Entretien avec Mme Rajae Aghzadi, Professeure en médecine, chirurgienne et membre de la CSMD
Mme la professeure Rajae Aghzadi n’est sans doute plus à présenter, elle qui a derrière elle une longue et riche carrière en tant que praticienne de la médecine, chirurgienne, mais également pleinement impliquée dans des actes citoyens au service de la société civile et des femmes tout particulièrement.
Forte de ces compétences et de son expérience, elle a été nommée par SM le Roi membre de la Commission Spéciale sur le Modèle de Développement et a, dans ce cadre, participé activement à la rédaction du rapport issu des travaux de la Commission Benmoussa.
Dans l’entretien qui suit, la professeure Aghzadi explique les principales réflexions et propositions contenues dans ce rapport, notamment pour le secteur, crucial, de la Santé.
La Nouvelle Tribune :
Professeure Aghzadi, ce spécial porte sur « La politique sociale, une urgence ». Or, les recommandations du rapport de la CSMD dont vous êtes membre, évoquent beaucoup cette problématique. Celle-ci a même centré tout un pan de ses travaux sur l’humain, pouvez-vous nous en dire plus ?
Professeure Aghzadi :
Nous voulons tous un Maroc prospère avec un bien-être des citoyens à tous les âges, et tous les milieux, un Maroc des compétences, un Maroc ou il fait un bon vivre avec justice, équité, confiance et prospérité.
L’état des lieux dressé par la commission, ainsi que différents rapports auparavant, est assez alarmant et critique.
Nos travaux ont porté justement sur le comment faire pour que notre pays opère un saut vers le développement et la prospérité.
Quels peuvent être les leviers qui permettront l’équité, plus de justice sociale, une meilleure croissance économique et une plus grande préservation de l’environnement, avec des territoires prospères et responsables.
C’est l’équilibre qui doit être trouvé et respecté entre le développement humain, d’un côté, et une économie forte, diversifiée, avec des valeurs ajoutées.
Parmi les principaux leviers, de l’avis de la commission, il y a d’abord la réforme de la justice, une meilleure répartition des richesses à l’échelle du pays, une meilleure gouvernance avec une administration au service du citoyen. C’est ce qui rétablira la confiance
La priorité est aux trois secteurs dits vitaux il s’agit de :
– la santé pour tous et partout sur le territoire, avec le lancement par Sa Majesté le Roi de la couverture médicale universelle, santé sans laquelle on ne peut prétendre au développement,
-l’éducation de qualité pour tous qui permet la capacitation du citoyen en luttant contre l’abandon scolaire, le but est d’avoir plus de 90% d’élèves instruits
– l’offre d’emploi variés et pérennes, particulièrement aux femmes avec pour elles, près de 45% d’emplois à horizon 2035. Un intérêt particulier pour une jeunesse épanouie, cultivée et libre.
Notre approche a été holistique, globale, transverse et intersectorielle. C’est certainement ce qui la différencie d’autres rapports précédents, souvent sectoriels
Car tout est imbriqué en fin de compte.
Vous savez, la philosophie qui a présidé à nos travaux s’est basée sur deux principes :
– faire de l’intelligence collective notre leitmotiv. Nous étions 35 membres nommés par SM le Roi, nous devions réfléchir et élaborer après l’écoute de chacun d’entre nous, en tenant compte de l’avis de tous.
– Plus important encore, le citoyen a été au centre de nos préoccupations et au centre de nos propositions et recommandations.
On sait tous, et on le voit au quotidien, que de grandes réalisations ont été faites dans notre pays dont on est très fier, mais l’humain n’a pas toujours été la préoccupation.
On se doit de rattraper la capacitation du citoyen pour en faire un citoyen digne et en confiance.
Pour ce faire, les membres de notre commission spéciale a procédé à un travail participatif.
Ils ont interrogé des responsables de différents institutions, organismes, ministères, des membres de la société civile, des partis politiques, des jeunes, des étudiants, des travailleurs dans divers domaines.
Et surtout les citoyens ont été écoutés dans les quatre coins du pays. Pas moins de trente visites sur le terrain ont été effectuées. Plus de 10000 citoyens ont été écoutés en direct ou à travers des visio,
pas moins de 900 heures d’écoute, C’est dire que nos recommandations émanent du terrain, de ces écoutes pour correspondre aux attentes.
Professeure Aghzadi, quels sont les besoins essentiels et les insuffisances dont souffrent les Marocains que vous avez rencontrés ?
Jusqu’où la Commission peut prétendre avoir cerné « l’humain », qu’elle a mis au centre de ses travaux, pour un Maroc nouveau ?
Vous savez tous les secteurs sont interconnectés, et l’humain est au centre des réflexions ; le citoyen, souvent, souffre du manque de valorisation, du manque de formation ou de la perte de confiance et de la démotivation.
L’exemple de la santé en est le meilleur reflet car tout peut affecter la santé.
Il est intéressant d’instaurer la prévention en amont pour préserver la santé des citoyens dans tous les milieux et à tous les âges et dans différents secteurs (habitats, industrie, agriculture, eau…).
Une vision holistique, transverse et intersectorielle s’impose.
Pour répondre à votre question sur les besoins des citoyens, le principal objectif est de proposer des recommandations et des solutions pour améliorer le quotidien du Marocain et c’est ce qui compte in fine.
En construisant des écoles ou des hôpitaux, l’humain n’était pas pris en compte alors que c’est lui qui doit y travailler et profiter des services.
D’où l’urgence de la «construction de l’être humain»
La mise en œuvre dépendra d’une prise de conscience collective pour participer tous ensemble au développement du pays.
Le Marocain a quelque part perdu confiance, sa dignité, faute d’équité et de justice.
Il faut lui redonner les trois valeurs essentielles aux citoyens que sont Al Karama, Al Adala et Attika. Ce sont là les trois bases pour reconstruire ensemble le Maroc que l’on veut.
Les propositions cartésiennes ne suffiront pas !
Pour exemple, la régionalisation, qui tient compte des spécificités de la région, est un outil qui a grandement permis à d’autres pays de se développer, par leur autonomie, la décentralisation des décisions, et la capacitation du citoyen… Mais le citoyen aujourd’hui n’y croit pas !
Il y a une nécessaire réforme de l’administration et de sa modernisation pour qu’elle soit au service des citoyens, ce qui lui permettra de libérer leur énergie, d’être innovant et créateur.
Parmi les citoyens marocains, les femmes ont occupé une grande place dans les recommandations de la commission royale, quelles en sont les principales et pour quels bénéfices pour le Maroc de demain ?
En effet, la parité homme-femme a pris une bonne part dans nos travaux. Et pour cause, tous les pays qui se sont développés se sont appuyés sur leurs citoyens, hommes et femmes.
Au Maroc, il est difficile pour les femmes de percer. La situation des femmes avance très doucement, ce qui handicape notre pays de sa moitié .
C’est l’exemple d’une personne qui ne peut courir en ne s’appuyant que sur une seule jambe !!!
Nous sommes tous d’accord que le pays pour se développer doit compter sur une parité et l’équité et rétablir l’équilibre entre les hommes et les femmes qui restent complémentaires naturellement.
Pour la femme, la loi de la Moudouwana a fait beaucoup pour l’organisation familiale, mais dans les faits, les femmes sont toujours sous estimées et la mise en œuvre de la loi n’est pas effective ! La femme marocaine ne peut s’épanouir complètement !
Les travaux de la CSMD sur ce sujet ont porté trois axes :
-D’abord la femme, c’est la petite fille !
Dès le début de la scolarité, il faut lui donner les mêmes chances que le garçon. Les scolariser et lutter contre l’abandon scolaire qui concerne deux fois plus les filles.
Un père dans un village explique qu’il n’envoie plus sa fille à l’école faute de toilettes, ce qui est impensable au 21ème siècle !
L’abandon scolaire fait que seuls 30% des élèves continuent leur cursus, l’objectif est d’atteindre les 90% d’enfants qui terminent leurs études.
Les filles d’aujourd’hui sont les femmes qui vont éduquer les adultes de demain.
Investir dans les femmes revient à investir dans la société, pour le développement du pays. L’abandon scolaire renvoie la femme au foyer et la soumet à l’homme et l’expose aux violences.
-L’autre point important qui explique le retard pris par les femmes au Maroc, concerne le mariage des mineures qui constitue une autre forme de violence !
Pour donner une force et un poids à la femme dans notre société il faut renforcer ses droits élémentaires : à la santé, à l’éducation, à l’emploi.
-La même discrimination existe dans le domaine économique, où moins de 20% de femmes y sont actives contre 24% il y a quelques années. Leur intervention recule, notre ambition est que ce taux de femmes actives passe à 45% à horizon 2035.
-De la même façon qu’en politique, il faut casser le plafond de verre qui bride les femmes, et les empêche d’accéder aux postes de responsabilité selon leur mérite.
Il s’agit donc d’améliorer la capacitation de l’humain en général et de la femme en particulier.
Mme Aghzadi, nous avons laissé le meilleur pour la fin de cet entretien.
En tant que professeure en médecine, vous avez dû apporter une aide importante à la Commission en question, pour la réforme du système de Santé…
La santé est, en effet, le trépied vital de notre travail.
Elle a été une priorité surtout que la crise sanitaire de la Covid a fait découvrir toutes les insuffisances et besoins du secteur.
La commission a beaucoup travaillé sur ce secteur vital en écoutant les responsables du ministère de la santé, les caisses d’assurances maladie, des experts, des responsables pédagogiques, les différentes associations scientifiques de l’industrie pharmaceutique ou d’autres horizons, qui versent dans la santé.
Nous avons partagé nos avis, essayé de comprendre les nœuds et blocages, étudié les solutions et recommandations pour le nouveau modèle de développement .
En tant que praticienne, et du fait de ma proximité avec les soignants, j’ai pu récupérer beaucoup de témoignages de collègues et groupement de professionnels publics et privés, des professionnels de santé de différentes générations,de différentes régions du pays, de différentes catégories.
Plusieurs débats et consultations ont été organisés pour comprendre d’où viennent les défaillances et réfléchir ensemble aux axes de solutions.
Vous voulez dire que c’est l’être humain qui était au centre de votre démarche, de vos préoccupations ?
Effectivement, encore une fois, le citoyen a été au centre de notre démarche.
Le secteur de la santé est très particulier parce que c’est l’être humain qui s’occupe du corps de l’être humain.
Ce secteur est par ailleurs soumis à beaucoup de contraintes comme la transition démographique et le vieillissement qui gagne notre population En 2035, plus de 25 % de la population auront plus de 65 ans.
Et donc, le nouveau modèle de développement doit tenir compte des mutations démographiques car, comme on le sait, c’est après 60 ans qu’arrivent les soucis de santé.
Il faut aussi tenir compte des transitions épimiologiques. On voit s’estomper les maladies infectieuses qui se font remplacer par les maladies chroniques, plus lourdes, plus couteuses et responsables de mal être et exigent beaucoup de technologie et dispositifs médicaux, tels l’hypertension, le diabète, les maladies cardiovasculaires, néphrologioques et surtout les maladies cancéreuses qui sont en augmentation exponentielle.
Une nouvelle vision de la santé s’impose, basée sur une orientation adaptée aux nouvelles maladies et aux nouveaux profils de patients qui seront différents de ceux d’aujourd’hui.
Pour réformer la médecine, il ne s’agit pas seulement de construire des hôpitaux…. Il faut réfléchir à un hôpital du futur, avec le médecin du futur, adapter les formations pour les pathologies du futur, appuyées sur les nouvelles technologies. Il faut, en somme, une vision globale des soins du futur
La santé est un domaine en perpétuel mouvement d’où les difficultés de dresser des programmes définitifs. Ils faut qu’ils soit agiles et pérennes, forts et résilient. La Covid nous l’a appris.
Les budgets alloués sont insuffisants aujourd’hui. Il faut qu’ils atteignent 10% à 12% du PIB selon les normes de l’OMS alors qu’ ils sont à peine plus de 5% aujourd’hui.
Par ailleurs, il faut distinguer la santé qui est l’affaire de tous de la médecine, qui est une science inexacte et en perpetuel changement.
Le citoyen en matière de santé, c’ est deux types de personnes:
Le patient a besoin d’être bien accueilli, (la notion du care), et orienté dans des hôpitaux organisés, puis disposer de soins de qualité évitant au maximum retard thérapeutique et complications.
Il s’agit de donner un visage plus humain à notre médecine, à nos hopitaux
La généralisation de la couverture sociale à l’ensemble de la population va se traduire par un avantage certain pour les citoyens qui n’auront plus des dépenses out pocket à hauteur de 60% aujourd’hui, le but étant d’arriver à moins de 30% à hauteur de 2035
Pour le citoyen, sa santé est son bien précieux et instaurer la culture de la prévention permettra de garder une population en bien être, d’avoir moins de dépenses pour les pathologies et moins de pression sur les systèmes de santé.
L’autre citoyen du système de la santé est le personnel de santé qui est appelé à travailler 24 heures sur 24.
Il s’agit d’améliorer ses conditions de travail ! Mais aussi de mieux le valoriser en lui accordant un meilleur statut administratif.
Il s’agit de freiner la fuite des cerveaux, plus de 600 médecins s’expatrient chaque année. Cela coûte cher à l’État, au pays !!!
Mais surtout, le rapport a insisté sur la formation d’un plus grand nombre de médecins et personnels infirmiers vu le manque aigû qui existe, avec une formation de qualité et une formation continue adaptée aux progrès scientifiques
Un autre problème responsable d’inéquité d’accès aux soins est celui des déserts médicaux dus au manque de ressources humaines et à une répartition inéquitable. Et donc, la carte sanitaire est à redéployer.
Le parcours de soins est à redéfinir, à planifier en mettant en valeur le rôle du médecin généraliste et le médecin de famille qui résorbe plus de 80% des malades ; à ce niveau la carte médicale digitale pour chaque patient facilitera le respect du parcours de soin coordonné.
Il est également préconisé d’augmenter le nombre de personnel soignant formé en ouvrant plus de postes d’entrées aux facultés et en s’appuyant sur un corps pédagogique fort, plus nombreux, pour un bon compagnonage, (métier oblige), car ce corps professoral manque aujourd’hui .
Le recours aux anciens enseignants à la retraite ou se trouvant dans le secteur privé serait une solution bénéfique pour tous.
Parmi les recommandations de la CSMD, il y a également celle portant sur l’intérêt d’un partenariat public-privé. Il ne faut surtout pas opposer les deux secteurs et les mettre dos à dos ; au contraire chercher à instaurer des passerelles par des partenariats public-privé bien codifiés et fluides ,selon les besoins du secteur.
Enfin, la création d’une Haute Autorité de la Santé au Maroc est proposée.
Elle devra de gérer ces partenariats par l’octroi d’acréditations des cliniques et hôpitaux en fonction de normes internationales, faire des recommandations scientifiques pour mutualiser, homogénéiser les prises en charge, avec transparence et responsabilité en évitant les gâchis et retards thérapeutiques, le tout pour le bien du citoyen et du soignant.
Ainsi, la Médecine aura un visage humain et le professionnel de santé sera sur un piédestal. La confiance et le bien être régneront !
Entretien réalisé par
Afifa Dassouli
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