste de responsabilité. Il faudrait vérifier les valeurs et qualités humaines (probité, honnêteté, attitudes face à la prise décision et à la responsabilité, etc.) du candidat à la nouvelle fonction, car celui qui se comporte en tant que valet d’acteurs puissants, en dehors de la sphère administrative, a sans doute été habitué à cette servilité dans des postes précédents !
Parfois le bureaucrate (haut responsable) est le favori d’un parti politique qui le défend, contre vent et marées, pour accéder à une fonction, en principe a politique, alors que seuls des commissions mixtes neutres peuvent faire émerger avec objectivité les meilleurs candidats. Il est évident que le gouvernement ne rejettera jamais cette candidature appuyée par un de ses ministres, lui-même affilié à un parti. Ces « poulains » vont servir avec loyauté le parti politique qui les a pistonnés, avant de servir les intérêts de leurs concitoyens, et se servir par la même occasion.
Notre droit pénal gagnerait à être amélioré en s’inspirant de situations prévues dans le Code pénal français récent, notamment la dimension dite du trafic d’influence actif et passif.
Le trafic d’influence, à la différence de la corruption vise, selon le Sénat français, « une relation corrompu-corrupteur, s’appliquant à une relation triangulaire dans laquelle une personne dotée d’une influence réelle ou supposée sur certaines personnes échange cette influence contre un avantage fourni par un tiers qui souhaite profiter de cette influence. Comme pour la corruption, le droit pénal français distingue le trafic d’influence dans ses deux dimensions (active et passive) ».
Le code pénal français élaboré à l’époque napoléonienne, largement amélioré depuis 2000, punit le trafic d’influence impliquant des agents exerçant une fonction publique. Deux hypothèses notamment sont prévues :
– « le trafic d’influence passif qui est commis soit par une personne exerçant une fonction publique (article 432-11), soit par une personne privée qui se prévaut d’une influence réelle ou supposée sur les pouvoirs publics (article 433-2) » ;
– « le trafic d’influence actif qui désigne les agissements d’un tiers qui offre un avantage soit à une personne exerçant une fonction publique (article 433-1) soit à un particulier qu’il sait ou croît supposer qu’il possède une influence sur les pouvoirs publics (article 433-2) ».
Les sanctions diffèrent selon les cas. Lorsque le trafic d’influence engage de simples particuliers, les peines peuvent aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et à 75.000 euros. Si en revanche, le trafic d’influence met en scène un agent de la fonction publique qui sert d’intermédiaire ou de mandataire au « trafiquant » d’influence, ces sanctions sont aggravées et peuvent atteindre dix ans d’emprisonnement et 150.000 euros d’amende. Si ce trafic met en jeu la corruption, des peines complémentaires prévues (en cas de corruption) s’appliquent.
Je voudrais à la fin de ce texte inviter nos amis lecteurs à ne pas généraliser mes propos. La grande majorité des commerçants et des fabricants de notre pays sont des personnalités honorables qui travaillent honnêtement pour subvenir aux besoins de leurs familles, conforter l’économie nationale, dans le respect des règles et des lois. Il en va de même pour les bureaucrates. Mais il me semblait important de rendre visible cette partie cachée de l’iceberg, soustraite au regard, cette minorité corrompue, hautement nuisible, dans les dégâts socio-économiques, éthiques et politiques sont immenses au regard de leur nombre relativement réduit. Il s’agit simplement, comme l’affirme l’expression française bien connue, de « séparer le blé de l’ivraie ».
Je tiens enfin à préciser au distingué lecteur que je suis un homme parvenu au crépuscule de la vie, par la grâce de Dieu, et que je n’attends plus rien de cette vie. Tous les faits que je rapporte sont la stricte vérité, j’en atteste devant Dieu et les hommes (et les femmes bien entendu !). Après ce véritable parcours du combattant, je rends grâce au Seigneur de m’avoir permis d’arriver à la retraite et de la dépasser, et surtout indemne et préservé.