M. Roberto Cardarelli, chef de la mission du Fonds Monétaire International au Maroc
Entretien avec Roberto Cardarelli, chef de mission du FMI au Maroc
Dans cet entretien exclusif, M. Roberto Cardarelli, chef de mission du FMI pour le Maroc, nous plonge au cœur de l’action de cette institution dans le Royaume, autant en ce qui concerne les missions de terrain que le soutien du fonds pour des sujets clés tels que la transition vers un régime de change plus libéral au Maroc, les perspectives de croissance, ou encore les réformes structurelles en cours et à venir.
Entretien réalisé par Afifa Dassouli
La Nouvelle Tribune : M. Cardarelli Roberto, je vous remercie de m’accorder cette interview dans le cadre de ce spécial dédié à l’accompagnement par nos supports de « The road to Marrakech ». Vous êtes Chef de mission du FMI pour le Maroc, en quoi consiste cette dernière ?
M. Cardarelli : Tous les pays membres du FMI bénéficient d’une équipe qui les suit en exclusivité et en continu, 365 jours par année. L’équipe du Maroc appartient au département Moyen-Orient, Asie centrale, elle se constitue de 6 à 7 économistes et le rôle du Chef de mission consiste à coordonner son travail. Cette équipe est l’interlocuteur des autorités. Dans les discussions engagées, le chef de mission est la personne qui représente le FMI et donc est au front de cette relation. Il est censé avoir une relation de confiance avec les autorités, pour que les rapports de l’équipe soient admis par les deux parties. Le chef de mission est non seulement le coordonnateur des membres de l’équipe Maroc, mais aussi la liaison avec les experts du fonds interpellés pour des interventions spécifiques sur le Maroc, spécialement d’assistance technique.
M. Cardarelli, les missions du FMI se font sur le terrain, deux fois par an, pouvez-vous nous en expliquer le processus et la nécessité de cette cadence ? Quelle est votre stratégie ?
M. Cardarelli : En effet, nous effectuons deux missions par an. La première est celle dite normale dans le cadre de l’article IV des Statuts du FMI et qui est destinée à écrire le rapport annuel. L’autre consiste à mettre au jour la discussion avec les autorités et traiter des questions que nous préparons avec des études analytiques. Nous débattons avec les autorités sur les réalisations dans les plans budgétaire, monétaire, financier et des réformes structurelles sur la base de nos analyses de politique optimale dans ces domaines. Par exemple, en ce qui concerne la politique monétaire, il s’agit de savoir si le taux directeur est adéquat pour lutter contre l’inflation. De même, quelle politique budgétaire serait optimale, quel rythme d’assainissement fiscal est nécessaire ? Nous essayons de répondre à ces questions en utilisant nos données et outils pour aller aussi loin que possible. Nous nous appuyons sur les données mensuelles du ministère des finances sur la situation budgétaire, du HCP et de la banque centrale pour évaluer l’inflation, et utilisons notre expertise technique pour conseiller les décideurs au plus haut niveau. Dans ma carrière au FMI, j’ai travaillé sur de nombreux pays avant le Maroc avec la même approche, en ajustant les outils standards aux caractéristiques spécifiques de chaque pays pour les calibrer à ses besoins. Nous n’établissons pas de stratégie particulière pour chaque pays, la seule stratégie que nous avons est d’être utiles aux autorités et de répondre à leurs questions.
Le projet d’ouverture des changes a-t-il fait l’objet de vos récentes missions ?
M. Cardarelli : Notre collaboration vise à aider les autorités à réfléchir sur les problèmes économiques et comment les surmonter. Le Maroc s’est engagé dans la transition vers un régime monétaire différent, basé sur une cible d’inflation et une politique de change plus libérale avec un taux de change du dirham pouvant varier librement. La première étape a fixé une bande de variation de + ou – 2,5%, évoluant vers + ou – 5%, en avril 2020, progressant doucement vers la liberté totale des changes. L’entrée en vigueur de cette dernière sera décidée par le gouverneur de la banque centrale lorsque tous les acteurs du système seront prêts. Les experts de notre département ont assisté techniquement Bank Al Maghrib dans cette transition. Aujourd’hui, la Banque centrale communique en faveur de tous les acteurs de cette réforme, entreprises, banques, institutionnels, pour les informer des répercussions sur le dirham en termes de volatilité, des outils de protection monétaire avant de sauter le pas. Le FMI a également assisté techniquement la mise à niveau de l’administration douanière, fiscale et autres. Cette assistance est menée par les experts du FMI après accord des autorités concernées.
M. Cardarelli, la liberté des changes ne comporte-t-elle pas des risques pour le Maroc, vu la dépréciation des monnaies de nombreux pays émergents ?
M. Cardarelli : L’avantage d’une politique de change libre joue en cas de chocs temporaires ou de longue durée. Dans un régime libre, le taux de change s’établira à un niveau soutenable en ligne avec les changements économiques. Aujourd’hui, le Maroc détient une réserve en devises à la banque centrale confortable à 10 milliards de dirhams de plus qu’avant la période de la Covid-19. Grâce aussi à la ligne de crédit modulable, le Maroc est dans une position solide. Le taux de change a fluctué dans la bande actuelle sans pression excessive. Le risque de dépréciation du dirham dépend de la situation du compte courant du Maroc. Ce dernier s’est amélioré par rapport à nos prévisions grâce aux recettes touristiques et aux transferts des MRE, dépassant nos anticipations, entraînant une appréciation du dirham. La dépréciation du compte courant à la suite du choc de la guerre en Ukraine a été moins violente que prévu. Le Maroc fait preuve de résilience, notamment grâce à des secteurs comme l’automobile et le phosphate. Les réformes lancées vont dans la bonne direction et devraient porter leurs fruits.
Quelle est votre opinion sur la politique monétaire de la banque centrale et sa décision récente d’arrêter sa politique de restriction ?
M. Cardarelli : En termes d’inflation, le Maroc a vu une baisse de 10% à 5,5%, principalement liée aux produits alimentaires. L’inflation n’est pas toujours la même, il y a celle de la demande, des prix des matières premières, des produits alimentaires, etc. Dans le cas du Maroc, avec une inflation liée aux produits alimentaires, augmenter le taux directeur pourrait avoir un impact moindre. La banque centrale doit surveiller l’évolution de l’inflation pour ajuster sa politique de taux directeur et s’assurer que les anticipations d’inflation restent maîtrisées. Elle peut utiliser le taux directeur comme un signal pour éviter que les anticipations d’inflation augmentent et se répercutent sur l’inflation réelle.
M. Cardarelli, la faible croissance a-t-elle freiné la politique monétaire restrictive ?
M. Cardarelli : La question centrale du nouveau modèle de développement du Maroc concerne la croissance. Malgré les chocs récents tels que le Covid, la guerre et la sécheresse, le Maroc a montré une grande résilience en termes de stabilité macroéconomique. La croissance faible n’est pas un problème récent, il date de plus de 10 ans. Le modèle de développement doit changer en faveur de l’investissement privé, d’un capital humain plus développé et de l’ouverture du marché du travail aux jeunes et aux femmes. C’est un changement de paradigme nécessaire mais complexe.
L’État doit-il être plus ou moins interventionniste selon vous ?
M. Cardarelli : L’État doit intervenir quand nécessaire et se retirer quand possible. Il doit intervenir dans la réforme du capital humain, en éducation et santé, ainsi que dans les réformes pour revaloriser qualitativement ces secteurs. Il doit intervenir en faveur des investissements dans les énergies renouvelables et créer des conditions favorables à l’investissement privé. Mais il doit également se retirer des marchés qu’il peut libérer. Le développement du secteur privé nécessite la diminution de l’effet d’éviction du trésor sur le marché domestique, ce qui passe par la réduction progressive de la dette publique pour reconstituer des marges de manœuvre.
Quelles sont vos recommandations pour le Maroc ?
M. Cardarelli : Pour la politique budgétaire, réduire progressivement la dette en élargissant l’assiette fiscale est important pour reconstituer des marges de manœuvre et laisser plus d’épargne disponible pour l’investissement privé. Pour la politique monétaire, notre recommandation est de toujours maintenir l’inflation sous contrôle et dans cet objectif utiliser l’alerte de l’augmentation du taux directeur.
Mais, nous recommandons particulièrement de poursuivre cette transition vers un nouveau modèle de développement en augmentant le capital humain et l’inclusivité des femmes en particulier. En comparant le Maroc à la moyenne des pays de l’OCDE, il y a des écarts importants pour beaucoup d’indicateurs structurels, mais le plus grand fossé réside dans la participation des femmes dans le marché du travail qui est très bas par rapport à cette moyenne. Toutes les mesures destinées à combler cet écart vont effectivement avoir un impact sur la croissance. Bien sur les réformes sociales ont toutes leur sens sachant que 22 millions de Marocains sont exclus de l’assistance sanitaire. Surtout que l’extension de l’AMO contribue à l’obligation de sortir du secteur informel. C’est un grand progrès dans la voie de la formalisation de l’économie, nous suivons de très près ces avancées parce qu’elles vont améliorer la qualité de vie des gens et réduire l’informalité. Nous soutenons également les autorités dans leurs engagements dans la préparation de la « Green National Finance Stratégie » qui est très importante aussi.
Les défis du Maroc sont grands mais son potentiel l’est autant. D’ailleurs lors de l’évènement de Marrakech, le Maroc sera présenté comme un cas d’école. Il a beaucoup de leçons à donner aux autres pays du continent africain parce qu’il est engagé dans beaucoup de réformes mises en œuvre dans les dernières 30 années qui ont produit une stabilité macroéconomique exceptionnelle. Le Maroc est un laboratoire de réformes qui sont des exemples pour d’autres pays. A ce titre le Maroc est une très bonne destination pour nos réunions annuelles. D’ailleurs, à cette occasion, le FMI présentera un livre sur le Maroc pour le montrer en exemple à travers toutes les reformes passées en cours et à venir.