« Aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années », disait Corneille dans Le Cid.
Un tel adage convient parfaitement à Mme Bouchra Alaoui, architecte urbaniste de formation qui, en une vingtaine d’années, a accumulé plusieurs expériences professionnelles.
Aujourd’hui, c’est dans le secteur des startups, de l’innovation et de l’incitation à l’entreprenariat qu’elle développe ses compétences, notamment avec une structure, Hseven, dédiée à la recherche de jeunes entrepreneurs motivés, Marocains et Africains.
La Nouvelle Tribune : Dans le cadre de ce spécial du 8 mars, nous avons toujours cherché à mettre en lumière des femmes marocaines, qui ont des parcours d’exception. Cette année, nous voulons partager avec nos invitées des idées sur les transformations récentes de notre pays, actuelles ou à venir, comme le nouveau modèle de développement celui du financement de l’économie, l’orientation sociale de la politique publique avec un accent mis sur l’éducation, la formation, la santé, le civisme et la solidarité, etc. Et ainsi, apporter la preuve que notre pays a beaucoup changé et qu’il dispose de ressources humaines de haut niveau sur lesquelles il peut compter pour aller de l’avant dans la voie de la résorption des lacunes et des problèmes, notamment sociaux, qui obèrent sa marche vers le développement et la satisfaction des attentes populaires. Mme Alaoui, vous avez eu une vie professionnelle intense et dynamique au Maroc, là où les femmes sont encore peu nombreuses à réaliser leurs aspirations et exprimer leurs compétences.
Pouvez-vous en retracer les principales étapes pour nos lecteurs ?
Mme Bouchra Alaoui :
Tout d’abord j’ai eu un modèle, celui de mon père, né sous le protectorat, dans une période difficile et qui a su faire preuve de résilience toute sa vie et faire partie de la première promotion de l’école Mohammedia des ingénieurs.
Je n’ai pas suivi sa voie, j’ai fait des études d’architecture à Toulouse, puis un master en urbanisme.
Je me suis intéressée de ce fait à la politique de la ville et des banlieues, au point que j’ai intégré Sciences Pô Paris, pour un master « d’urbanisme et politique de la ville ».
Cela m’a permis de travailler légitimement dans différents organismes liés à cette problématique, comme des mairies en France.
Puis j’ai pris conscience que je devais rentrer au Maroc.
A 26 ans, j’avais besoin d’être utile à mon pays et j’étais persuadée que pour agir sur la ville, il fallait agir en politique.
Et le hasard a voulu que j’ai pu, de retour au pays, intégrer l’équipe de M. Mohamed M’barki qui était à l’époque secrétaire d’état en charge de l’Habitat.
Étiez-vous politisée ou membre d’un parti politique ?
Certes, j’avais une fibre USFP, que ma grand-mère, très attachée à ce parti, m’a transmise ! C’est peut-être ce qui a fait que je me suis engagée auprès de ce parti en tant que bénévole pendant la campagne des élections 2002. C’était encore le gouvernement d’alternance, c’était l’euphorie !
L’aventure a continué au cabinet de M. El Yazghi, ministre de l’Aménagement du Territoire, de l’Urbanisme, de l’Eau et de l’Environnement dans le gouvernement de M. Jettou.
J’ai travaillé dans mes domaines de prédilection comme l’aménagement du territoire et les chemins régionaux, ce qui m’a permis de connaître le Maroc profond. J’ai beaucoup appris sur l’exécutif, les différentes échelles d’actions publiques, du central au régional.
Pourquoi avez-vous quitté le cabinet de M. Lyazghi, et pourquoi faire ?
Comme à 28 ans, on se cherche encore, sur les conseils d’un grand monsieur, je me suis orientée vers une nouvelle agence de développement consacrée aux provinces du Sud du Royaume. L’équipe d’alors était très réduite et à la recherche de compétences.
L’Agence du Sud était, à son démarrage, à l’étape de la feuille blanche et avec une équipe très réduite.
À l’époque, il y avait encore peu de consignation technique et scientifique.
On a commencé par un grand travail de terrain. C’est ainsi que j’ai découvert une région incroyable à tous les niveaux.
Ce fut une rencontre magique avec la culture hassanie et des gens de très grande valeur. L’Agence du Sud a monté un très bon programme, et au moment où elle est entrée dans sa phase opérationnelle, je l’ai quittée.
Décidément, vous êtes très mobile, mais pourquoi faire ?
Vous savez, après avoir connu la stratégie étatique, travaillé dans une agence qui décline ses programmes, je voulais faire de l’urbanisme opérationnel !
J’ai eu l’opportunité d’ouvrir mon cabinet d’architecture à Rabat. Mais, tout en réalisant de beaux projets privés, j’ai participé à des projets d’évaluation de programmes de développement notamment avec l’UE, le PNUD, l’USAID, etc.
C’est là que j’ai commencé à toucher aux AGR, une start-up et où j’ai développé une passion pour l’entreprenariat.
D’ailleurs, après avoir travaillé plus de 10 ans, de 2004 à 2014 à mon compte, je me suis laissé tentée encore une fois par une nouvelle proposition de changement.
Ce qui n’étonne pas de vous, laquelle ?
J’ai intégré l’OCP pour participer au développement d’une ville de la Connaissance dans un territoire qui m’est cher : les provinces du sud.
Il s’agit de la technopole de Foum El Oued qui a été inaugurée par SM le Roi lors du 40ème anniversaire de la Marche Verte.
C’était un très beau projet basé sur l’économie de la connaissance. Il nous a permis de nous réaliser dans différents domaines d’urbanisme, d’architecture, de la résilience environnementale
Qu’est-ce qu’une Ville de la Connaissance ?
Comme vous le savez, les 19ème et 20ème siècles se sont caractérisés par la révolution industrielle et la production de biens physiques « tangibles ».
Avec l’émergence des NTIC, nous assistons ces dernières décennies, à la valorisation d’une production immatérielle de connaissances, d’informations, de savoirs.
Les exemples les plus représentatifs de cette nouvelle économie sont Google, Uber, Apple, Facebook, Instagram…
Cette nouvelle économie post industrielle est le résultat d’un changement progressif qui pousse les entrepreneurs à se tourner vers l’investissement de la connaissance et le capital «intangible» dans une recherche d’innovation.
Une ville de la connaissance est une ville qui arrive à CREER DES LIENS entre les acteurs économiques et sociaux locaux qui ont des compétences complémentaires nécessaires à la création de nouvelles activités innovantes.
En d’autres termes, une ville de la connaissance est en mesure de PARTAGER l’ensemble des compétences existantes sur son territoire dans le but de créer et développer l’activité économique, accompagner la croissance des entreprises et inclure les centres de recherche, universitaires et usagers, dès le début de la conception.
La technopole Foum El Oued, à l’instar de la ville verte de Benguérir, est une Cité du Savoir et de l’Innovation, située à 20 km de la ville de Laâyoune.
Au-delà d’être un projet urbanistique innovant, la vocation de la Technopole est d’être à la fois un laboratoire pour la recherche et l’expérimentation et une plateforme de transfert de connaissance pour favoriser le dynamisme socio-économique, non seulement de la région, mais également de l’Afrique.
La Technopole Foum El Oued est axée sur 3 composantes clefs, un pôle du savoir et de la recherche, porté par l’Université Mohammed VI Polytechnique et son centre de recherche dédié aux thématiques liées au contexte subsaharien, un pôle Business qui accueillera un incubateur pour accompagner les porteurs de projets et booster les start-up. Et enfin, un Pôle culturel qui inclut la construction d’un musée, d’un village commercial et artisanal, ainsi que des infrastructures à caractère social et environnemental visant l’amélioration de l’attractivité du territoire
Comment une jeune passionnée en est arrivée à quitter un projet d’une si grande ampleur qui donne le moral, pour aller faire encore autre chose ? C’est ce que vous avez fait n’est-ce pas ?
En effet, j’étais la directrice de ce projet, et le portais à bras le corps.
Mais ce qui m’a le plus intéressé, c’est comment réussir à faire une ville de la connaissance selon un modèle local.
Un grand challenge, d’autant plus que même au niveau international, le modèle de «ville du savoir » est toujours en cours de définition.
J’avais soif d’apprendre et d’aller vite. Pour ce faire, je me suis inscrite en 2017, à l’université de la Sorbonne pour un doctorat sur le sujet, en parallèle de mon travail.
Grâce à la convergence de mon projet de recherche et mon projet professionnel, j’étais au quotidien dans un laboratoire vivant qui était d’un grand intérêt pour mes recherches.
Après avoir livré la première phase prévue en 2019, j’ai saisi une nouvelle opportunité professionnelle qui m’a permis de renouer avec l’entreprenariat.
J’ai ouvert de nouveau mon cabinet d’architecture et j’ai commencé à collaborer avec un accélérateur de startups, Hseven. Cette collaboration reste conforme à ma soif continue de dynamique et d’énergie. Je n’aime pas être dans une zone de confort, j’ai besoin de nouveaux challenges.
Hseven est dans quelle activité ?
Hseven est la plus grande plateforme d’accélérateur de startups en Afrique fondée par 7 passionnés de l’entreprenariat.
L’activité de Hseven consiste à accompagner les entrepreneurs marocains.
Ce n’est pas de l’incubation uniquement car l’accompagnement consiste en différents stades : l’inspiration, la pré-incubation, l’incubation, l’accélération et le changement d’échelle.
On cible les startups africaines de classe mondiale dirigées par des Marocains et des Africains.
J’y agis comme mentor et expert dans certains programmes, notamment ceux ayant attrait à l’économie circulaire.
Loin de n’être qu’un effet de mode, l’économie circulaire est en train de s’imposer à travers le monde, comme un nouveau modèle de production et d’utilisation.
La corrélation entre changements climatiques et activités économiques humaines est aujourd’hui une évidence reconnue. Dans ce cadre, scientifiques et organisations internationales incitent, de plus en plus, les gouvernements et acteurs économiques mondiaux à transiter vers un nouveau modèle économique plus durable et circulaire.
Pour le Maroc, l’économie circulaire est une double opportunité, d’abord environnementale, mais surtout économique.
Le passage vers une économie circulaire implique, en effet, des réallocations sectorielles d’emplois entre les activités intensives en matières et celles qui contribuent à les économiser. Sont en première ligne les « éco-activités », qui participent directement à la préservation de l’environnement, mais aussi de nombreux secteurs comme la location, la réparation et le réemploi ou la réutilisation, qui allongent la durée de vie des biens et réduisent la production de déchets.
Portée par la révolution numérique, une telle mutation pourrait s’accompagner d’une modification radicale des modèles d’affaires économiques.
Avec Hseven, nous voulons attirer les jeunes talents écoresponsables qui veulent saisir cette opportunité et leur offrir l’appui et l’accompagnement nécessaire pour réussir.
Quels sont les domaines de prédilection de ces startups au Maroc ?
Ça couvre vraiment différents secteurs, l’agriculture, le médical, l’artisanat… mais le point commun entre cette nouvelle génération d’entrepreneurs est les nouvelles technologies de l’information.
Aujourd’hui, on fonctionne au clic, les fintechs, les industries créatives, liées à la culture, au design ou à l’artisanat se déploient maintenant sur le web.
Les générations montantes d’entrepreneurs le savent et se dirigent presque tous sur cette voie… c’est un renouveau des mentalités au Maroc comme en Afrique, et un faisceau d’espoir économique…
Vous savez, contrairement à ce qu’on peut croire, de nombreux pays africains pourraient accueillir des taux d’activité entrepreneuriale parmi les plus importants dans le monde. Paradoxalement, l’impact sur la croissance économique de ces pays reste très limité contrairement à d’autres pays comme le Japon, l’Allemagne ou les USA.
Cette différence d’impact est dû à la nature même de l’entreprenariat.
Dans les pays développés, on trouve un entreprenariat d’opportunité qui découle d’une vraie conviction et qui tend vers la saisie d’une réelle opportunité perçue par l’entrepreneur.
Il est plus tourné vers l’innovation, la créativité, la transformation et la création de valeur ajoutée.
Il a un impact significatif sur la croissance et sur la création d’emploi directs et indirects.
Par contre en Afrique, comme le confirme le dernier rapport sur la compétitivité globale, il y a un autre modèle, appelé entreprenariat de nécessité, parce qu’en raison du taux de chômage et de précarité très élevés, la nécessité est souvent le principal facteur qui stimule l’individu pour entreprendre.
Dans ces contextes économiques difficiles, les individus entreprennent faute d’opportunités d’emplois.
L’entreprenariat devient alors de l’auto-emploi de survie, des activités de débrouillardise, à faible valeur ajoutée, souvent dans l’informel et très peu créateur d’emplois. L’impact sur la diversification et la structuration des économies reste de ce fait insignifiant.
La problématique en Afrique n’est donc pas tant l’absence de l’esprit entrepreneurial, mais plutôt dans la mauvaise allocation ou orientation entrepreneuriales.
Ce qu’il faut, au Maroc comme en Afrique, c’est contrebalancer cette situation et donner un vrai élan à l’entreprenariat d’opportunité.
Je suis convaincue que l’entrepreneuriat ne doit plus être considéré comme une solution de bricolage, mais un des puissants mécanismes qui permettraient au continent d’aller vers une économie tirée par l’efficacité et l’innovation.
Vous parlez bien du Maroc, notre pays peut-il servir de plateforme pour l’Afrique ?
Il ne faut pas avoir de complexes, nous avons beaucoup d’atouts, une stabilité politique, une bonne position géostratégique.
Pour que le Maroc puisse être une tête de pont, il faut qu’il soit capable de convaincre les talents marocains et africains, la diaspora marocaine et africaine, les Africains de cœur, que le Maroc est la meilleure plateforme pour les startups qui veulent agir en Afrique.
Nous pouvons, avec un écosystème fort et adapté, permettre l’éclosion de réels talents qui peuvent se positionner sur l’échiquier économique mondial.
Il reste beaucoup à faire certes, mais le Maroc avance dans la bonne voie, d’ailleurs les mesures d’appui à l’entreprenariat annoncé en janvier 2020 sont de bons augures notamment
la création du Fonds d’appui au financement de l’entrepreneuriat, doté de 6 milliards de dirhams (MMDH) et le crédit à 2% accordés avec la garantie de l’État aux jeunes entreprises.
Que vous inspire la question actuelle de la recherche d’un nouveau modèle de développement ?
Vous savez, je fais partie des personnes qui voient toujours le verre à moitié plein…
Je suis certaine que cette initiative ne peut-être que louable, d’abord parce que c’est un aveu que le Maroc a besoin d’un nouveau modèle pour se développer, et c’est aussi une reconnaissance des revendications sociales…
Vous savez, le ras-le-bol sociétal, la baisse du moral des ménages, et la perte de confiance sont mondiaux.
Ce n’est pas propre au Maroc, par contre je suis convaincue qu’on ne peut pas avancer si on reste dans une position de critique non constructive.
Et puis, il faut aussi pivoter vers l’autocritique : qu’est-ce qu’on fait à titre individuel, pour changer les choses ?
Chacun de nous a une part de responsabilité dans la construction économique et la cohésion sociale de ce pays.
Quel que soit le modèle que l’on veut mettre en place, il ne marchera que si l’individu prend conscience qu’il joue un rôle réel dans l’évolution de son pays.
Chacun peut apporter une pierre à l’édifice comme disait John Kennedy : ne demande pas ce que ton pays peut faire pour toi, demande ce que tu peux faire pour ton pays…
Entretien réalisé par
Afifa Dassouli