Libre Tribune de M. Mohamed Kabbaj
« Les institutions de Bretton Woods, en l’occurrence le FMI et la Banque mondiale, ont choisi notre pays et la ville de Marrakech, comme lieu pour la tenue, en octobre prochain, de leurs Assemblées annuelles. Ce choix n’est pas anodin, et en tant que marocains nous nous devons de nous en féliciter, et espérer que ce forum qui verra la participation d’un grand nombre de pays étrangers, d’organisations internationales, d’Organisations non gouvernementales, connaisse une pleine réussite et fasse encore mieux connaître notre pays et sa riche culture, au plan international.
En effet, pour les institutions de Bretton Woods (BW), le choix du Maroc pour la tenue de leurs Assemblées annuelles, trouve sa motivation première, dans le fait que notre pays fait figure, dans son voisinage africain et moyen-oriental, de pays modèle en matière de stabilité politique, et de développement socio-économique, sachant, par ailleurs, que les politiques économiques suivies par le Maroc sont dans une large mesure, et ce depuis 1983, année du déclenchement de la crise de la dette dans ce pays, en ligne avec les recommandations et les directives des dites institutions en la matière.
Il est à rappeler, à cet égard, que lors de la crise de la dette en 1983, le Maroc a pu bénéficier de l’appui et de l’assistance des institutions de BW, en vue d’amener les pays et les banques créancières à le faire bénéficier de rééchelonnements et d’allègements de dettes, en contrepartie de la mise en œuvre de politiques d’ajustement et de réformes structurelles, qui lui ont permis, au bout de dix années, de rétablir la viabilité de sa balance des paiements, et de ramener à un niveau soutenable son déficit budgétaire.
De même les réformes engagées sous l’égide du FMI et de la Banque mondiale, contribuèrent grandement à la modernisation et au renforcement du système fiscal marocain, à une plus grande ouverture de l’économie marocaine sur l’extérieur, et à la doter d’un système financier et bancaire solide et performant.
Toutefois, le Maroc ne retrouva pas le chemin d’une croissance vigoureuse et pérenne à même de lui permettre de réussir son décollage économique, et continua à végéter en bas de tableau, dans les comparaisons internationales, en matière d’indice de développement humain. Par ailleurs, les multiples réformes entreprises, toujours sous l’égide des institutions de BW, dans les secteurs de l’éducation, la santé, l’administration et les entreprises publiques, n’ont pas abouti à des résultats probants.
Cette situation a amené, Sa Majesté le Roi Mohammed VI, à lancer en 2017, un appel pour la reconsidération du modèle de développement suivi, vu que ce modèle s’avérait inapte à « satisfaire les demandes pressantes et les besoins croissants des citoyens, à réduire les disparités sociales et régionales, et à réaliser la justice sociale ».
La Banque mondiale, de son côté, à travers son mémorandum intitulé ʺLe Maroc à l’horizon 2040ʺ, tout en reconnaissant la lenteur des avancées du Maroc sur la voie du développement socio-économique, juge que le Maroc, à l’instar de nombreux pays en développement, se trouverait confronté à un « plafond de verre » dans son expansion, « c’est-à-dire à des limites au développement largement invisibles et de l’ordre de l’immatériel ».
La question qui se pose alors est celle relative aux raisons profondes à l’origine de ce blocage, de ce plafond de verre barrant l’accès du Maroc au rang de pays émergent. La Banque mondiale, que ne démentirait pas le FMI, évacue pratiquement cette question, et recommande de fait, à travers ce même mémorandum, à l’État marocain de continuer, de façon plus résolue, à appliquer la même politique économique d’inspiration néolibérale. Les limites au développement largement invisibles, et de l’ordre de l’immatériel, finiraient, selon cette logique, par disparaître d’elles-mêmes.
Les experts de la Banque mondiale recommandent ainsi à l’État marocain de centrer son action sur ses fonctions régaliennes, d’intégrer davantage l’économie mondiale, et de réduire les coûts de fonctionnement de l’administration par un meilleur contrôle des effectifs et de la masse salariale. Dans le même temps, ils recommandent aux autorités marocaines d’investir dans le capital humain, notamment dans les secteurs de l’éducation et de la santé, sans relever la moindre incohérence entre cette dernière recommandation, et celles évoquées en premier.
À mon sens, cette difficulté pour le Maroc à émerger économiquement, est, en grande partie, imputable aux limites des politiques économiques d’inspiration néolibérale qu’il poursuit depuis 1983, sous l’instigation et les recommandations du FMI et de la Banque mondiale, et dont les maîtres mots sont dérégulation, désengagement de l’État de la sphère économique, privatisation et ouverture des marchés.
En effet, ces politiques dévalorisent le rôle moteur que se doit d’assumer l’État dans la phase du décollage économique des pays en développement, à l’instar de ce que fut le cas des pays européens actuellement développés, des Etats-Unis, du Japon et plus récemment des pays du Sud-Est asiatique. Le décollage économique d’un pays ne peut résulter que d’un effort collectif, de la mobilisation forte de citoyens motivés, donnant le meilleur d’eux-mêmes pour sortir leur pays du sous-développement, et c’est au niveau de l’État que cette volonté collective trouve son expression et sa traduction en orientations appropriées et actions concrètes, valorisant en premier lieu le capital humain.
Or, les institutions de BW voient comme étant contre nature, et source d’une concurrence déloyale au secteur privé, l’intervention directe de l’État dans le champ économique, ou à travers des entreprises publiques. Dès le premier accord de confirmation conclu avec le FMI en 1983, l’État marocain était invité à poursuivre une politique de désengagement au profit du secteur privé.
Certes, l’on ne peut nier que l’État au Maroc cherche à jouer un rôle de locomotive du développement socio-économique du pays à travers les importants investissements publics qu’il réalise, les chantiers des grands travaux qu’il initie et les nombreux programmes sectoriels qu’il met en œuvre. Néanmoins l’efficience des investissements réalisés et des programmes mis en œuvre se trouve largement réduite et leur impact socioéconomique fortement amoindri, car, dans le même temps, l’État marocain, incapable de se soustraire de la vulgate néolibérale l’enjoignant de se désengager des activités économiques et de réduire l’envergure de son administration, se prive des moyens humains et matériels nécessaires à la pleine réussite de son action socio-économique.
Bien sûr, le rôle moteur à assumer par l’État sur le plan économique au Maroc, comme dans les autres pays en développement, devra évoluer en fonction du niveau de développement atteint par ces pays. Car il ne faut pas perdre de vue que la chute du mur de Berlin a scellé définitivement la faillite de l’économie dirigée ou étatisée, et a consacré la prééminence de l’économie de marché qui, cependant, ne signifie nullement, comme on peut le constater au sein même des pays développés, l’exclusion de l’État du champ économique.
Il est donc temps pour notre pays, de s’affranchir de l’emprise des dogmes néo-libéraux sur sa politique économique. En effet, cette emprise le maintient sur un sentier de croissance médiocre, ne permettant pas de satisfaire pleinement les besoins fondamentaux des citoyens, ni de le voir accéder au rang de pays émergent. En continuant d’avancer au même rythme médiocre de développement actuel, ce sont d’autres pays asiatiques – la Corée du Sud, Singapour et la Malaisie c’est déjà fait – et même africains, qui vont bientôt nous distancer à cet égard. Nous pouvons toujours nous enorgueillir d’avoir fait mieux en matière de développement socio-économique que certains pays du voisinage, disposant de moyens financiers autrement plus importants que les nôtres, mais cette donnée ne doit pas nous faire oublier l’adage : « le borgne est roi dans le pays des aveugles ».
Le problème pour arriver à cette fin, n’est pas tant au niveau des institutions de BW, dont, certes, la réforme demeure d’actualité, et avec lesquelles notre coopération doit continuer, mais plutôt au niveau de nos autorités, tant politiques que technocratiques, en charge de la conception et de la mise en œuvre des politiques économiques. En effet, ces responsables politiques et ces technocrates, semblent acquis aux thèses néo-libérales, ou du moins s’avèrent dans l’incapacité intellectuelle de percevoir les limites des politiques économiques qui en découlent, ou de concevoir des politiques alternatives crédibles.
Il reste à espérer l’émergence d’un courant politique libéré de toute sujétion vis-à-vis des dogmes nèo-libéraux, et qui sera apte, en symbiose avec la volonté royale, d’imprimer à la société marocaine la dynamique de changement et de progrès à même de la sortir du sous-développement et de la dépendance, et de faire du Maroc une référence pour les autres pays en développement, en matière de démocratie, de développement socio-économique et de justice sociale. »
Mohamed Kabbaj