Le prix de la sardine a connu une nette hausse durant le mois d’août 2024
Par El Mostapha BAHRI, Consultant Economiste
Le 7 du mois de juillet de l’année 2001, a été marqué par le passage d’un système où les prix étaient fixés et contrôlés par l’État à un système où ils sont déterminés par les forces du marché, c’est-à-dire l’offre et la demande, ou encore par le jeu de la concurrence. Depuis cette date, le principe est la liberté des prix et l’exception est leur réglementation (fixation).
Ce changement de la politique des prix était la conséquence d’une politique économique suivie par le pays dans le cadre du programme d’ajustement structurel (PAS) entre 1983 et 1993. En effet, la période cruciale d’application des mesures du PAS, a été marquée par des réformes économiques. Ces dernières ont été introduites en réponse à une crise économique profonde que traversait le Maroc au début des années 1980. Cette crise était caractérisée par une dette extérieure croissante, des déficits budgétaires élevés, une inflation galopante, et une balance commerciale défavorable.
Ainsi, les principaux objectifs du PAS étaient de stabiliser l’économie du pays, de réduire les déséquilibres macroéconomiques, et de créer les conditions pour une croissance économique durable. Pour atteindre ces objectifs, les mesures préconisées ont concerné la réduction du déficit budgétaire, la libéralisation économique (libéralisation des prix entre autres), la réforme du secteur financier et les réformes commerciales qui encourageaient l’ouverture accrue de l’économie marocaine à l’extérieur.
A rappeler dans ce cadre que les décennies 80 et 90 ont connu la libéralisation progressive des prix et services, notamment pour ceux où la concurrence par les prix pouvait jouer. Cette déréglementation des prix a été appliquée à travers trois types de libéralisation, à savoir la libéralisation contrôlée, celle surveillée et enfin celle de la liberté totale.
La fin des années 90 se caractérisait par une certaine stabilité des prix, avec une inflation maîtrisée qui oscillait entre 3% en 1993 et -1,8% en 2000, avec deux pics en 1995 avec 7,5% et en 1998 avec 11,5%.
Les années qui suivirent la mise en application de la loi sur les prix et la concurrence se sont également caractérisées par un taux d’inflation modéré, c’est-à-dire une augmentation des prix des biens et services à un rythme lent et stable. En effet, les taux enregistrés oscillaient entre -0,6% et 1% avec 3 pics en 2007, 2008 et 2015 avec des taux respectifs de 3,2%, 4,8% et 3,2%[1].
Cependant, à partir de 2021, les taux d’inflation commençaient à prendre une allure ascendante et alarmante, enregistrant ainsi 6,3% en 2022 et 6,6% en 2023[2]. Ces augmentations risquent d’être structurelles, soit en raison des fluctuations des coûts de production, soit en raison de la cupidité de certains producteurs, distributeurs et détaillants.
D’ailleurs, l’expert économique, Ali Boutaiba, dans un entretien accordé au quotidien ‘’Assabah’’[3] « a attribué la flambée des prix de nombreux produits de première nécessité et agricoles à la réussite des intermédiaires ou « channaka » qui ont réussi à contrôler l’ensemble des chaînes de production. Ces intermédiaires ont été recrutés par de grandes familles qui monopolisent les activités commerciales ou agricoles pour servir d’intermédiaires entre elles, les grossistes et les consommateurs. Il a ajouté que le Maroc connaît une contradiction étrange avec la logique du marché, avec une abondance de production et des prix élevés. Il a expliqué que cela est dû également, à l’émergence de nouveaux marchés en Afrique, alors que les exportations étaient auparavant limitées aux marchés européens, entraînant ainsi une pénurie sur les marchés nationaux ».
Les mesures prises par le gouvernement pour contrecarrer ce phénomène, semblent ne pas avoir donné d’effets positifs ; la preuve est la hausse des prix des viandes après la fête de l’Aid Al Adha et les prix des fruits pendant cette saison d’été. La même tendance haussière a été relevée pour les prix du poulet et de la sardine durant le mois d’août 2024.
Sachant que la mise en place de la politique de la libéralisation a été accompagnée par une réforme institutionnelle et ce, par la mise en place d’institutions pour encadrer la libéralisation des prix. A cela, il y a lieu d’ajouter qu’au fur et à mesure de l’application de la loi de 2000, l’Administration a procédé à l’amendement de cette loi à trois reprises[4].
Néanmoins, et malgré ces réformes, les prix ne cessent d’augmenter, sous prétexte que les prix sont libres au Maroc. Or, et comme l’a bien souligné SM le Roi Mohammed VI : « ..Il va sans dire, en effet, qu’un marché libre ne doit aucunement être synonyme d’anarchie, encore moins de pillage[5] ». D’où la nécessité, voire l’obligation pour le gouvernement de prendre toutes les mesures indispensables pour juguler toute hausse injustifiée. Dans le même discours, le Souverain a noté ce qui suit : « Certes, le citoyen peut parfaitement comprendre que le renchérissement du coût de la vie soit lié à la hausse des prix sur le marché mondial. Mais ce qu’il ne saurait admettre, c’est d’être livré en pâture à la rapacité des spéculateurs et des réseaux d’intermédiaires ».
Enfin, SM le Roi a rappelé l’importance de l’application de la loi : « Parallèlement, il importe de veiller à l’application stricte de la loi sur la liberté des prix et de la concurrence – notamment en mettant en marche le Conseil de la concurrence – et ce, pour garantir une bonne gouvernance économique ».
Or, malgré la révision de la loi à plusieurs reprises, le problème demeure son application par l’Administration, par le Conseil de la concurrence et par les enquêteurs sur le terrain.
Par l’Administration, du fait qu’elle n’a jamais eu recours aux dispositions prévues par la loi, lui permettant d’intervenir en raison de circonstances exceptionnelles et mis en œuvre ces dispositions pour atténuer la pression sur les prix et par conséquent la colère des consommateurs. D’ailleurs, certaines associations de consommateurs ont demandé au gouvernement de « brandir la carte de la « Loi 104-12 » face aux « augmentations excessives » des prix »[6]. De même, et devant la hausse des prix du poisson sur les marchés marocains, des acteurs professionnels du secteur de la pêche maritime ont demandé l’intervention du Conseil de la concurrence pour réguler les circuits de vente des poissons et leurs prix au Maroc. L’objectif est de mettre fin à certaines aux pratiques illégales qui contribuent à rendre les ressources marines nationales inaccessibles aux citoyens, avec des prix supérieurs à leur pouvoir d’achat.
A souligner que la disposition qui permet à l’administration d’intervenir n’a jamais été mise en œuvre. Il s’agit de l’article 4 qui dispose ce qui suit : « ……………des mesures temporaires contre les hausses et ou baisses excessives des prix, motivées par des circonstances exceptionnelles, une calamité publique ou une situation manifestement anormale du marché dans un secteur déterminé, soient prises par l’administration, après consultation du conseil de la concurrence. La durée d’application de ces mesures ne peut excéder six (6) mois prorogeable une seule fois par l’administration »[7].
Par le Conseil de la concurrence, qui n’a pas fait aboutir tous les dossiers relatifs aux hausses des prix, si ce n’est celui des carburants, dont l’aboutissement a suscité des avis divergents.
Et enfin, par les enquêteurs, du fait qu’ils n’ont pas pu amener les distributeurs à afficher les prix de vente, pour des raisons dues aux procédures longues de traitement des procès-verbaux par les tribunaux.
A signaler que certains pays dotés de textes sur la concurrence ont agi différemment devant les hausses des prix. L’un a mis en œuvre les articles qui permettent de freiner les hausses des prix et l’autre pays a laissé les prix fluctuer à la guise des vendeurs, sous prétexte que les prix sont libres. Pour le premier, le produit concerné est le café et pour le second il s’agit des prix du poulet et de la sardine.
S’agissant du premier produits, le pays voisin dont la consommation en café est très importante – d’ailleurs, il est le deuxième pays importateur de ce produit dans le monde -, a décidé devant les hausses continues des prix de ce produit de grande consommation, le 22 août 2024, le plafonnement des prix du café et des marges bénéficiaires maximales. La décision a concerné les importateurs de café, les distributeurs en gros, ainsi que les détaillants. Les marges bénéficiaires ont également été déterminées : 4 % pour les distributeurs en gros et 8 % pour les détaillants.
Pour le cas du Maroc, la décision de plafonner les prix du carburant a été à maintes reprises sollicitée par certains parlementaires et professionnels, mais sans pouvoir arriver à amener le gouvernement à intervenir. Et c’est le cas actuellement pour les prix poulet et du poisson, notamment la sardine, qui en dépit de la poursuite de la hausse des prix de ces denrées sur les marchés marocains, le gouvernement n’a pris aucune décision, pour apaiser cette tension.
S’agissant du poulet, des accusations, entre éleveurs et propriétaires d’incubateurs concernant le prix des poussins se sont intensifiées, au moment où les citoyens observent avec inquiétude des menaces de nouvelles augmentations. Quant au poisson, pour Monsieur Hamza Toumi, secrétaire général de la confédération marocaine des commerçants de poisson en gros et président de l’Union des coopératives[8] « la pléthore des spéculateurs et le manque de contrôles sont des facteurs clés de la hausse des prix du poisson au Maroc, en particulier la sardine, qui est désormais vendue aux citoyens à des prix exorbitants, alors que son prix de référence ne dépasse pas quatre dirhams par kilogramme dans le meilleur des cas ».
Par ailleurs, la libéralisation des prix a été appliquée dans plusieurs pays pour les raisons suivantes : d’abord, l’administration est arrivée à amener les distributeurs (de produits et des services) à afficher leurs prix de vente. Ensuite, la population est alphabétisée et arrive à comparer les prix. Et puis, les consommateurs ont un pouvoir d’achat élevé et enfin, le dynamisme des associations de consommateurs est ressenti.
Est-ce que c’est le cas du Maroc ?
A notre humble avis, les questions suivantes méritent d’être posées :
- Pourquoi le Gouvernement ne se conforme-t-il pas aux directives royales du discours prononcé à l’occasion de l’anniversaire de la Révolution du Roi et du Peuple, du 20 août 2008 ?
- Qu’est –ce qui empêche le Gouvernement d’intervenir à chaque fois que les prix dérapent, soit au niveau d’une région soit au niveau national ?
- Pourquoi maintient-on le système d’application de la loi sur la concurrence par trois organes qui sont déconnectés les uns des autres et où toute coordination est absente (entre l’Administration centrale, le Conseil de la concurrence et les enquêteurs sur le terrain qui relèvent de plusieurs départements) ?
- Les associations de protection des consommateurs jouent-elles leur rôle essentiel dans la défense des droits des consommateurs et la promotion de pratiques commerciales justes et transparentes ?
- Qu’est-ce qui empêche le gouvernement de faire une évaluation de la politique de libéralisation des prix après un quart de siècle de son application pour apporter les ajustements nécessaires ?
En conclusion, la libéralisation des prix au Maroc a permis à notre économie une transition vers un système de marché plus ouvert, marqué par une certaine concurrence. Toutefois, les défis persistants liés à l’inflation, aux fluctuations des prix et les limites de l’intervention des organes en charge de l’application de la loi sur la concurrence et les prix, montrent que cette libéralisation, bien qu’ayant contribué à stabiliser l’économie pendant certaines périodes, n’a pas réussi à prévenir les dérives inflationnistes récentes.
L’augmentation constante des prix, particulièrement depuis 2021, met en évidence les limites d’une régulation qui repose essentiellement sur le jeu des forces du marché. Les institutions mises en place pour encadrer cette libéralisation, notamment l’Administration centrale, le Conseil de la concurrence et les enquêteurs, peinent à appliquer efficacement les dispositions légales censées protéger les consommateurs contre les abus de certains acteurs économiques. Les réformes successives des lois encadrant la concurrence et la liberté des prix ont certes modernisé le cadre juridique, mais elles n’ont pas réussi à endiguer les hausses injustifiées des prix, souvent perçues comme le résultat d’une cupidité non régulée.
Ainsi, il apparaît crucial que le gouvernement réévalue en profondeur la politique de libéralisation des prix, en tenant compte des directives royales appelant à une stricte application des lois et à une meilleure gouvernance économique. Une telle réévaluation doit inclure non seulement des ajustements législatifs, mais aussi une coordination renforcée entre les différents organes de régulation, afin de garantir que la libéralisation des prix ne se fasse pas au détriment du pouvoir d’achat des citoyens. En somme, pour que la libéralisation des prix soit réellement bénéfique pour l’économie marocaine, elle doit être accompagnée d’une régulation efficace et efficiente, d’une surveillance active et d’une réactivité gouvernementale face aux dérives constatées.
[1] https://donnees.banquemondiale.org/
[2] https://fr.statista.com/statistiques.
[3] https://assabah.ma/ du 24 août 2024.
[4] Voir Article de la Nouvelle Tribune du 27 décembre 2023
[5] Extrait du Discours Royal prononcé à l’occasion de l’anniversaire de la Révolution du Roi et du Peuple, du 20 août 2008.
[6] https://www.hespress.com/ du 25 août 2024.
[7] Loi n° 104-12 relative à la liberté des prix et de la concurrence du 30 juin 2014. BO n° 6280 du 07/08/2014.
[8] https://www.hespress.com/ du 25 août 2024.