Mme Sophia Assad est une spécialiste d’internet et de la publicité en ligne qu’elle a contribué à lancer au Maroc au début des années 2000. Aujourd’hui, elle s’active dans le Mobile banking en proposant des solutions alternatives au cash et à la bancarisation, laquelle ne couvre que la moitié de la population marocaine. Dans l’entretien qui suit, elle explique à nos lecteurs les différentes promesses du paiement en ligne, ses difficultés actuelles et les avantages qui le caractérisent.
La Nouvelle Tribune : Commencez par nous parler de vous, quel est votre parcours ?
Mme Sophia Assad :
J’ai commencé par faire des études de commerce et de communication, avec une option e-business à Paris, je suis également titulaire d’un master 2 en marketing international des secteurs obtenu à L’INSEEC Paris. Je suis rentrée au Maroc en 2005 après 8 ans d’études et de travail en France. Ayant étudié le marketing et la communication, c’est en autodidacte que j’ai découvert l’univers du marketing digital à travers mes recherches et mon travail. Au début des années 2000, il n’y avait que très peu de formations spécifiques à ces métiers.
J’ai eu envie d’entreprendre dès la fin de mes études universitaires et j’avais participé à un concours télévisé qui s’appelait Challenger.
Ce concours était organisé par 2M, qui souhaitait convaincre des étudiants marocains vivant à l’étranger de revenir au pays, avec de bonnes idées. J’étais l’une des finalistes, mais je n’avais pas remporté le concours.
À l’époque, mon idée était de permettre le financement du crédit automobile par la publicité. Je m’étais inspirée du concept de la SMART en France, que je souhaitais proposer au Maroc.
J’avais rencontré certaines difficultés réglementaires et étant seule à porter ce sujet, j’ai préféré m’orienter vers une solution moins complexe à mettre en place.
Internet fut une réponse évidente pour moi, d’autant plus qu’en 2005, et il y avait tout à faire.
J’ai ainsi créé l’une des premières régies publicitaires e-pub au Maroc qui était connue sous le nom de Pub Online.
Étant l’une des premières régies publicitaires spécialisées dans l’achat d’espace publicitaire dans le web et le mobile, Pub Online, a effectué un travail important de démocratisation du média online aussi bien auprès des médias qu’auprès des annonceurs qui découvraient la publicité sur internet au Maroc.
En quoi consistait votre métier ? Est-ce toujours d’actualité ?
A l’époque, notre métier était à cheval entre l’agence et la régie publicitaire car il fallait éduquer le marché.
J’utilisais une plateforme de gestion publicitaire online, qui me permettait de gérer la diffusion des bannières publicitaires de nos annonceurs sur les espaces dédiés des supports médias avec lesquels on travaillait.
Ce business était florissant, les connaissances métier étaient rares et Pub Online avait réussi son pari. Dès 2010, ce marché a commencé à se structurer, et les grands noms de la publicité au Maroc ont commencé à s’intéresser au sujet. Il était temps, pour une petite structure indépendante de rejoindre une entité plus forte pour qu’elle puisse prospérer et c’est ainsi que Régie 3 avait fait l’acquisition de Pub Online.
Toujours passionnée par le digital et l’innovation, je me suis assez naturellement orientée vers la transformation digitale des entreprises.
J’ai choisi ce sujet pour élargir mon domaine de compétences, et j’ai obtenu une certification «Pilotage de la transformation digitale des entreprises» à HEC Paris – un double diplôme avec l’École des Mines Paristech.
Les Technologies de l’information et de la communication, ont énormément évolué ces dernières années. L’usage des smartphones, des tablettes et le succès des réseaux sociaux a changé notre façon de travailler.
L’un des enjeux de la transformation digitale est la gestion de la clientèle, avec l’accès à plus de données, elle met véritablement les clients au cœur de l’entreprise.
La transformation digitale est un procédé qui réinvente la collaboration interne et valorise mieux l’image de l’entreprise car il faut un changement de mentalité tant sur le parcours client que sur les procédures internes à l’entreprises.
Le fait de reprendre des études en présentiel et même sur une période courte de 4 mois a été très enrichissant et m’a fait réaliser un certain nombre de choses dont l’intérêt des grands groupes à collaborer ou co-créer avec des start-ups pour faire de l’innovation.
La transformation numérique permet en interne de gagner en rapidité, en compétitivité mais aussi en cohésion d’entreprise. Cette évolution numérique n’est pas toujours bien gérée par les grands groupes qui ne savent pas comment réussir leur virage digital bien qu’ils soient conscients des enjeux.
Prenons quelques exemples : l’hôtellerie a été bouleversé par le modèle de Rbnb, les cinémas ou les entreprises de location de film par Netflix, ou encore un géant de la photo comme Kodak a disparu car son management n’a pas pensé opportun de pouvoir visionner les photos sur un écran alors que c’était un employé Kodak qui avait imaginé le premier prototype, etc.
Parallèlement à la préparation de ma certification, j’ai pu passer beaucoup de temps au Sénégal et j’ai pu constater que la transformation digitale concernait le monde entier, que sur certains sujets, notamment celui des fintechs, l’Afrique de l’ouest était bien plus avancée que chez nous au Maroc.
Depuis mon retour au Maroc, je gère une initiative digitale unique au sein d’un grand groupe industriel français, leader en Afrique des systèmes informatiques bancaires.
Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste exactement votre travail dans l’industrie et avec les fintechs ?
Je suis à présent consultante indépendante et je m’occupe d’un projet « intrapreunarial » très intéressant qui consiste à allier l’agilité d’une startup à la maitrise et la sécurité d’un grand groupe spécialisé afin d’imaginer les services financiers de demain.
Lorsqu’on propose des solutions financières et technologiques aux banques et établissements de paiements, il est important de maitriser à la fois le métier, les aspects réglementaires et la sécurité de la solution. L’équipe avec laquelle je travaille et moi-même proposons aux banques et établissements financiers de co-créer de nouvelles solutions.
L’initiative digitale dont je suis responsable accorde beaucoup d’importances à l’écosystème des fintechs dans toute l’Afrique et œuvre à être un acteur majeur de ce domaine.
Je travaille actuellement sur des solutions financières sur un canal de messagerie bien connu qui est WhatsApp.
Le WhatsApp Banking permet de payer, de recevoir et d’envoyer de l’argent aussi simplement que d’envoyer un message sur WhatsApp, sans rien installer de plus sur son smartphone. Il suffit d’insérer dans ses contacts WhatsApp, le numéro du service du mobile wallet et d’écrire « Bonjour » dans la langue de son choix pour activer le menu conversationnel. L’équipe et moi-même sommes également en train de travailler sur l’intégration de la voix pour favoriser d’avantage l’inclusion financière et permettre aux personnes défavorisées d’accéder à ce service.
La problématique du secteur bancaire, vous la connaissez bien, vous travaillez avec les banques. Ne croyez-vous pas qu’elles ont mis la charrue avant les bœufs en ce qui concerne le mobile banking, sans attendre que les commerçants ne soient équipés ?
C’est l’histoire de la poule et de l’œuf. Lequel devrait-on équiper en premier ? Les commerçants ou la population ?
Concrètement, il y a tout un écosystème à mettre en place pour que le mobile banking puisse fonctionner et ça commence par la mise en place de solutions de Mobile Paiement accessibles au plus grand nombre.
Début 2020, le Maroc compte 46 millions d’abonnements téléphoniques mobiles, près de 70% de la population à accès à internet et se connecte principalement via des smartphones.
On sait aussi que 90% des transactions se font en cash, que 85% des ventes de détails passent par les commerces traditionnels et que près de la moitié de la population est à bancariser. A partir de ce constat, on peut imaginer que les conditions sont favorables à l’adoption du mobile banking comme c’est déjà le cas de pays voisins.
Les banques qui ont lancé les premières solutions de mobile banking s’adressaient à une population déjà bancarisée et ne répondait pas directement à la problématique de l’inclusion financière.
L’arrivée des établissements de paiements donne accès à l’ensemble des marocains, bancarisé ou non à ces services.
Toute personne disposant d’un smartphone peut sans aucune contrainte et sans pièce justificative créer un portefeuille électronique ou mobile wallet associé à son numéro de téléphone à hauteur de 200 dhs, ce qui est une véritable alternative au cash.
Pour les montant plus important, à partir de 201 dirhams et jusqu’à 5.000 Dhs, il faut présenter à un agent agrée une pièce d’identité en cours de validité (CIN, passeport ou carte de séjour) et pour un plafond de 20.000 Dh, il faudra présenter un justificatif de domicile en plus de sa pièce d’identité en cours de validité (CIN, passeport ou carte de séjour).
Au départ assez protectionniste, les banques marocaines ont compris qu’elles ne pouvaient pas rester dans un marché oligopolistique.
L’arrivée des établissements de paiement est une première ouverture, et certaines banques ont déjà créé leurs propres établissements de paiements pour rester dans cette course et couvrir une clientèle plus large.
Certains commerces modernes proposent déjà le règlement via mobile wallet, les petits commerçants seront enrôlés au fur et à mesure d’autant plus que des dispositions règlementaires encourageantes sont mises en place par le gouvernement.
Certains commerçants auront en plus de la solution de paiement, la possibilité de devenir des agents agrées et avoir une rémunération liée à cette activité.
Est-ce que l’on peut décrire l’avancée africaine en la matière dans ce genre de produits comme étant meilleure que la nôtre ?
Certains pays d’Afrique subsaharienne sont en avance sur ce sujet, au Sénégal, le paiement via mobile wallet et complètement démocratisé et il est tout à fait répandu de régler un petit commerçant dans un souk en mobile money. Les transactions mobiles se font le plus souvent par USSD (sms) et non par internet. Certains vendeurs, notamment des femmes, refusent l’argent liquide sur les marchés, parce qu’elles ont peur de se faire agresser, et demandent, à être payées par Mobile Money.
Il y a également de nombreuses Fintechs prospères, qui ont pu lever des fonds d’investissements très importants, en Afrique du Sud et en Afrique de l’est, notamment au Kenya.
Concernant le Maroc, je suis optimiste, de nombreuses initiatives sont lancées.
Si l’interopérabilité devient effective rapidement, que les banques ouvrent leurs réseaux de distributions de cash, à la fois aux fintechs et aux établissements financiers, l’adoption de ces nouvelles solutions pourra se faire naturellement.
Qu’en est-il du coût de l’utilisation d’un portefeuille électronique ?
Comme pour les services bancaires, chaque établissement a ses propres conditions tarifaires qui sont disponibles en ligne en toute transparence.
Déposer de l’argent sur son Mobile Wallet ne coûte rien, par contre, il y a des frais de transferts à considérer et des commissions qui sont prélevées pour le retrait en cash dont les taux sont encore élevés, à mon sens, au Maroc.
Je pense qu’à l’instar des autres pays africains, les taux de commissions vont baisser à travers les économies d’échelle qui seront réalisées et le développement de l’offre.
Quelles sont avancées réalisées au Maroc ?
Il y a des avancées à différents niveaux.
Le gouvernement marocain a mis en place un abattement fiscal de 20% sur le CA réalisé via Mobile Wallet.
Les opérateurs téléphoniques ont créé leurs établissements de paiement, l’un deux est déjà opérationnel depuis fin 2019. Les banques enrichissent leur offre et créent aussi leurs établissements de paiement.
Ce marché est en train de se structurer et j’espère que la réglementation apportera encore plus de souplesse pour favoriser le développement des fintechs marocaines, certaines ont dû quitter le pays pour prospérer.
D’autant plus que l’État a fait de gros efforts pour favoriser le développement des startups, la CCG a mis en place des aides financières importantes dont bénéficient également les fintechs éligibles.
Entretien réalisé par
Afifa DASSOULI