Ci-après la troisième et dernière partie de l’étude de M.Hamid Derrouich consacrée au terrorisme, ses racines et ramifications.
La coopération sécuritaire : un enjeu réel…
La mobilité des djihadistes place les services de sécurité dans une situation de stress permanent. Les noms de Marocains reviennent souvent dans les rapports de la Justice des États européens et des États-Unis. Ainsi, le juge anti-terroriste espagnol Juan Del Olmo a pu interroger Saâd Houssaïni membre dirigeant du GICM. Pour la justice espagnole et américaine, il se pourrait que ce Marocain soit le lien entre le 11 septembre 2001, le 16 mai 2003 et le 11 mars 2004 et surtout le grand révélateur de l’implication de la cellule espagnole d’Abou Dahdah dans les trois attentats.
Laquelle cellule est composée majoritairement de Marocains. Tenant compte, vraisemblablement, de la nécessité d’augmenter le niveau de la coopération sécuritaire, les ministres de l’Intérieur, Marocain et Espagnol ont convenu, dans le cadre de la coopération sécuritaire, d’ouvrir un commissariat conjoint à Tanger et un autre à Algésiras.
Dans les deux bâtiments, des policiers marocains et espagnols travaillent ensemble pour lutter contre le crime organisé, le trafic de drogue, le terrorisme et coordonnent leurs actions en matière de renseignement, de prévention d’intervention. Tous ces aspects feront partie des prérogatives des deux corps conjoints.
Les services français, qui entretiennent des relations solides avec leurs homologues marocains, suivent également les agissements des djihadistes marocains et leurs connexions établies dans l’Hexagone.
A plusieurs reprises, les anciens juges anti-terroriste Jean-Louis Bruguière et Marc Trévidic s’étaient rendus au Maroc depuis les attentats de Casablanca et Madrid, mais également dans le cadre de ce qui est connu en France sous le nom de la filière irakienne dirigée par Farid Benyettou (repenti se dit-il aujourd’hui) soutenu par le Marocain Saïd Abdellah, actif comme agent recruteur.
Benyettou a réussi a enrôler un certain Chérif Kouachi. En janvier 2015 Saïd et Chérif Kouachi déciment la rédaction de Charlie Hebdo pour venger le Prophète de l’islam, disaient-ils.
Par ailleurs, trois des quinze personnes interpellées le 5 avril 2004 par l’ancienne DST française à Mantes-La-Jolie et à Aulnay-Sous-Bois dans la banlieue parisienne ont fait déjà l’objet d’un mandat d’arrêt international lancé par les autorités marocaines dans le cadre de l’enquête sur les attentats du 16 mai 2003.
La France paraît ainsi prendre pleinement conscience de l’ampleur de la menace terroriste représentée par les “Afghans marocains’’ régulièrement installés en France.
Lors du procès qui s’est tenu du 04 au 20 juin 2007 devant le tribunal correctionnel de Paris, 8 de ladite cellule ont été accusés d’avoir soutenu logistiquement des membres avérés du GICM. Ils ont été en contact, selon l’acte d’accusation, avec Tayeb Bentizi, condamné à 18 ans de prison au Maroc, et Mohammed Guerbouzi, dont Londres refuse l’extradition au Maroc. Sept des huit accusés ont grandi à Mantes-la-Jolie où ils ont fréquenté la mosquée où officiait Bentizi.
Toutes ces cellules démantelées en Espagne, en France et en Belgique avec le concours des autorités marocaines ne sont que la partie visible de l’iceberg. Pour le renseignement français, « les Marocains du GICM créent un terrible casse-tête. Ce ne sont pas, selon eux, des éléments faciles à repérer. Car, indique le patron des services français en charge du contre-espionnage, ceux qui font partie des cellules dormantes (du GICM en France) sont des gens totalement intégrés dans la société française et, a priori, à l’abri de tout soupçon. Ils travaillent, ils ont des enfants et des familles et disposent d’adresses fixes »
…soumis au bon vouloir des services
La coopération en matière de sécurité est loin d’être un long fleuve tranquille. La différence des méthodes, voire la culture de travail, posent parfois de sérieux problèmes d’efficacité.
Cela dit, le fait plus préoccupant pour la communauté du renseignement européen est celui de l’autonomie totale des cellules du GICM implantées dans le Vieux continent. Contrairement à ce qui a été avancé jusqu’ici par les services marocains, les Européens sont dorénavant convaincus que les djihadistes marocains en Europe n’ont pas besoin d’être épaulés par la direction d’Al-Qaïda pour pouvoir concevoir et mettre en exécution une opération terroriste.
Les djihadistes d’origine marocaine ne sont plus des sous-traitants des organisations terroristes. Pour les autorités espagnoles notamment, le manque de coordination entre leurs services et ceux du Maroc, avant le 11 mars, était une erreur.
Mais pour les services espagnols, le GICM a désormais une autonomie réelle, ce que les autorités marocaines contestent toujours. Des cellules comme celle de Jamal Zougam et Mohamed Chaoui n’ont besoin, en rien, selon les Européens, des “caciques’’ d’Al-Qaïda, pour agir.
Les révélations de la presse laissent à penser que derrière le terrorisme lui-même se cache une guerre des services de renseignement. Ce n’est pas une guerre directe à l’image de celle connue durant la guerre froide.
Elle est surtout la conséquence de longues années de non coopération ou de coopération “molle’’ qui ont poussé les divers services à engager des éléments indicateurs afin d’infiltrer les groupuscules islamistes, et qui au fil du temps se sont engagés dans d’autres voies encore plus dangereuses pour la sécurité d’autres pays, amis de surcroît.
Ainsi, lorsqu’enfin le procès des attentats de Madrid s’ouvre, son principal accusé Jamal Zougam, le Marocain suspecté d’être l’un des auteurs des attentats de Madrid, avant son passage devant les juges à partir du 15 février 2007, a impliqué l’ETA.
Il a demandé la présence des activistes basques : Gorca Vidal, Irkos Padio Bordi et Hiri Parot, les trois terroristes présumés qui ont été arrêtés 11 jours avant les attaques de Madrid.
Il demande également la comparaison des explosifs du 11 mars avec ceux utilisés dans les actions de l’ancienne organisation séparatiste basque.
« À qui profitent les accusations contre les Marocains et le Maroc ? Et pourquoi Aznar soutient toujours que l’ETA et Al-Qaïda travaillent la main dans la main ? Sans oublier de demander à quelle fin servaient les multiples versions des polices espagnoles et des juges ? » s’interrogeait alors La Gazette du Maroc.
A notre sens, ce sont les attentats de Casablanca, le 16 mai 2003, qui ont été les premiers mis en avant pour expliquer les attaques de Madrid. Le lien se faisait de lui-même surtout que beaucoup d’accusés au Maroc ont séjourné en Espagne.
Ce qui pourrait aussi dire que les attentats de Casablanca ont été planifiés en Espagne. Mais cet aspect des investigations a toujours été occulté pour des raisons simples.
Quand 95% des détenus marocains du 16 mai ont été formés dans la cellule espagnole d’Abou Dahdah, il est plus que logique d’en déduire que les actes commis au Maroc ont pris d’abord corps en Espagne.
Par ailleurs, Jamal Zougam dans un entretien en 2007 accordé à El Mundo affirme avoir été approché en 2001 par les services du CNI (espionnage espagnol) pour lui proposer de travailler pour eux comme informateur et de fournir des informations sur les étrangers qui fréquentaient la mosquée de Lavapiés, un quartier de Madrid où vivait la majorité des membres du commando impliqué dans l’attaque de Madrid.
Révélateur l’est aussi l’exemple de l’affaire Belliraj, du nom du Belgo-marocain Abdelkader Belliraj, le chef présumé du réseau terroriste démantelé au début de l’année 2008 au Maroc. Lors de sa détention, Abdelkader Belliraj s’avère être un indicateur officiel rémunéré par la Sûreté Belge.
La révélation, pour le moins troublante, a fait l’effet boule-de-neige, tant dans la presse que dans les cercles politiques belges. « La Belgique avait-elle couvert des faits de grand banditisme (trafic d’armes important à destination du Maroc et hold-up) pour protéger un informateur ? », s’interrogeait la chaîne de télévision RTBF.
« Comment la Sûreté belge a-t-elle pu recruter et rémunérer un tueur d’Al-Qaïda actif en Belgique, avec du sang sur les mains, depuis 20 ans ? », se demandait, pour sa part, le quotidien La Dernière Heure.
Jo Vandeurzen, alors ministre de la justice belge, a demandé l’ouverture d’une enquête sur la manière dont les services de renseignement de son pays ont collecté et traité les informations concernant le dossier de Belliraj.
Le quotidien belge le Vif/L’Express rapporte qu’en 1990 « le domicile de Belliraj, à Molenbeek-Saint-Jean, avait déjà été perquisitionné dans le cadre d’une enquête judiciaire sur un trafic d’armes. Rien n’avait été retenu contre lui. Dénué, alors, de tout casier judiciaire, l’homme a été testé longuement par la Sûreté avant que celle-ci ne le recrute, en 2000 (année de sa naturalisation), comme source rémunérée. (…) »
Abdelkader Belliraj a-t-il échappé au contrôle de son officier traitant de la Sûreté, ou bien celui-ci avait-il fermé les yeux sur les trafics de toutes sortes en échange d’informations ? Une chose est sûre néanmoins : les services de sécurité marocains – offensifs sur le territoire belge, c’est-à-dire pratiquant le recueil direct des informations, avec leurs propres agents – n’ont pas averti leurs homologues belges des soupçons qui, au Maroc, pesaient sur les membres du réseau Abdelkader Belliraj. Cela traduit, sinon une attitude hostile, du moins, une réelle méfiance.
Les services marocains ne sont pas en reste. Il est de bonne guerre de voir de temps en temps éclater dans les colonnes de la presse européenne des affaires de fonctionnaires dans des postes sensibles que les services marocains ont réussi à retourner.
La dernière en date (juillet 2017) est celle révélée par le quotidien français Libération au sujet de l’arrestation d’un capitaine de la Police Aux Frontières, opérant dans la zone très sensible d’Orly. L’enquêté a établi que le capitaine s’est livré pendant des années à un trafic d’informations ultrasensibles, notamment des fichés S, avec un agent marocain basé à Paris, par l’intermédiaire d’un responsable d’une société privée, implantée à Orly et spécialisée dans la sécurité aérienne et aéroportuaire.
La communauté du renseignement face à l’œil de Bagdadi
Bien qu’il soit affaibli, l’œil de Bagdadi, qui nous rappelle celui de Sauron dans la Trilogie du Seigneur des anneaux, a déjà orienté ses hordes noires vers les Comtés de la Terre du Milieu.
Le chaos qui se profile ne tolérera plus aucun égarement comme celui du 20 février 2014 où des policiers avaient fait irruption dans la résidence de l’ambassadeur du Maroc à Paris pour remettre une convocation à Abdellatif Hammouchi, patron alors la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST).
« On ne peut pas, dit-on à Rabat, accuser le chef des services de renseignement de torture et s’attendre à ce qu’il continue à vous livrer des informations ».
La réaction du Maroc ne tardera pas. Il prive alors la France non seulement des informations traitées sur les ressortissants installés ou de passage au Maroc, mais aussi de celles collectées à travers les réseaux étendus du Royaume en Irak et en Syrie ainsi qu’au Sahel et en Afrique de l’Ouest. C’est un handicap de taille pour la DGSE et la DGSI qui de fait, se retrouvent privées d’informations sensibles sur les binationaux, franco-marocains en particulier.
Mais la situation devient intenable notamment lorsque les hordes du Calife noir de Bagdad font parler les Kalachnikovs en plein Paris et font couler beaucoup de sang innocent sur les terrasses de cafés et sur la scène du Bataclan le soir d’un 13 novembre 2015.
Désormais, pour le premier ministre Manuel Valls « la France est en guerre ». Oui, la guerre n’est plus lointaine. Elle s’est produite dans les 10ème et 11ème arrondissements de Paris.
La France en guerre ne peut pas se passer d’un allié solide comme le Maroc. C’est cette France en guerre qui réhabilite solennellement Abdellatif Hammouchi.
L’homme que la justice française voulait auparavant interroger sera décoré de la Légion d’honneur pour services rendus. En effet, c’est grâce à un renseignement des services marocains que leurs homologues français ont pu remonter la piste d’Abdelhamid Abaaoud, le cerveau présumé des attentats du 13 novembre 2015, en retrouvant la trace de sa cousine Hasna Ait Boulahcen, surveillée par la police pour son implication dans un trafic de drogue et sa radicalisation surprenante.
Mais la lutte contre l’ennemi qu’est désormais l’organisation Etat Islamique révèle aussi une certaine sous-estimation des capacités de nuisance de Daech.
Au Maroc, comme ailleurs en Europe, l’idée que cette organisation allait occuper des territoires entiers et y exercer son autorité effective n’inquiétait presque personne. Les pays européens ont fermé les yeux sur les départs massifs de Belgique, de France, d’Hollande, d’Espagne vers les zones de combats. Les familles des enfants, mineurs pour beaucoup d’entre eux, partis au Jihad étaient livrées à elles-mêmes.
La prise de Mossoul, la lutte pour la prise de Kobani et l’afflux des images sur les atrocités indescriptibles commises dans les zones contrôlées par Daech ont certainement changé la donne.
En Europe comme au Maroc, les autorités ne peuvent plus continuer à fermer les yeux sur le fléau des départs massifs qui, à terme, risquent de se transformer en boomerang décapitant.
Cette prise de conscience quant à la nécessité d’assécher les recrutements qui s’opèrent au Maghreb comme en Europe est probablement liée aussi à la position des étrangers dans les structures décisionnelles de Daech.
Ces derniers n’occupent principalement que des tâches subalternes. Abdelaziz Mehdali, alias Abou Oussama Al-Maghrebi et Mohamed Hamdouch, alias Kokito actifs dans Le mouvement Cham Al-Islam, composé essentiellement de jeunes Marocains, n’étaient que des égorgeurs sadiques médiatisés par Daech.
« Aucun Marocain ne siège au conseil militaire, ni à celui de la choura [assemblée consultative] ou au conseil chargé des questions théologiques ou de la Commanderie », explique Hicham Al-Hachemi, spécialiste irakien de Daech.
De ce point de vue, les futurs revenants du Cham ne seront que des soldats du Califat, envoyés à la mort dans leurs pays d’origine. Il n’y aurait probablement pas parmi eux ni cadres qu’il faudra à tout prix capturer vivants, ni des connaisseurs des ramifications et des cellules dormantes de l’organisation en Europe et au Maroc.
Sur les 1355 combattants marocains recensés en mars 2015 par Abdelhak Khiame, patron du BCIJ, 500 ont trouvé la mort en Syrie contre 40 en Irak.
Ces recensements se compliquent davantage lorsqu’il y a lieu de prendre en compte les binationaux. L’échange d’informations sur cette catégorie est crucial afin d’établir des statistiques fiables sur les combattants étrangers dans les rangs de Daech et éviter que des revenants parmi eux échappent aux mailles des filets des polices aux frontières.
A l’intérieur comme à l’extérieur, l’engagement du Maroc dans la lutte contre le terrorisme en fait un maillon important dans une chaine de commandement de sécurité mondiale.
Pays coalisé, le Maroc devient de fait une cible de première des djihadistes. Le plan Hadar, dispositif de mise en commun de moyens de plusieurs corps de la sécurité au Maroc, est pensé comme une des réponses à l’évolution de la menace terroriste.
Dans le même sillage, le Maroc intègre dès décembre 2014 la coalition internationale contre Daech confirmant ce que certains journaux américains, dont The New York Times, avaient déjà annoncé : le Maroc participait aux frappes contre Daech en Irak avec une escadrille de six chasseurs F-16.
L’évolution de la menace terroriste implique ainsi non seulement le renforcement de la coopération sécuritaire, mais aussi l’opérabilité des instruments d’évaluation du risque terroriste et de lutte anti-terroriste.
Il est important de sortir des clichés réducteurs et des partis pris idéologiques. Chacun, là où il est et de la position qui est la sienne, doit être conscient de la menace terroriste…
Après tout, il en va de la sécurité, ce bien qui nous est commun.
Hamid DERROUICH, Docteur en
Science Politique, Réalisateur de films documentaires