Mme Meryem Sebti est une philosophe marocaine, Directrice de recherche à l’équipe Philosophie arabe au Centre JeanPépin, affilié au CNRS.
Meryem Sebti est une philosophe marocaine, Directrice de recherche à l’équipe Philosophie arabe au Centre Jean Pépin, affilié au CNRS. Historienne des idées, spécialiste de philosophie islamique, sa carrière est aussi riche qu’inspirante. Dans cet entretien, elle décrit pour nos lecteurs son parcours de la recherche à l’enseignement et sa relation à son métier, autant que sa passion, la philosophie.
Mme Sebti, je vous remercie de nous accorder cette interview en tant que philosophe marocaine. Votre parcours atypique vous honore par le choix de votre orientation vers la philosophie. Justement qu’est-ce qui vous a préparé à cette discipline, votre environnement, votre intérêt littéraire ?
C’est moi qui vous remercie de votre intérêt pour mon parcours. J’ai fait ma scolarité dans le système d’enseignement français et j’ai eu la chance d’avoir un ou deux professeurs de français qui ont éveillé mon intérêt pour la littérature. J’ai toujours beaucoup lu, depuis l’enfance. Mon intérêt pour la philosophie est né avant même que je ne fasse de la philosophie en classe de Terminale (que j’ai effectuée à Paris). Jeune j’ai lu Sartre et les existentialistes. Je trouvais dans la lecture des textes philosophiques une sorte d’apaisement. Dans la lecture qu’en font les philosophes le monde fait sens. La pensée sauve le monde du chaos et du désordre.
Après vos études de philosophie à la Sorbonne, pourquoi avoir choisi l’école Pratique des Hautes études spécialisée dans les Sciences philosophiques et religieuses ? Aviez-vous un objectif de vie ou professionnel, faire de la recherche, devenir historienne et/ou écrivaine ?
J’ai fait une Maîtrise de philosophie (actuel Master 1) à la Sorbonne. J’ai commencé à fréquenter l’École Pratique des Hautes Études alors que j’étais en Maîtrise. J’y ai suivi beaucoup de séminaires dont celui de Jean Jolivet qui était consacré aux philosophes dits « arabes », à savoir ces penseurs qui écrivaient en langue arabe mais qui n’étaient pas nécessairement « arabes » quant à leur ethnie.
C’est le cas par exemple de Abû Nasr Muhammad ibn Muhammad ibn Tarkhân ibn Uzalagh al-Fârâbî et d’Abû ‘Alî ‘Abdallah Ibn Sînâ qui étaient persans. La découverte de ces séminaires a été un véritable choc intellectuel.
La lecture suivie des textes de philosophie arabe telle que la pratiquait Jean Jolivet m’a passionnée. Ces philosophes proposaient une nouvelle synthèse de la pensée platonicienne et aristotélicienne. A partir de concepts grecs ils abordaient des questions proprement islamiques telles que la prophétie et l’angélologie, la question de la rétribution après la mort, celle du tawhîd…
Les études récentes, depuis une quinzaine d’années montrent l’influence massive d’Avicenne sur le cours de la théologie en islam. Al-Ghazâlî (m. 1111) ou Fakhr al-Dîn al-Râzî (m. 1210), deux grands théologiens ash’arites, bien que critiques à l’égard de la falsafa, ont été très influencé dans l’élaboration de leur pensée par la synthèse avicennienne.
J’avais pour rêve de devenir chercheuse c’est vrai. J’ai eu la chance de pouvoir réaliser ce souhait et de consacrer ma vie à l’étude de ce corpus philosophique arabe si riche.
Sur quel sujet a porté votre thèse de doctorat ? Vous êtes-vous perfectionnée en arabe et appris le persan au profit de vos recherches de doctorat ? L’école Pratique des hautes Études est-elle destinée à former des chercheurs ?
Ma thèse de doctorat a porté sur la doctrine de l’âme humaine chez Avicenne et ma thèse d’habilitation sur la prophétologie d’Avicenne. J’ai passé deux années en Syrie au cours de ma thèse pour perfectionner mon arabe. J’ai appris le persan plus tard pour pouvoir lire certains des textes philosophiques qui avaient été rédigés en persan.
L’Ecole Pratique des Hautes Études forme en effet des chercheurs dans la mesure où une grande partie des étudiants sont des doctorants et que les matières enseignées sont très pointues. Nous y apprenons à travailler sur des textes difficiles étudiés dans leur langue d’origine. J’y ai aussi été chargée de conférences invitée pendant sept ans en tout.
Au CNRS, vous êtes Directrice de recherche, quels sont les axes que vous explorez ? Avez-vous fait le choix d’approfondir la religion musulmane en particulier ? Pensez-vous que l’histoire peut clarifier, anoblir ou tout simplement faire mieux connaître l’Islam ?
J’ai beaucoup travaillé sur Avicenne et je travaille de plus en plus sur la réception de sa pensée notamment à partir du XIIème siècle en terre d’islam. Je donne cette année un séminaire de recherche à l’École Normale Supérieure (Ulm) sur la doctrine avicennienne de l’imagination et sa réception au 12ème siècle.
J’ai notamment étudié la doctrine de l’âme d’Avicenne. Qu’est-ce qu’être un être humain ? Pourquoi la pensée rationnelle est-elle l’apanage de l’être humain ? Qu’est-ce que la perception ? Comment se constituent les rêves ? Toutes ces questions fascinantes sont posées par ces philosophes. J’ai aussi travaillé sur la prophétologie d’Avicenne (mon dernier livre s’intitule : Avicenne. Prophétie et gouvernement du monde, Paris, le Cerf 2021). Avicenne, en philosophe, cherche à définir la fonction du prophète dans le monde. Son rôle de médiateur tant du point de vue métaphysique que politique.
Comme je l’ai mentionné plus haut, la pensée d’Avicenne a exercé une influence majeure sur les grands théologiens ash‘arites. La connaissance de la philosophie en islam est importante parce que le mode de pensée philosophique, avec les synthèses métaphysiques, l’usage de la logique a infusé dans une grande partie du monde intellectuel en islam : la théologie, mais aussi la mystique dite « spéculative ».
J’ai choisi de travailler sur la philosophie islamique plutôt que sur la philosophie grecque par exemple ou la philosophie moderne. A l’époque où je faisais mes études le préjugé selon lequel les philosophes dits « arabes » n’avaient rien fait d’autre que transmettre de manière passive la philosophie grecque au monde latin était encore très fort. Jean Jolivet lors de ses séminaires montrait qu’il n’en était rien et que cette opinion qui était celle du célèbre historien des religions Ernest Renan (m. 1892) était erronée. J’ai voulu poursuivre dans ce sens et contribuer à établir que ces penseurs avaient une pensée originale et puissante qui avait été déterminante tant pour le monde latin que pour le monde musulman.
L’histoire des idées est nécessaire pour comprendre notre présent et rendre hommage à l’extraordinaire patrimoine intellectuel que nous ont laissé non seulement les philosophes, mais aussi les théologiens, les poètes, les mystiques de l’islam. Nous avons oublié la complexité et la richesse inouïe de ce patrimoine. Notre travail et de le revisiter et d’en montrer la pertinence. Prenons par exemple la question de la possibilité d’interpréter ou non la Révélation. Les mystiques ont montré la nécessité de l’interprétation avec la distinction qu’ils établissent entre le bâtin et le zâhir.
Un philosophe comme Avicenne va établir la nécessité métaphysique d’interpréter une partie de la Révélation. Sa doctrine sera reprise par al-Ghazâlî qui est pourtant le champion de l’orthodoxie. Nous avons aujourd’hui une vision cloisonnée de l’histoire des idées. Nous considérons les philosophes à part des mystiques et ces derniers à part des théologiens…
Or pendant des siècles les idées circulaient entre les différentes disciplines intellectuelles qui s’influençaient mutuellement. La fluidité des disciplines intellectuelles qui perdure jusqu’au 18ème siècle plaide contre l’idée d’une sclérose des idées en terre d’islam après le 12ème siècle et la mort d’Averroès.
Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs pourquoi vos travaux ont-ils particulièrement porté sur Avicenne, et sa doctrine de l’âme humaine en particulier, pouvez-vous nous en présenter la quintessence ?
Avicenne était médecin et philosophe. Son approche de l’être humain convoque cette double expérience. En clinicien, il étudie les phénomènes de perception et élabore une doctrine qui fera date en terre d’islam et qui est quasiment reprise telle quelle jusqu’au 17ème siècle.
En philosophe et métaphysicien, il s’intéresse à l’origine de l’âme humaine et à sa destinée dans l’au-delà. Il établit que la perfection véritable de l’être humain est intellectuelle. C’est dans et par l’exercice de cette capacité de pensée unique en nous par rapport aux autres êtres vivants que nous réalisons pleinement notre destin d’être humain. La science, la logique, la philosophie sont les voies royales pour exercer cette capacité propre selon lui. Dieu a créé l’homme capable de raison et c’est rendre grâce à Dieu que de l’exercer selon Avicenne et les falâsifâ.
Vous avez écrit plusieurs livres historiques, philosophiques, dont un intitulé « Mystique et philosophie dans les trois monothéismes », à quelles conclusions fondamentales êtes-vous arrivée ?
Il s’agit d’un ouvrage dont j’ai assuré la direction scientifique avec deux autres collègues. Il est composé d’articles de collègues. Je n’y ai écrit qu’un seul article. Néanmoins nous avons décidé d’organiser un colloque et d’en éditer les actes. Le lien entre la philosophie et la mystique en terre d’islam commence tout juste à être exploré. Il reste encore un très long travail à accomplir pour approfondir les liens entre ces deux disciplines. J’ai récemment écrit un article sur la notion coranique de « malakût » qui est convoquée autant par les mystiques que par les philosophes.
Avez-vous approfondi le soufisme, le rapprochez-vous, comme nombre de vos pairs, d’une approche philosophique de la théologie ? Pouvez-vous nous en parler ?
Mes travaux s’intéressent à la mystique spéculative qui est la plus proche de la philosophie. Ce que disent les mystiques, c’est que la pensée purement rationnelle ne mène à rien et que seule vaut le « dhawq », l’expérience fruitive qui elle mène au « yaqîn », à la certitude. Ce qui signifie que la connaissance ne vaut qu’en tant qu’elle est transformatrice de notre être. Avicenne considère aussi que la pensée doit être une expérience de transfiguration de soi, puisqu’elle conduit l’âme au plus haut degré de sa perfection.
Même si les notions qu’ils utilisent diffèrent, les deux écoles de pensée se rapprochent par cette idée fondamentale. Bien sûr, les mystiques vont davantage insister sur les exercices spirituels, le jeûne, la pratique des prières…. Cependant les philosophes tout comme les mystiques musulmans considèrent que la durée d’une vie humaine est un don fait à l’homme pour parvenir à la plus haute perfection humaine possible.
Entretien réalisé par Afifa Dassouli