A chaque occasion d’appel par le Maroc au marché international des capitaux pour un financement, des interrogations s’imposent sur les besoins de financement du Trésor et les exigences des investisseurs. Une des réponses réside certes dans l’appréciation des fondamentaux du pays, mais dans l’interview exclusive qu’elle nous accorde, Mme Fouzia Zaaboul, Directrice du Trésor et des Finances Extérieures depuis 2010, expose en détails la politique et la stratégie de financement du Maroc sous ses différents angles, dont celui du financement à l’international constitue un des outils majeurs.
Propos recueillis par Afifa Dassouli
La Nouvelle Tribune : Madame la Directrice, le Maroc vient de lancer un emprunt à l’international, après plus de 3 ans de financement domestique exclusif, pouvez-vous expliquer à nos lecteurs la stratégie du Trésor qui sous-tend cette opération ?
Madame Faouzia Zaaboul : On ne peut pas considérer que sur 3 ans le financement du déficit budgétaire a été exclusivement intérieur. En 2020, nous avons effectué une mobilisation record des ressources financières extérieures de près de 25,5 milliards de dirhams, auprès de nos partenaires multilatéraux et bilatéraux, en plus des deux sorties sur le MFI (marché financier international), respectivement en septembre et décembre de la même année, qui ont totalisé, à elles-seules, un montant de 37,5 milliards de dirhams. Auprès des mêmes partenaires, nous avons mobilisé, en 2021 et 2022, des financements extérieurs importants de l’ordre de 18,4 milliards de dirhams et de 33 milliards, respectivement.
Par rapport à la stratégie qui sous-tend cette opération, et puisque cette question revient souvent, je pense qu’il serait utile de remonter à ses fondements.
Si vous regardez le décret n° 2-07-995 tel qu’il a été modifié et complété en 2016, relatif aux missions de la Direction du Trésor et des Finances Extérieures (DTFE), vous verrez que la mission de la DTFE ne se réduit pas au financement du déficit budgétaire. La mission de la DTFE est de définir les conditions des équilibres financiers interne et externe et de veiller sur ces équilibres.
Ces équilibres incluent l’équilibre du Trésor ; l’équilibre de la balance des paiements ; ainsi que l’équilibre monétaire et le crédit, domaines réservés de Bank Al-Maghrib.
L’objectif est d’assurer le financement de la croissance dans les meilleures conditions possibles et en fonction des contraintes de la conjoncture du moment ou à venir, et aussi des opportunités de la conjoncture internationale.
Parfois nous mobilisons des financements extérieurs pour éviter l’effet d’éviction du Trésor sur le financement de l’investissement privé ; parfois c’est pour renforcer ou préserver nos avoirs extérieurs ; parfois pour desserrer la pression sur la liquidité intérieure. Ça peut être une de ces raisons ou toutes à la fois.
Et, ce sont ces considérations qui constituent le fondement de la stratégie de financement du Trésor.
Cette stratégie vise, moyennant un arbitrage adéquat entre les différentes sources de financements, à optimiser, de façon continue, le recours aux financements à la fois sur le marché domestique, auprès des bailleurs de fonds bilatéraux et multilatéraux et sur le marché financier international (MFI), tout en veillant à réduire l’exposition aux différents risques financiers afférents à ces différentes sources de financement. Donc, comme vous pouvez le constater, le recours au MFI ne constitue qu’un moyen de financement parmi d’autres et pas le seul. Voilà un volet de réponse à votre question.
Le recours au MFI, au-delà de sa contribution à nos avoirs extérieurs, remplit d’autres fonctions subsidiaires dont la plus importante, à mon avis, est celle de challenger notre solvabilité financière.
S’il est important de considérer, en interne, que notre cadre macroéconomique est soutenable, c’est encore plus important d’avoir l’avis du marché financier international. Et c’est aussi cela que nous cherchons à travers les émissions sur le MFI.
Le FMI qui apportait habituellement une « garantie » aux sorties du Maroc sur les marchés de capitaux internationaux avec la Ligne de Précaution et de Liquidité, lui accorde cette fois-ci une Ligne de Crédit Modulable, LCM, quelles en sont les conditions d’octroi et les avantages pour l’emprunt lui-même ?
Tout d’abord, Je tiens à préciser que la Ligne de Crédit Modulable (LCM) ou même la Ligne de Précaution et de Liquidité (LPL) ne constituent pas une garantie aux émissions du Maroc à l’international. Il s’agit, en fait, d’une assurance en cas de chocs externes que pourrait subir la balance des paiements. Pour les émissions à l’international, le Maroc utilise sa propre signature sans aucune garantie extérieure depuis l’émission lancée en 2003. La dernière émission à l’international assortie d’une garantie extérieure, partielle de surcroît, date de 1999.
Maintenant, il est vrai que la LCM rassure les investisseurs et renforce davantage leur confiance dans notre pays, dans la mesure où elle constitue un label de solidité de nos fondamentaux macroéconomiques.
Pour revenir au dernier volet de votre question relatif aux conditions d’octroi de cette facilité, en plus de l’évaluation positive des politiques menées par le pays demandeur lors des consultations au titre de l’article IV, il y a d’autres critères d’admissibilité qui se rapportent à (i) la position extérieure et l’accès aux marchés, (ii) la santé des finances publiques et la soutenabilité de la dette publique, (iii) le niveau d’inflation et le cadre de politique monétaire et de taux de change, (iv) la solidité du système financier, la stabilité systémique et la supervision du secteur financier et (v) l’intégrité et la transparence des données statistiques.
Quelles sont les conditions de ce nouvel emprunt en termes de durée, de taux et de prime de risque, compte tenu du resserrement du refinancement sur les marchés de capitaux, que la guerre Russo-Ukrainienne impose ?
Cet emprunt obligataire sur le MFI a porté sur un montant global de 2,5 milliards de dollars réparti en deux tranches de 1,25 milliard chacune. Cette levée de fonds a été réalisée à des conditions favorables, similaires à celles des pays notés BBB (catégorie Investment grade).
En effet, la première tranche d’une maturité de 5 ans a été émise à un spread de 195 pb offrant ainsi un taux de rendement de 6,22% et servant un coupon de 5,95%. Quant à la 2ème tranche d’une maturité de 10 ans et demi, elle a été émise à un spread de 260 pb, offrant un taux de rendement de 6,602% et servant un coupon de 6,50%.
Je tiens à souligner qu’en dépit d’un contexte de volatilité des marchés, lié notamment à la persistance des tensions géopolitiques et des pressions inflationnistes, le livre d’ordres a dépassé les 11 milliards de dollars.
Cette forte demande nous a permis de resserrer de 40 pb les niveaux des spreads de chaque tranche en passant des niveaux indicatifs de 235 pb pour la tranche 5 ans et 300 pb pour la tranche 10 ans et demi, à des niveaux de 195 pb et 260 bp respectivement.
Ce succès de l’émission témoigne de la confiance des investisseurs institutionnels dans la qualité du crédit de notre pays, confiance affichée par plus de 80 investisseurs rencontrés lors du Roadshow organisé à Londres, New York et Boston.
Cette émission a bénéficié, également, d’une large diversification en termes de répartition par catégories d’investisseurs. Les gestionnaires de fonds ont représenté la part la plus importante (77% pour 5 ans et 82% pour 10 ans et demi), suivis des compagnies d’assurance et des fonds de pension (8% ; 10%), des fonds alternatifs (7% ; 5%) et des banques (6% ; 2%).
Quant à la diversification au niveau géographique, l’Amérique est arrivée en tête avec une part de 51% pour la tranche 5 ans et 55% pour la tranche de 10 ans et demi, suivie du Royaume Uni et l’Irlande (26% ;32%), de l’Europe (12% ;9%) et de la région MENA (8% ;3%).
Notre budget public connaît de fortes pressions, au-delà de l’aide apportée par l’État aux citoyens et opérateurs économiques pendant la Covid, ce dernier continue par de nouvelles mesures à soutenir l’économie contre l’inflation tout en s’engageant dans le financement de réformes de taille dont celle de la généralisation de l’AMO qui est particulièrement coûteuse. En conséquence le déficit public s’installe à plus de 70 milliards de dirhams, pouvez-vous apporter à nos lecteurs quelques éclaircissements sur la politique de financement de ce dernier par le Trésor ? A quel niveau l’actuel emprunt international contribuera-t-il à faire supporter au Maroc un tel niveau de déficit, dans le temps ? Que représentent les 25 milliards de dirhams par rapport au financement domestique ?
Le marché domestique qui a atteint un niveau de maturité élevé demeure, comme vous le savez, la principale source de financement de l’État.
Par ailleurs, notre pays entretient des relations solides avec plusieurs bailleurs de fonds étrangers, aussi bien bilatéraux que multilatéraux, qui participent au financement de plusieurs projets et réformes.
Le MFI constitue, également, une autre source de financement et, en fonction de nos besoins, nous pouvons être amenés à faire des arbitrages entre les différentes sources de financement que je viens de rappeler, tout en veillant à optimiser les coûts et limiter les risques financiers y afférents.
Pour revenir à votre question sur le financement du déficit, je dois rappeler que le besoin brut de financement de l’État découle du déficit de l’année et du remboursement des dettes ayant financé les déficits passés et arrivant à échéance.
L’année 2023 a présenté certaines particularités. Certes, le déficit budgétaire est de 65,6 milliards de dirhams, mais le besoin de financement brut du Trésor est estimé à près de 250 MMDH.
Ce montant du besoin brut est, certes, relativement important si on le compare aux 5 dernières années où il était en moyenne autour de 160 milliards de dirhams, mais cela est dû principalement à l’augmentation des remboursements de la dette intérieure en 2023 impactés par la concentration des émissions sur les maturités courtes en 2022 et en début d’année 2023 (42 milliards de dirhams provenant des levées de 2022 et 40 milliards de dirhams des levées de 2023). Comme vous le savez, les levées ont été concentrées, en 2022, sur les maturités courtes du fait du contexte marqué par la résurgence de l’inflation et par les anticipations des opérateurs quant à la hausse du taux directeur par Bank Al-Maghrib.
Ce besoin devrait être couvert à hauteur de 60 milliards de dirhams par des financements extérieurs qui seront mobilisés auprès des bailleurs de fonds étrangers et à travers le recours au MFI. Le reliquat, soit près de 190 milliards de dirhams ou 76%, sera financé sur le marché intérieur. In fine, le besoin de financement net reste limité au niveau du déficit prévu.
Certes, les règles de plafonnement du déficit et du niveau de l’endettement publics, ne sont plus de mise avec la crise économique qui sévit dans tous les pays, en pesant plus lourdement sur les pays en voie de développement. Toutefois, dans quelle mesure, notre pays est-il sous contrôle du FMI qui veille à sa solvabilité ? A quel niveau de protection le Maroc se situe-t-il ? Quels sont ses points forts en la matière ?
Si vous permettez, notre pays n’est pas sous contrôle du FMI. Le contrôle du FMI n’intervient que quand il y a un programme d’ajustement avec cette institution, ce qui n’est pas notre cas. Cela étant dit, la mission du FMI est de veiller sur la stabilité financière internationale et, de ce fait, il assure un suivi régulier de la situation macroéconomique de ses 190 pays membres, en vertu de l’Article IV de ses Statuts. Et c’est à ce titre que nous recevons annuellement une mission de cette institution pour discuter de l’évolution du cadre macroéconomique et des politiques publiques mises en place.
Pour ce qui est du deuxième volet de votre question, le Maroc veille à sa solvabilité financière par ses propres moyens et cela, grâce à un certain nombre de leviers dont les plus importants sont, en premier lieu, la stabilité politique dont jouit notre pays et qui constitue, je dirais, le socle de notre protection contre les chocs macroéconomiques.
Nous disposons, en second lieu, d’un cadre institutionnel qui confie explicitement la veille sur les équilibres macroéconomiques au Parlement, au Gouvernement et à Bank Al-Maghrib.
La constitution de 2011 a clairement responsabilisé le Parlement et le Gouvernement, en vertu de son article 77, sur la préservation de l’équilibre des finances de l’État. Cette disposition a été renforcée par la « règle d’or » de la LOF de 2015 qui limite les emprunts exclusivement au financement de l’investissement et au renouvellement des tombées de la dette. Pour sa part, Bank Al-Maghrib, en vertu de ses statuts, est chargée de la mise en œuvre de la politique monétaire et de la veille sur la stabilité bancaire.
A un niveau plus technique, il y a un pilotage macroéconomique, assuré conjointement par le Ministère de l’Économie et des Finances et Bank Al-Maghrib, qui comprend le suivi de l’ensemble des baromètres clés, qui rendent compte sur notre équilibre macroéconomique, notamment le déficit budgétaire, les indicateurs de la dette, le déficit courant de la balance des paiements, le taux de change, le niveau des avoirs officiels de réserve, le taux d’inflation, les indicateurs du secteur financier, et la liste est longue. C’est là un autre aspect des missions de la DTFE qui consiste à être une force de proposition des politiques macroéconomiques, notamment au niveau des politiques budgétaire, fiscale, de change, réglementation du commerce extérieur …
Notre protection contre les chocs macroéconomiques découle, aussi, de l’ensemble des stratégies économiques engagées par le Gouvernement qui visent l’amélioration de notre croissance et de notre compétitivité et attractivité, ainsi que de toutes les réformes structurelles réalisées ou en cours de réalisation.
Tout cela est, bien évidemment, constamment challengé par le FMI à l’occasion des consultations au titre de l’article IV ; par les agences de notation, qu’elles soient mandatées ou non, à l’occasion de leur rating annuel ; et par le marché financier international à l’occasion des émissions du Trésor, notamment.
Notre pays, à l’instar de tous les autres, n’est pas à l’abri de soubresauts de la conjoncture internationale. La résilience face aux chocs macroéconomiques n’est jamais instituée une bonne fois pour toutes, mais c’est plutôt un concept qui se réfère à un processus perpétuel.
C’est pour cette raison que le niveau de protection atteint est un « bien » qu’il faut constamment entretenir et c’est pour cela que les réformes, qui sont de nature à renforcer davantage nos fondamentaux macroéconomiques et nos marges de manœuvre, doivent revêtir un caractère permanent.