M. Nourredine Bensouda, Trésorier Général du Royaume
La réforme des marchés publics est une étape majeure dans le processus de réforme et de modernisation de l’économie marocaine. Pour que nos lecteurs puissent bien saisir l’importance, ainsi que les tenants et les aboutissants de cette réforme, M. Nourredine Bensouda, Trésorier Général du Royaume, qui a piloté cette dernière, a accepté de répondre à nos questions.
La Nouvelle Tribune : M. Bensouda, la réforme des marchés est très attendue et vous-même y accordez un grand intérêt, quels en sont les temps forts ?
M. Nourredine Bensouda : Je dois rappeler de prime abord, que la réforme du décret relatif aux marchés publics est intervenue dans un contexte national et international marqué par des mutations structurelles profondes et une situation économique et sociale inédite, caractérisée par une confluence de crises et de risques majeurs, dont les manifestations les plus apparentes sont relatives à la crise sanitaire, la rupture des chaines d’approvisionnement, la montée du protectionnisme, l’inflation galopante et le resserrement des financements extérieurs.
Dans ce cadre, je dois préciser que l’Etat a injecté dans l’économie, par le biais de la commande publique, une enveloppe budgétaire de près de 300 milliards de dirhams en 2023 ou près de 22% du PIB, un enjeu de taille, que ce soit pour l’administration, l’opérateur économique ou le citoyen contribuable.
Mieux encore, l’un des temps forts de la réforme des marchés publics a consisté en la conciliation d’intérêts divergents voire même antinomiques des partenaires, pour une consécration du droit plus juste, plus équitable et plus transparente, des marchés publics.
Cela fût possible grâce à une approche concertée, partagée et participative qui a impliqué l’ensemble des acteurs, que sont les départements ministériels, les collectivités territoriales, les établissements publics, la société civile et les opérateurs économiques notamment, la Confédération Générale des Entreprises du Maroc, la Fédération Nationale des Bâtiments et Travaux Publics, la Fédération Nationale du Conseil et de l’Ingénierie, la Fédération des Laboratoires Bâtiments et Travaux Publics, le Conseil National de l’Ordre des Architectes, l’Ordre National des Ingénieurs Géomètres-Topographes…
Le deuxième temps fort de la réforme est, de mon point de vue, l’association pour la première fois du Parlement, à travers ses deux chambres, à la conception et à la conduite de cette réforme, même s’il s’agit d’un texte règlementaire.
Quant au troisième temps fort de ce chantier, il repose sur l’implication de la société civile à l’élaboration de cette réforme, à travers la publication du projet de décret y afférent sur le site du Secrétariat Général du Gouvernement, ce qui a permis aux citoyens d’exprimer leurs observations, leurs commentaires et leurs suggestions à ce sujet.
Comment veiller à ce que la pratique des marchés publics soit en ligne avec les textes de lois ?
L’une des orientations de la réforme consiste à asseoir le principe de l’universalité au cadre juridique des marchés publics.
En effet, cette réforme a préconisé l’adoption d’un décret unique pour les marchés de l’Etat, des établissements publics, des collectivités territoriales et des autres personnes morales de droit public, permettant ainsi de réduire substantiellement les régimes dérogatoires générés par les règlements propres des achats.
Dans le même sillage, un portail unique et fédérateur, a été mis en place, pour l’ensemble des marchés publics et l’intégralité des organismes publics acheteurs (Etat, Collectivités Territoriales, Établissements et Entreprises publics).
Et, pour que la pratique des marchés publics soit en phase avec la règlementation qui les régit, la réforme se fonde sur l’intégration des technologies de l’information et de la communication et sur la digitalisation notamment, sachant que le portail des marchés publics et le système de gestion intégrée des dépenses, permettent aussi de normaliser les pratiques et de les rapprocher autant que possible, de la norme juridique.
La formation et la sensibilisation sur les principaux apports et innovations de la réforme, constituent également des leviers importants pour une pratique normalisée et conforme à la règlementation qui cadre la préparation, la passation et l’exécution des marchés publics.
D’ailleurs, la Trésorerie Générale du Royaume a organisé le 24 octobre dernier, une journée d’information et de sensibilisation sur la réforme des marchés publics, en présence de l’ensemble des partenaires dans ce domaine.
Quel est le rôle de la digitalisation dans cette réforme au-delà de la transparence qu’elle impose ?
Au-delà de la transparence, la digitalisation de bout en bout du processus d’achat public constitue, sans nul doute, un changement indéniable de cap en matière de marchés publics et revêt, pour nous tous, un processus irréversible.
En effet, la digitalisation améliore l’efficacité d’exécution des dépenses liées aux marchés publics, contribue à la simplification des procédures et à la fluidification des circuits de passation et d’exécution de la commande publique, avec des gains substantiels en termes, d’optimisation des coûts et de réduction des délais d’exécution des transactions afférentes à l’achat public.
Quelle est l’importance de la préférence nationale ?
Comme vous le savez, la préférence nationale ne constitue pas en elle-même une nouvelle mesure, dès lors que ce dispositif existait déjà dans le décret sur les marchés publics de 2013.
Cette nouvelle réforme a, par contre, étendu le champ d’application de la préférence nationale aux marchés de fournitures, aux marchés de services et aux marchés d’études autres que celles liées aux travaux.
Dans le même ordre d’idées, la réforme a introduit l’appel d’offre national comme nouveau mode de passation des marchés, destiné exclusivement aux entreprises installées au Maroc, avec détermination de plafonds selon qu’il s’agit de marchés de travaux (à hauteur de 10 millions DH), ou de marchés de fournitures et de services (dès un million DH).
De même, le taux à appliquer au titre de la préférence nationale a été fixé à 15% pour la majoration de l’offre financière de l’entreprise non installée au Maroc, contre le taux préalable variable ne pouvant pas dépasser 15%
Il demeure entendu que les mécanismes de préférence nationale introduits par la réforme, doivent être mis en œuvre dans le respect des engagements pris par notre pays dans le cadre des accords d’association et de libre-échange.
Pouvez-vous nous préciser le rôle et les objectifs de l’Observatoire Marocain de la Commande Publique ?
L’Observatoire Marocain de la Commande Publique est d’abord un outil d’information, de transparence et d’amélioration de la connaissance de la commande publique aussi bien pour les acheteurs publics, que pour les opérateurs économiques, les partenaires internationaux, les chercheurs, les universitaires, les citoyens et tous ceux qui s’intéressent à la commande publique. Dans ce but, la réforme a consacré la création de cet Observatoire et sa domiciliation à la Trésorerie Générale du Royaume.
Globalement, il a pour objectifs de collecter, traiter et analyser les données relatives à la commande publique, ainsi que la promotion et la valorisation de l’information y afférente auprès des utilisateurs, des décideurs et autres partenaires.
Il vise également l’amélioration de l’analyse de l’impact économique, social, environnemental et de développement durable de la commande publique ainsi que l’effet de celle-ci sur l’innovation et la recherche-développement, à travers notamment l’élaboration des indicateurs de suivi de la performance de la commande publique.
M. Bensouda, vous avez mis en avant l’importance de la participation du Parlement à la conception de cette réforme, en quoi cette expérience première, a-t-elle favorisé l’adoption de la réforme des marchés publics ?
Comme je l’ai dit auparavant, la réforme des marchés publics a été menée selon une démarche participative, largement concertée, avec une forte implication des différents intervenants et partenaires.
C’est dans ce cadre et à la demande du gouvernement, que le Parlement a été associé à ce chantier, à travers une journée d’étude organisée par la Commission des Finances et du Développement Economique de la Chambre des Représentants et la Commission des Finances, de la Planification et du Développement Economique de la Chambre des Conseillers.
Cette journée d’étude a été consacrée à la présentation et à la discussion de la vision du gouvernement relative à la réforme du décret sur les marchés publics, permettant ainsi de recceuillir les propositions et commentaires des parlementaires à ce sujet, ce qui n’a pas manqué d’enrichir notablement le contenu du nouveau décret.
De même et avant l’adoption du décret en Conseil du Gouvernement, la mouture finale du projet de décret a été présentée et discutée devant les commissions des finances des deux chambres du parlement.
C’est là donc une première, étant donnée que la réforme du décret relatif aux marchés publics ne relève pas du domaine législatif, mais plutôt du domaine réglementaire.
Pour le choix des fournisseurs, que signifie la précision introduite dans le texte sur « l’offre la plus avantageuse » et comment cela lutte-t-il contre les prix cassés ?
Comme vous l’avez souligné à travers votre question, la réforme des marchés publics a œuvré pour réorienter les mécanismes d’évaluation des offres et d’attribution des marchés d’une culture du moins-disant à une logique du mieux-disant.
Cela a été permis au moyen, d’abord, de l’institution de la règle d’écartement systématique des offres anormalement basses ou excessives par rapport à l’estimation établie par le maitre d’ouvrage.
Cela a été favorisé ensuite, par l’adoption d’un nouveau mode d’évaluation et de classement des offres financières fondé sur un prix de référence.
Le prix de référence s’entend comme la moyenne arithmétique résultant de l’estimation du coût des prestations établie par le maître d’ouvrage et celle des offres financières des concurrents retenus.
Ainsi, l’offre économiquement la plus avantageuse est l’offre financière la mieux-disante, qui se rapproche le plus du prix de référence.
Le but étant, bien entendu, de lutter contre la casse des prix et contre la concurrence déloyale, phénomènes souvent décriés par les opérateurs économiques.
La réforme a par ailleurs introduit des modes innovants de réalisation des marchés. Comment se présentent-ils et comment devraient-ils favoriser la recherche-développement ?
Effectivement, ces nouveaux modes innovants de passation des marchés publics ont été introduits par la réforme en question dans un objectif bien déterminé.
C’est notamment le cas du dialogue compétitif, procédure par laquelle le maître d’ouvrage engage un dialogue avec les candidats admis à participer à sa réalisation, en vue de déterminer ou de développer des solutions de nature à répondre à ses besoins.
Cette procédure porte sur des projets complexes ou innovants pour lesquels le maître d’ouvrage n’est pas en mesure de définir, par ses propres moyens, les conditions techniques de leur réalisation et le montage juridique et financier y afférent.
C’est également le cas de l’offre spontanée, comme procédure par laquelle tout opérateur économique peut, à son initiative, proposer au maître d’ouvrage tout projet, idée ou opération présentant des fonctionnalités nouvelles, des services nouveaux ou des innovations techniques répondant à un besoin potentiel que le maître d’ouvrage n’aurait pas préalablement identifié.
M. Bensouda, la réforme des marchés publics consiste certes à rendre plus efficiente la satisfaction de la demande publique, mais dans quelle mesure ne provoquerait-elle pas un effet d’entrainement de l’investissement privé également ?
Comme vous le savez, l’investissement public et l’investissement privé sont des facteurs complémentaires et indissociables de l’économie nationale.
A court terme, la stimulation de l’investissement public a pour effet d’améliorer la conjoncture de l’écosystème économique national et, par de la même, favoriser la projection de l’investissement du secteur privé.
Et à long terme, l’amélioration du stock du capital public entraine un accroissement de la productivité de l’investissement privé.
D’autant que l’investissement public contribue à renforcer la confiance des investisseurs privés dans la relance économique et les incite à investir à leur tour, notamment parce qu’il soutient la volonté des pouvoirs publics d’assurer une croissance durable.
Enfin, l’investissement public est un instrument efficace pour les programmes de relance économique destinés à limiter les effets de la conjoncture de crise sur l’économie.
Entretien réalisé par Afifa Dassouli