La parade d'ouverture du 20ème Festival Gnaoua. Crédit : Ahmed Boussarhane
Il y a de cela 20 ans, un groupe de personnes, amoureux d’un pays, d’une ville et d’une culture, se sont lancés le pari fou de sortir de l’oubli une cité au passé glorieux, mais qui avait subi de plein fouet les affres du temps, de réhabiliter une culture mise au ban de notre société, dont les ambassadeurs étaient traités comme de simples mendiants, à qui l’on donne une pièce pour qu’ils poussent leur chansonnette, le tout à travers un festival qui devait être en grande majorité gratuit. Une idée folle, impensable, un combat perdu d’avance, avançaient détracteurs et moqueurs, condamnant dès le départ le Festival Gnaoua et Musiques du monde à une mort rapide et certaine.
Il est vrai que le projet était téméraire. Comment financer un tel festival ? Comment redonner à une culture ses lettres de noblesse ? Comment attirer spectateurs et touristes vers une ville perdue de notre face atlantique, qui ne comptait alors que quelques hôtels majoritairement désuets, et qui n’offrait ni aéroport ni autoroute ? Le moteur ayant permis à cette idée folle de voir le jour, c’est la passion. La passion d’une ville pour la musique, pour une culture du partage et de la créativité qui avait conquis les hippies des années 60, qui fait que Jimmy Hendrix en est l’une des idoles malgré un court passage à Essaouira, la passion des habitants pour leur cité, qui les a poussés à se battre pour faire renaître Essaouira de ses cendres. C’est aussi la passion d’un groupe d’hommes et de femmes, qui ont tout donné, leur temps, leurs larmes et leur sueur pour que le projet puisse vivre. C’est la passion d’André Azoulay, Neila Tazi, Karim Ziad ou encore Abdeslam Alikkane, qui a convaincu leurs sponsors de devenir des partenaires fidèles, et qui chaque année convainc des artistes à dimension internationale de rendre visite à une petite ville du Maroc pour une expérience pas comme les autres.
Nous partîmes 20 000; nous nous vîmes 300 000…
La première édition du Festival Gnaoua et Musiques du Monde se déroule en 1998, et plus de 20 000 spectateurs assistent aux festivités, qui ne passent pas inaperçues auprès de la presse internationale. Les mélomanes venus écouter Nas El Ghiwane découvrent le talent et la magie des Maâlems Mahmoud Guinea ou encore Abdellatif Makhzoumi, et sont tout de suite conquis par les sonorités des guembri, tambours et crotales. Peu nombreux étaient ceux à l’époque qui imaginaient que cette édition marquait le début d’une grande histoire d’amour entre une ville et son festival, dont l’aura s’est accrue d’année en année.
La musique gnaouie, héritage de l’esclavage dont les racines viennent d’Afrique noire, des civilisations arabo-musulmanes et des cultures berbères, est une musique de transe issue de cultes d’adorcisme (possession) qui se sont métamorphosés et adaptés au contact de l’Islam, pour finalement l’adopter comme religion. Cette musique mystique, mystérieuse, aux rythmes entêtants, avait très tôt fasciné les musiciens internationaux, dont Led Zeppelin, qui avait fait appel à des musiciens gnaouis dans ses compositions. Mais c’est bel et bien le Festival d’Essaouira qui l’a propulsée au-devant de la scène internationale en lui offrant une plateforme d’expression idoine. D’aucuns avancent que le festival a dénaturé la musique gnaouie, en la commercialisant et en lui faisant perdre sa « pureté ». Rappelons à ces personnes que la culture et musique des gnaouas ont muté de nombreuses fois au cours de leur histoire, au contact de l’islam, des berbères, du judaïsme, entre autres… Une culture doit évoluer, sinon elle se dépérit, voire elle meurt.
Et comme la musique gnaouie, le festival a évolué au fil du temps. L’ambiance particulière régnant dans la ville à cette période, cet esprit de communauté, de communion autour de la musique, a rapidement donné au festival la réputation de Woodstock marocain, où les héritiers des hippies se donnaient rendez-vous pour vivre quelques jours hors du temps. D’année en année, le festival a grandi, et ce sont maintenant des centaines de milliers de mélomanes, du jeune étudiant à la famille de classe moyenne, qui investissent Essaouira à la fin du mois de juin, transformant la ville en un centre culturelle et festif bouillonnant. Les ryads de la médina ont été rénovés, des hôtels ont été construits, et Essaouira, qui s’appelait Mogador dans son passé glorieux, a retrouvé en partie sa superbe, et sa place en tant que centre culturel régional.
Même les attentats de Casablanca, survenus juste avant la 6ème édition, et qui avaient jeté le doute sur la survie de l’événement, n’ont pas empêché le festival de se dérouler sans accroc, et de continuer à grandir. Quelle est donc la formule magique qui permet au Festival Gnaoua et Musiques du monde de continuer à resplendir sur la scène musicale marocaine ?
Le partage au cœur du festival
Les festivals de musique sont très nombreux de par le monde. Nombre d’entre eux sont des passages obligés pour les artistes, et ils attirent chaque année les spectateurs par milliers, voire millions. Ils offrent au public des moments inoubliables, au gré des performances d’artistes à dimension internationale.
Mais le festival d’Essaouira est à part, dans le sens où ce n’est pas seulement un festival dédié à son public, mais également à ses artistes. Ce qu’il offre aux musiciens n’est pas un concert de plus dans une tournée qui en compte des dizaines dans l’année. Il les invite à la découverte d’une nouvelle culture musicale, et mieux encore, il leur permet de se mêler à cette culture, à lui apporter leurs propres sonorités, dans un moment de partage et de communion avec les maâlems gnaouis.
La richesse de cette expérience saute aux yeux. Lors des concerts, les artistes ont toujours un grand sourire aux lèvres, ils jouent de leurs instruments avec une joie profonde et communicative, et prolongent souvent leur plaisir à travers des rappels, des passages avec d’autres artistes, ou des concerts intimistes improvisés. Chaque concert est donc un moment unique pour le spectateur, mais il est tout aussi unique pour le musicien, qui ne rejouera probablement jamais de cette façon, avec cet accompagnement (sauf s’il revient au festival !). Cette unicité issue du partage est l’une des forces majeures du festival Gnaoua et Musiques du monde. Les concerts et résidences artistiques écoutés à Essaouira ne peuvent l’être qu’à cet endroit, et chaque spectateur a ainsi l’impression d’assister à un moment privilégié et intimiste, d’être le témoin d’une alchimie musicale qui sonne toujours juste. En effet, les sonorités gnaouies semblent faîtes pour le mariage des styles et des sons, et fusionnent admirablement avec les instruments qu’elles accompagnent. L’énergie inépuisable des maâlems et de leurs accompagnateurs, qui entraînent toujours le public par leurs chants, leurs cris et leurs danses, parachève cette fusion musicale et la fait vivre non seulement le temps d’un concert, mais aussi bien longtemps dans les mémoires.
Le festival nous a ainsi offert nombre de moments inoubliables. Qui pourra oublier Marcus Miller redécouvrant les racines de sa musique et de son instrument en compagnie de Maâlem Baqbou ? Ou bien l’émotion à la limite des larmes de Nneka ? Cheb Mami, Khaled ou Youssou N’dour enflammant, charmant et captivant les foules ? Ou encore Ibrahim Maalouf revenant sur scène à une heure très avancée de la soirée, simplement pour le plaisir de jouer avec les maâlems ? L’histoire du festival est ainsi émaillée d’expériences exceptionnelles qui ont marqué public et musiciens.
Bien évidemment, le festival ne se limite pas à la musique, et de nombreux événements et actions associatives s’y sont greffés. C’est ainsi qu’en 2009 est créée l’association Yerma Gnaoua pour la promotion et la diffusion du patrimoine gnaoui, ou encore qu’en 2014 parait l’anthologie musicale des Gnaoua. En 2012 a été lancé le Forum d’Essaouira des droits de l’homme, en partenariat avec le CNDH, qui disserte chaque année autour des thèmes de la promotion culturelle et sociale. Rien de cela n’existerait sans le festival et sa musique…
20 ans de magie et de partage
L’édition 2017, la 20ème depuis ses débuts, a une nouvelle fois confirmé l’engouement du public, qui a bravé le vent, particulièrement puissant cette année, pour venir assister aux festivités. La ville a de nouveau été prise par la « fièvre gnaoua », expression chère aux locaux, et ses rues se sont peuplées de visiteurs marocains et touristes étrangers. Les préoccupations sécuritaires de l’heure, qui ont amené une présence policière plus marquée qu’à l’habitude, sans pour autant être étouffante, ont changé quelque peu la composition du public. En effet, elle a eu comme deuxième effet d’éloigner certains individus souvent instables après l’abus de substances illicites. Et ainsi, ceux-ci ont laissé place à une plus forte participation des familles, et jusqu’à tard dans la soirée, punks et hippies déambulaient dans les rues aux côtés de familles avec poussettes et enfants en bas âge. Coupes afro, mohawk et vêtements aux couleurs éclatantes côtoyaient djellabas et hijabs, dans cette ambiance conviviale si particulière et précieuse qui règne durant le festival.
Plus de 300 000 spectateurs sont venus assister à cette édition, depuis le concert d’ouverture, durant lequel Carlinhos Brown et les frères maâlems Kouyou ont enflammé la place Moulay Hassan, jusqu’à la magie du mariage du soufisme indo-pakistanais avec la tagnaouite proposé par Titi Robin et sa troupe. Ils auront été charmés par le concert intimiste d’Hindi Zahra, transportés par l’énergie de Maâlem Khalid Sansi, qui a conquis le public mais aussi le pianiste Bill Laurance par son explosivité, bercés par la voix exceptionnelle et les paroles sage d’Ismaël Lô, et assisté à la rencontre de deux immenses légendes en les personnes de Lucky Peterson et Maâlem Mustapha Baqbou. Le tout dans une ambiance incroyablement positive, la joie et l’énergie de tous les intervenants noyant le spectre de la menace terroriste.
Le Festival Gnaoua et Musiques du monde est un joyau dans l’écrin d’une cité historique, qui fait briller le Royaume à l’international en s’accaparant les premières places des classements des festivals. Mais il ne faut pas oublier non plus qu’il se déroule chaque année avec un budget limité et bouclé de justesse (15 millions de dirhams pour cette édition), et que s’il est accompagné de fidèles sponsors, les organisateurs doivent se battre à chaque édition pour qu’il vive une année de plus. Ce laboratoire musical unique au monde est devenu une part incontournable de notre culture, et un plus grand investissement, notamment de l’Etat dans son financement, serait le bienvenu, afin que ces 20 éditions en précèdent 20 de plus…
Selim Benabdelkhalek