Les cigognes sont partout présentes à Marrakech et dans la médina, il existe une fondation, sise dans un ancien fondouk plusieurs fois centenaire, qui porte leur nom.
Dar Bellarj, qui joue un rôle social essentiel, celui d’ouvrir son espace à tous, mais surtout aux habitants et aux enfants de la médina pour des apprentissages culturels, le renforcement des liens sociaux et le vivre ensemble.
Fondée par une ressortissante suisse, Mme Biedermann, «Dar Bellarj, fondation pour la culture vivante», est aujourd’hui dirigée par sa disciple, Mme Maha El Madi qui nous explique dans l’entretien qui suit les raisons d’être de Dar Bellarj au rôle incomparable dans la médina de la Ville ocre.
La Nouvelle Tribune :
Mme Maha Elmadi, vous dirigez Dar Bellarj, pouvez-vous nous présenter cette Fondation qui compte vingt ans d’existence à Marrakech ?
Mme El Madi :
Cette fondation porte le nom «Dar Bellarj, fondation pour la culture vivante au Maroc» et il y a un mot dans ce titre qui nous motive tous les jours, même quand nous manquons d’énergie, c’est le mot «vivante».
C’est Mme Susanna Biedermann, une ressortissante suisse, aujourd’hui disparue malheureusement, qui en est la fondatrice. Elle avait la conviction que «la culture n’est ni immatérielle, ni matérielle, ni orale, ni écrite, elle est tout simplement vivante».
Cette architecte d’intérieur et artiste est tombée amoureuse de Marrakech notamment à travers les tapis qu’elle collectionnait.
Elle était aussi passionnée par l’Afrique subsaharienne et le Sahara.
Son histoire marocaine, a commencé en 1996, l’Ambassadeur d’Allemagne au Maroc, le Dr Herwig Bartels, l’avait invitée à une exposition de tapis justement à Marrakech.
En se déplaçant dans la médina de la ville, elle raconte avoir senti l’âme des gens, mais aussi avoir été interpellée par le nombre d’enfants dans les rues.
Lors d’un diner chez son hôte, l’Ambassadeur Bartels, elle lui dit trouver que Marrakech avait plein de potentiel, de couleurs, de senteurs, d’émotions, mais que la situation des enfants la préoccupait au point qu’elle souhaitait s’investir dans la création d’un orphelinat.
Le Dr Bartels, fin connaisseur du Maroc à l’époque, lui a expliqué que ces enfants n’étaient pas du tout orphelins et que l’espace public était leur environnement, parce que la vie culturelle etsociale des Marocains, des Marrakchis et de la médina, avait cette particularité.
Elle avait trouvé cette explication encore plus frappante d’autant que chez elle en Europe, cette dynamique sociale a disparu.
Le Dr Bartels a eu ensuite une formule qui l’a non seulement marquée, mais qui a été à l’origine de la création de la fondation Dar Bellaraj «Si ces enfants ne sont pas orphelins, le Maroc compte une seule grande orpheline, la culture vivante».
Comment la fondation Dar Bellarj, concrétise-t-elle encore aujourd’hui cette importante valeur de la culture vivante ?
La Fondation Dar Bellarj œuvre à la préservation du grand patrimoine culturel marocain qui a tant impressionné Susanna.
Notre approche est de faire de Dar Bellarj un espace particulier, qui appartient aux Marocains, comme le voulait Susanna Biedermann quand elle parlait d’offrir aux Marocains un lieu culturel. D’ailleurs, comme vous pouvez le constater, le lieu où elle a installé sa fondation à Marrakech est lui-même chargé d’histoire. Ce fut un « foundouq » pendant des siècles, puis laissé à l’abandon pendant de longues années avant de devenir une école primaire publique de l’Indépendance du pays aux années 80.
Après quoi, elle a pu l’acquérir pour réaliser son rêve.
Elle a rénové les lieux en tant qu’architecte d’intérieur avec son mari Max Alioth qui était également un architecte de bâtiment réputé en Suisse et en Europe. Ils ont révèlé la richesse du patrimoine de Dar Bellarj qu’elle avait décelée très vite et son potentiel malgré le délabrement initial du bâtiment.
Sa vocation s’est concrétisée par des expositions organisées à Dar Bellarj, elle apportait sa vision et sa compréhension de la culture et du patrimoine marocain.
Actuellement, Dar Bellarj continue à organiser des expositions d’art, mais pas seulement ?
En effet, Susanna a relevé d’autres challenges. Face au constat que les Marocains ne venaient pas voir les expositions, elle s’est rendu compte au fur et à mesure que la culture immatérielle marocaine ne se diffuse pas comme à l’étranger dans des musées ou des espaces culturels, elle se transmet et s’exprime dans les maisons, dans l’espace public où les femmes et mères par exemple chantent, font de l’artisanat ou racontent des histoires.
Et donc ?
Depuis les années 90, avec l’émergence des nouvelles technologies de l’information, le patrimoine qu’elle voulait partager et préserver se perdait peu à peu, les nouvelles générations y étaient moins exposées.
C’est pourquoi, dès 2000 elle a ouvert les portes de cet espace à tous pour réconcilier ces deux tendances.
Le siège de la fondation qui est une ancienne maison marrakchie dans toute sa splendeur, est aujourd’hui ouverte aux visiteurs en général.
Nous avons aussi été vers les écoles et auprès du ministère de l’éducation leur proposant de nous orienter les élèves dans le cadre d’ateliers d’abord de peinture, puis de théâtre notamment.
Pouvez-vous nous expliquer justement dans quelles mesures l’Administration vous a soutenu dans vos actions ?
Face à la bureaucratie, Susanna a été déçue et a failli tout arrêter plusieurs fois.
Mais nous sommes revenus à un statut d’association et avons informé les gens de la médina que cet espace, certes tenu par une étrangère, a été conceptualisé et ouvert pour les Marocains.
Et vous ?
En 2008, après le décès de Susanna Biedermann, j’ai repris le flambeau à ma manière, j’ai commencé par créer une classe dite «les Mamans douées» destinée aux femmes au foyer pour préserver et transmettre ce savoir-faire de culture vivante maternelle, source des valeurs traditionnelles marocaines.
Nous continuons l’action culturelle de la fondatrice en faisant vivre la culture des Marocains, en la mettant plus à la portée des enfants.
Selon votre expérience, comment l’action sociale peut-elle contribuer au modèle de développement du Maroc ?
Paradoxalement, les Marocains se concentrent sur l’apprentissage de compétences qui font écho au cadre mondialisé alors que les étrangers cherchent chez nous le savoir-faire qu’ils n’ont plus.
On apprend donc le droit, l’économie, l’ingénierie etc, et on néglige nos connaissances dans l’artisanat qui a de multiples dimensions et facettes dans notre culture, qui fait notre identité et notre apport aux autres et à l’étranger.
Ce qui a attiré Susanna au Maroc, c’est cette capacité des Marocains à produire de la culture sans même le savoir.
Alors, la formation professionnelle a le mérite d’exister et de permettre par exemple à des apprentis de se former. Mais, il manque une dimension socio-culturelle à celle purement économique liée à l’emploi des jeunes.
Pour insister sur l’artisanat, elle doit pouvoir mettre en œuvre des notions modernes de vente, de design, de communication pour mieux en exploiter le son potentiel.
Par ailleurs, le Maroc a différentes richesses culturelles comme le sont les rituels de danse traditionnelle comme «la Daqqa Marrakchiya», que nombre d’artistes nous empruntent dans leur musique. L’art marocain est dévalorisé, nous devons le mettre plus en avant, en le restaurant notamment.
A ce titre, le nouveau modèle de développement qui fait aujourd’hui l’objet de réflexions, devrait prendre en compte la nécessité de mutualiser les responsabilités.
Les hommes politiques ne doivent pas être les seuls décideurs parce que c’est l’implication de tous les acteurs sociétaux qui est nécessaire pour la réussite du nouveau modèle.
Pour ce faire, il faut valoriser les populations. Par exemple, lorsqu’on rénove une école dans la médina de Marrakech, les autorités doivent s’appuyer sur des acteurs comme nous pour valoriser l’apport de nos artisans ouvriers dont les capacités sont uniques au monde. Ces mêmes artisans doivent aussi être impliqués culturellement, dans le passé historique des lieux qu’ils restaurent. De même que des jeunes, passionnés par exemple par la photographie ou l’histoire de l’art, pourraient capturer ces moments à la fois patrimoniaux et culturels, en dépassant l’aspect seulement fonctionnel d’une rénovation.
Pour vos activités de Dar Ballarj, avez-vous des besoins dépendant des autorités locales ? Travaillez-vous la main dans la main avec les instances publiques ?
Bien sur, l’écoute et le soutien des autorités sont indispensable !
Je peux en témoigner parce que, et pour la première fois, avec M. le Wali de Marrakech, j’ai noué un dialogue. Grâce à son soutien, notre fondation joue le rôle intense de relais des besoins et des demandes de la population locale, de la médina de Marrakech.
Les gens demandent que nous ouvrions des ateliers de théâtre et c’est ce qui garantit le succès de nos actions.
La Wilaya nous aide à organiser chaque année, les festivités de Achoura, avec l’implication de tous les habitants locaux. C’est un événement qui prend aujourd’hui des proportions festives comparables à celle d’un festival.
Nous renouons ainsi avec une tradition de parades de rues spontanées, qui s’est confrontée dans le temps à la sécurisation de l’espace public par les autorités. Mais il faut modernisation la vie sociale.
Dans ce cas précis, le concours des autorités de la ville dans l’organisation d’un tel événement s’impose.
Il s’agit d’une démarche concertée qui porte ses fruits. La multiplication tous azimuts de mécaniques similaires à l’échelle du Maroc ne peut qu’aider à la réinsertion des jeunes, à leur valorisation et leur intégration dans un projet de société.
Le cas de l’éducation est similaire, il faut une plus grande connexion entre les différents acteurs. L’éducation civique ne doit plus se faire dans le cadre seulement de l’école, mais sur le terrain.
Le contact des élèves avec la société doit se faire tôt et de manière continue. L’enfant qui deviendra adulte comprendra mieux son rôle et sa place dans la société s’il est mis en situation lors de la phase d’apprentissage.
Concrètement, pour les élèves des écoles rencontrer un Wali ou le Maire ou tout autre responsable pour comprendre leurs rôles et leurs fonctions et implications, est d’une grande importante.
Offrir aux enfants des simulations d’élections sous forme de jeux est aussi très éducatif, cela permet d’ancrer des comportements de la société.
C’est comme cela que nous pourrons décloisonner la culture notamment et la rendre à ceux qui la font vivre, les populations locales, sans élitisme ou exclusivité d’accès.
Entretien réalisé par
Afifa Dassouli