
Il y a vingt années, le 13 août 1997, Ali YATA, Secrétaire général du Parti du Progrès et du Socialisme, PPS, Directeur des quotidiens Al Bayane et Bayane al Yaoum, disparaissait, victime d’un accident de la circulation aux circonstances qui ne furent jamais clairement élucidées. Deux décennies après sa mort, sa pensée et son action politiques sont toujours d’actualité. C’est pour lui rendre hommage que nous publions ci-après le témoignage de Fahd YATA, son fils, qui fut, le plus souvent dans la discrétion, l’un de ses collaborateurs les plus proches de la décennie 70 à sa mort.
La Rédaction
S’intéresser à la pensée politique de feu Ali YATA, c’est évoquer un parcours militant de près d’un demi-siècle au service de deux concepts-clé, le patriotisme et la défense des intérêts du peuple, de ses couches et classes les plus défavorisées, en priorité.
Mais ce parcours, jalonné d’épreuves et qui s’associe étroitement à l’Histoire du Maroc entre les années 40 du siècle dernier et le décès d’Ali Yata en 1997, doit être appréhendé à l’aune d’un seul paramètre, celui d’une double réalité.
La double dialectique
En effet, Ali YATA n’était pas seulement un théoricien, un penseur, un idéologue, un homme en somme appliqué à produire des idées, des analyses, une pensée et des constats, tous établis au nom d’une unique idéologie.
De même, il n’était pas versé dans l’action politique et partisane comme seule démarche, utilisant les idées et les mots d’ordre produits par ceux qui en étaient les théoriciens.
Ali YATA fut, toute sa vie durant, un homme de pensée et d’action à la fois, mettant ses idées et ses convictions au service de l’action politique qu’il avait choisie, très jeune déjà, d’entreprendre.
Cette perception double de sa personnalité est très vite apparue dans sa vie d’adulte, mais elle a incontestablement pris naissance dans l’adolescence et la prime jeunesse de ce natif de Tanger en 1920.
Car Ali YATA, fils de lettré, a reçu une éducation marquée au sceau d’une double culture, arabe et islamique d’abord, avec des professeurs et des maîtres à l’image de Abdallah Guennoun. Cela lui donna la pleine possession de la langue d’Ibn Khaldoun, mais aussi une profonde connaissance des versets et préceptes coraniques, ainsi que les bases d’un patriotisme intransigeant. Ce que d’autres qualifieraient de « nationalisme ».
Universelle ensuite, grâce à des études secondaires entreprises au Lycée Lyautey à Casablanca, lorsque sa famille quitte la ville du Détroit pour s’établir en 1933, dans la métropole économique.
Car, c’est par la possession quasiment parfaite de la langue de Molière que Ali YATA s’engagea sur les chemins de la connaissance de la grande Littérature, celle des Hugo, Zola et autres Tolstoï, avant d’aborder les rivages de la Philosophie, d’abord Kant et Hegel, puis ceux qui allaient façonner fortement sa pensée, Marx, Engels, Lénine…
Dans l’appréhension de la pensée politique d’Ali YATA, il convient, sans doute de l’aborder en distinguant trois périodes.
Patriote et révolutionnaire tout à la fois
La première commence par son engagement dans la vie militante, d’abord en tant que jeune adhérent du Hizb Al Watan à Casablanca, sous la férule de son maître, le fqih Bouchta Jamaï, au début de la décennie quarante.
Mais, très vite, tout en professant des convictions patriotiques prononcées, Ali YATA est séduit par l’idéologie marxiste-léniniste, qu’il connaît d’abord par la lecture notamment du Manifeste du Parti Communiste, puis du Capital, de Karl Marx, mais aussi, et de son propre aveu, par le formidable attrait conféré qu’exerce sur lui l’Union Soviétique grâce à la victoire de l’Armée Rouge sur les armées nazies à Stalingrad, au tout début de 1943.
Devenu instituteur en langue arabe à l’Ecole de la Ferme Blanche à Casablanca, après des études sanctionnées par une licence Es-Lettres de la Faculté d’Alger, le jeune nationaliste y rencontre M. Antoine Mazella, figure de proue du Parti Communiste du Maroc, qui l’encourage fortement à rejoindre les rangs du PCM.
C’est chose faite donc quasiment au printemps de 1943 et à partir de ce moment, Ali YATA ne renoncera jamais à ses convictions marxistes, son adhésion aux idéaux du socialisme scientifique, son attachement à la défense des classes défavorisées. Mais il n’en demeure pas moins un adepte fervent d’un Maroc indépendant et libéré du joug colonial.
Voilà pourquoi il signe à titre personnel la pétition qui accompagna, à partir du 11 janvier 1944, le Manifeste de l’Indépendance, acte de naissance d’ailleurs du Parti de l’Istiqlal et s’engage, en dehors de son appartenance au Parti Communiste, à en assurer la diffusion auprès des Casablancais.
Et c’est véritablement à travers cette éminente dualité qu’il faut percevoir et comprendre, sur cinquante années, le parcours politique d’Ali YATA !
Marocain, communiste, internationaliste
En effet, il fut l’un de ces révolutionnaires marocains à l’origine, avec Abdeslam Bourquia notamment, de la mutation du Parti Communiste du Maroc en Parti Communiste Marocain.
Ce processus fut entamé dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale et s’exprima, entre autres, par la présentation, en août 1946, d’un rapport devant le Comité Central du PCM, au nom du Bureau Politique, réclamant que son parti s’engageât sur la voie de la lutte pour l’indépendance nationale.
C’est en 1949 qui la « marocanisation » du PCM connut son accomplissement définitif lorsque Ali YATA fut élu par le congrès au poste de Premier secrétaire du Parti Communiste Marocain.
Son militantisme lui valu d’ailleurs, très vite, de s’attirer les foudres des autorités policières du Protectorat, le conduisant d’abord à entrer en clandestinité, puis à vivre les affres de la prison, aussi bien à Casablanca, qu’à Alger, Marseille, Paris, au gré des expulsions et des poursuites engagées pour tenter de l’empêcher de continuer son combat pour la libération, l’indépendance et la reconnaissance des droits politiques du peuple marocain.
Mais ALI YATA était également militant de la cause anti-coloniale, considérant que dans la lutte pour la libération des peuples opprimés, la présence et l’appui du camp socialiste, sous la direction du Parti Communiste de l’Union Soviétique, PCUS et de l’Etat soviétique, étaient cardinaux.
Son internationalisme prolétarien rejoignait parfaitement donc son engagement dans le combat contre l’impérialisme. En effet, Ali YATA a très vite considéré que le mouvement irrépressible de libération des peuples avait plus de poids dans la lutte contre l’Impérialisme, qu’il soit américain, français, britannique, que la mobilisation et les luttes des partis ouvriers occidentaux.
Le révolutionnaire marocain, attentif aux évolutions de l’immédiat après-guerre, avait très vite compris que l’échec des partis communistes français et italien notamment à imposer durablement leur leadership et leur vision à la Libération en France et en Italie, induisaient une donne nouvelle dans le rapport de force mondial opposant les Etats socialistes, les forces révolutionnaires du Tiers Monde et les partis prolétariens et ouvriers occidentaux, aux forces et Etats impérialistes et colonialistes.
Cette double conviction caractérisa donc la démarche du leader révolutionnaire marocain jusqu’à l’accession du Maroc au statut d’Etat souverain et Indépendant en 1955, mais aussi durant la décennie soixante et après.
Elle porta le PCM à soutenir la lutte de libération du peuple algérien et du FLN, du Vietminh et de Ho Chi Minh en Indochine, de la Révolution chinoise et du PCC de Mao Zedong, mais aussi de Fidel Castro à Cuba et des mouvements de libération africains, de l’ANC d’Afrique du Sud au Congo de Patrice Lumumba, à l’Angola, au Mozambique, Guinée Bissau, etc.
C’est dans la lignée de cet engagement que le PCM condamna vigoureusement la présence de bases militaires américaines au Maroc, Ali YATA stigmatisant dans ses écrits et éditoriaux, la présence de
B 52 de l’USAF, porteurs d’ogives nucléaires sur la base aérienne de Nouaceur, ainsi que les essais atomiques français au Sahara algérien…
Le compromis historique, avant Carrillo et Berlinguer !
Mais analyser la pensée politique de feu Ali YATA n’est pas que la simple évocation des grands moments de l’Histoire, fut-elle nationale ou internationale.
Ali YATA était un dialecticien, un homme qui comprenait et observait avec une grande acuité les évolutions de son temps à l’aune, certes, de ses convictions, mais aussi des réalités et des conditions objectives qui prévalaient.
Voilà pourquoi il fut un patriote et un révolutionnaire tout à la fois.
Ainsi, lorsqu’il s’agissait de placer la lutte de son parti, le PCM, le PLS ou le PPS, trois déclinaisons partisanes d’un même combat selon les mêmes principes, le Secrétaire général et ses camarades eurent toujours à l’esprit de prôner leurs idées et entreprendre leurs actions à partir de l’appréciation fine, scientifique, des conditions sociologiques et des grandes tendances qui caractérisaient le contexte national et extérieur.
Ali YATA, de ce fait, avait très vite compris que le peuple marocain était attaché à deux constantes, la religion et la monarchie.
Un révolutionnaire, un marxiste-léniniste qui évoluait dans le cadre de la société marocaine, ne pouvait raisonnablement espérer avancer, gagner des consciences, lutter avec succès en faisant fi de ces réalités incontournables.
D’ailleurs, ceux qui eurent d’autres attitudes, blanquistes, gauchistes, en faveur de la lutte armée, etc, connurent des destins tragiques, marqués par des échecs retentissants.
Marxiste, mais Marocain, profondément au fait de l’Islam et de son poids, Ali YATA n’avait sans doute pas l’approche européo-centriste de la doctrine de Marx et Engels sur la religion « opium du peuple ».
Le Maroc, au contraire de l’Europe, n’avait pas connu de pouvoir spirituel oppresseur du peuple et l’Eglise chrétienne, avec son faste et ses ors, n’a jamais eu son pareil en terre marocaine.
Ali YATA avait donc coutume de dire que rien ne se ferait comme avancées sans la participation consciente et volontaire du peuple marocain, de ses classes laborieuses.
Il était, en ce sens, profondément léniniste, faisant sien le principe de Vladimir Illitch, se trouver « un pas seulement en avant » du peuple marocain…
Voilà pourquoi, le PCM évolua avec réalisme et sans ce dogmatisme qui causa beaucoup de mal à des formations politiques qui se réclamaient des mêmes idéaux et qui, à l’instar des partis communistes algérien et tunisien par exemple, ne purent jamais acquérir l’aura et l’influence qui furent et continuent d’être celles du Parti d’Ali YATA, aux appellations successives, mais à l’identité unique.
Voilà pourquoi une délégation du PCM, dirigée par Ali YATA, fut reçue par feu le Roi Mohammed V à son retour d’exil lorsque le Souverain séjourna au château de Saint-Germain-en-Laye en novembre 1955.
Voilà pourquoi, encore, le PCM porta appréciation positive de la désignation du Prince Moulay Hassan en tant que Prince héritier en 1958.
D’Alexandre Dubcek à Yasser Arafat
Et c’est exactement pour les mêmes principes, les mêmes raisons et la même approche de la défense du droit des peuples à l’indépendance, à la libération et à l’émancipation que la doctrine internationaliste d’Ali YATA fut marquée au sceau de la constance.
C’est à travers ce prisme, en effet, qu’il convient d’apprécier le rejet clair et sans appel en août 1968 de l’intervention des troupes du Pacte de Varsovie à Prague et en Tchécoslovaquie, mettant fin, sur ordre de l’Union Soviétique, à la belle expérience du « Printemps de Prague » d’Alexandre Dubcek et du PCT.
C’est la même analyse qui conduisit la délégation du Parti de la Libération et du Socialisme, PLS, composée d’Ali Yata, Chouaïb Rifi et Ismaïl Alaoui, à s’opposer, en juin 1969 à Moscou, seule, parmi la totalité des partis ouvriers et surtout contre le PCUS, à l’analyse dominante qui plaçait les partis prolétariens européens en seconde place après le Camp socialiste, dans la lutte anti-impérialiste, avant les mouvements révolutionnaires de libération.
De même, le PLS refusa de minorer la place et le rôle de l’Organisation de Libération de la Palestine, OLP, dans la lutte contre l’Etat spoliateur d’Israël.
Contre « la maladie infantile »…
À l’identique, en condamnant avec fermeté les deux tentatives de coups d’Etat militaires de juillet 1971 et août 1972 contre la monarchie, Ali YATA et ses camarades, malgré l’interdiction du Parti de la Libération et du Socialisme, l’emprisonnement de nombre de ses militants et dirigeants, la répression de cette époque connue sous le triste vocable « d’années de plomb », surent toujours faire primer les intérêts supérieurs de la patrie et du peuple.
C’est ce qui les différencia profondément de l’approche opportuniste ou irréaliste, à l’image de ceux qui crurent pouvoir mettre en pratique la théorie du Foco guévariste ou des foyers révolutionnaires armés et qui furent totalement démantelés et réprimés en mars 1973 dans les montagnes du Moyen Atlas.
De même que pour Ali YATA, il ne fut jamais question de se rapprocher de tous ceux qui considéraient que l’avenir du Maroc passait par la mise à bas violente et brutale de l’institution monarchique, à l’opposé de certaines composantes du Mouvement National qui frayèrent avec le général Oufkir et ses putschistes tout en discutant, dans le cadre de la « Koutla Wataniya », avec le Roi Hassan II…
Le triomphe d’une ligne claire
La troisième et dernière étape ou phase de la pensée politique d’Ali YATA, qui en quelque sorte fut initiée par la naissance du Parti du Progrès et du Socialisme, PPS, en août 1974, marqua le triomphe, qui perdure jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs, des principes proclamés dans la doctrine de la Révolution nationale et démocratique, RND.
C’est, incontestablement, le corpus théorique le plus abouti de la pensée de Ali YATA et de ses camarades au moment où le Maroc s’engageait dans une double voie, celle de la lutte inlassable pour le parachèvement de l’unité nationale, le plein respect de l’intégrité territoriale, en liaison étroite avec la construction patiente, laborieuse, entrecoupée de reculs et d’échecs, d’un Maroc démocratique, respectueux des Droits de l’Homme, ouvert sur le progrès et soucieux du bien-être des masses populaires.
Deux grandes dates tracent cette épopée dont nous vivons encore les résultats heureux et les conséquences positives.
Novembre 1975 et la Marche Verte qui permit la réintégration au Royaume des provinces du Sud, le Wadi Eddahab et la Saquiat Al Hamra, libérés du joug colonialiste franquiste.
Mars 1998, (quelques mois après le décès d’Ali YATA), qui marqua l’entrée en fonction du premier gouvernement d’alternance consensuelle, sous la direction de Abderrahmane El Youssoufi, Premier secrétaire de l’Union Socialiste des Forces Populaires, avec la participation de ministres PPS.
Est-il besoin de noter que depuis cette date, les successifs gouvernements que le Maroc a connus ont toujours compté en leur sein des membres éminents du PPS ?
A travers la déclinaison du concept de RND, Ali YATA et le PPS furent des acteurs majeurs de ces évolutions cardinales.
Pour le leader du parti, il ne pouvait y avoir de progrès social, d’avancées démocratiques et de développement national sans que l’unité nationale et l’intégrité territoriale ne soient accomplies.
Et, dans la même perception, la quête de cette unité nationale ne pouvait être réalisée et réussie sans la pleine participation du peuple marocain, à travers ses représentants démocratiquement élus, aux décisions d’essence nationale et à la gestion des affaires publiques.
Ali YATA avait établi un lien dialectique entre ces deux processus, lesquels impliquent bien évidemment l’élargissement du champ des libertés publiques et individuelles, la fin de la censure sur la presse, la libération de tous les détenus politiques, l’amnistie et le retour des exilés, etc.
Avec la participation à la fois responsable et critique du PPS, qui œuvra de surcroît à la réunion des principales composantes du Mouvement national et progressiste au sein de la Koutla démocratique, en mai 1992, ce processus a indiscutablement réussi, comme on peut le constater aujourd’hui.
Une seule classe ouvrière, un seul syndicat
Enfin, parce qu’il ne saurait être question de marginaliser les masses laborieuses, et, selon les termes marxistes, la classe ouvrière, dont le PCM se voulait l’avant-garde organisée, on soulignera avec force que les différentes déclinaisons de ce Parti n’ont jamais failli au respect d’un principe intangible, celui de l’unité et de l’unicité syndicales.
Les Communistes marocains, qui ont joué un rôle éminent dans l’organisation de la classe ouvrière marocaine sous le protectorat, avec l’Union générale des Syndicats confédérés du Maroc, UGSCM, qui portèrent, avec d’autres, l’Union Marocaine du Travail sur les fonts baptismaux, n’ont jamais dérogé à ce principe. Et c’est pourquoi, jusqu’à aujourd’hui, la seule organisation syndicale qui s’honore de compter des militants du PPS dans ses rangs n’est autre que l’UMT !
Au terme de cette analyse qui, forcément, ne saurait être que partiale et partielle, on demandera l’indulgence du lecteur parce qu’évoquer la pensée politique de feu Ali YATA, c’est tenter le difficile défi de retracer cinquante années d’un parcours exceptionnel.
Un demi-siècle de luttes, d’écrits, d’éditoriaux, de discours enflammés, d’interventions du haut d’une tribune parlementaire qu’Ali YATA fréquenta assidûment durant vingt années, de 1977 à 1997.
Une mission impossible sans doute pour une seule plume, fut-elle celle de son premier et éternel admirateur, son fils !
Fahd YATA