
La Bourse de Casablanca, de par sa place centrale dans l’économie marocaine, et sa forte ouverture et expositions vis-à-vis des marchés et investisseurs étrangers, a dû très tôt aborder le défi du digital, non seulement pour son propre développement mais également pour pouvoir dynamiser le marché des capitaux marocain. Elle a commencé la dématérialisation et l’automatisation de ses process en 1997, et a lancé en 1998 un grand chantier dédié à l’abolition des distances, avec la mise en place de la cotation électronique, le lancement de son site web institutionnel, la délocalisation de la consultation du marché chez les sociétés de bourse, la connexion avec les rediffuseurs de données etc.
Depuis lors, la Bourse de Casablanca œuvre à l’amélioration de ses plateformes afin d’accompagner les changements réglementaires et afin de mieux servir les exigences croissantes des clients, mais également de réduire la consommation de papier et les délais de traitement. Pour nous expliquer tous les apports du digital pour la bourse, mais aussi pour les différents acteurs du marché des capitaux marocains, nous avons été reçus par M. Badr Benyoussef, Directeur du Développement, et Mohamed Saad, Directeur du Pôle Ressources.
Développer le cœur de métier
«Il y a deux volets à traiter au niveau du digital : tout ce qui est outils de production, le cœur même du marché ; il y aussi tout ce que peut faire le digital pour promouvoir le marché», explique d’emblée M. Benyoussef. En effet, avant d’aborder la question de l’utilisation du digital auprès de ses différentes parties prenantes, la BVC s’est appuyée sur l’outil numérique pour changer en profondeur ses process internes, et donc la façon de travailler de ses équipes.
«Nous avons entamé ce changement en 2010. Nous avons changé de plateforme, parce que la précédente ne nous permettait pas de coter certains produits dont avait besoin le marché, le marché des dérivés par exemple, mais aussi d’être dans les meilleurs standards au niveau technologique pour répondre à ces besoins-là. Depuis lors, nous avons mis en place un certain nombre d’outils qui permettent de digitaliser, mais aussi d’automatiser et d’apporter plus de valeur ajoutée à l’utilisateur interne», selon M. Saad. «Nous avons conclu un partenariat avec le London Stock Exchange (LSE) pour adopter sa plateforme. La surveillance du marché est aussi un outil «state of the art» qui nous permet de surveiller de la meilleure manière le marché, à base d’intelligence artificielle et de routines préprogrammées, qui nous permettent de remonter un certain nombre de «patterns» qui ne cadrent pas avec les règles de bonne gouvernance», ajoute-t-il. Ainsi, «l’expérience utilisateur passe aussi par la mise en place d’un certain nombre d’outils, dont l’Enterprise Content Management (Gestion de Contenu d’Entreprise, ndlr). Donc aujourd’hui, tous les process sont faits à travers des workflows, les documents sont digitalisés, tous les outils de management versent dans ce que l’on appelle la Business Intelligence».
Autour de la plateforme de cotation, «nous avons aussi toute une chaîne d’applications, qui s’y greffent et qui permettent d’automatiser un certain nombre de fonctionnalités internes. Nos contrôles sont aussi automatisés. Et toute cette infrastructure «informatique» est supervisée par un outil appelé Icinga (solution open source qui permet la surveillance de l’infrastructure informatique avec ses différentes composantes, ndlr), qui nous permet d’anticiper les incidents», détaille M. Saad.
La solution adoptée auprès du LSE permet ainsi d’alimenter et de développer un certain nombre d’applications en interne. «C’est pour que nous puissions répondre au besoin du client dans un «time-to-market» très optimisé plutôt qu’aller vers la sous-traitance du développement d’applications ce qui nécessiterait un cycle projet «waterfall» consommateur de délais. En interne, nous travaillons en méthode agile, ou scrum (un schéma d’organisation de développement de produits complexes, ndlr). Le développeur, avec l’utilisateur, se mettent autour d’une table et conçoivent leur prototype, qu’ils enrichissent par la suite pour lui donner vie, et pour qu’il réponde au besoin du client interne».
Pour maîtriser ses coûts et le développement de ses produits, la Bourse de Casablanca a développé une expertise concernant les outils open source (par exemple GLPI, un outil de gestion des incidents et demandes de service, ou Graylog, une solution SIEM permettant de surveiller les événements de sécurité). Ces outils seront également déployés au niveau de la société gestionnaire des marchés à terme et autres partenaires (CCP…). «Le cœur du système, c’est en interne, mais pour les outils périphériques liés à la promotion et la formation ou des projets spécifiques comme le mobile, nous faisons appel à des prestataires externes. Il y a des opérateurs au Maroc qui ont une expertise dans le marché des capitaux et qui fournissent un très grand nombre d’intermédiaires en bourse ou de gestionnaires d’actifs. C’est un travail de place qui a été effectué», précise Badr Benyoussef.
Le digital au service des clients
«Pour tout ce qui concerne les outils au service de nos clients, nous essayons, dans la mesure du possible, d’utiliser le digital comme outil de diversification et de diffusion. D’abord la diffusion de la donnée : un marché ne peut pas se développer si l’information n’arrive pas à l’utilisateur finale. Et l’information, ce sont les cours, les volumes, mais aussi toute l’information publiée par les émetteurs et les différents acteurs, et il faut que cette information soit le plus largement diffusée», explique M. Benyoussef.
Dans le passé, la publication de l’information financière réglementée se faisait uniquement au journal légal. Cela ne suffit évidemment plus de nos jours. «D’où la mise en place d’outils pour pouvoir diffuser le plus largement possible cette information. Notre site web regroupe à la fois les données marché et celles sur les émetteurs. Nous avons une application mobile qui complète ce site web, et qui contient la même information. La diffusion se fait aussi via les rediffuseurs, comme Refinitiv, ou Bloomberg. Il fallait capter ces clients-là pour que la donnée Maroc soit disponible sur les écrans des investisseurs. Et là, nous avons fait un effort assez considérable depuis 10 ans : nous nous sommes présents sur ce marché, et comptons une cinquantaine de clients dans le monde, ce qui permet à la donnée financière marocaine d’être présente à l’international», ajoute le Directeur du Développement.
Un des pans majeurs de l’utilisation du digital est aussi l’éducation financière. En effet, selon M. Benyoussef, «un marché ne fonctionne pas si les gens ne savent pas comment investir, s’introduire en bourse, etc. Et donc cette information, qu’avant nous donnions dans des conférences, des tournées dans les régions etc., est disponible aussi sur le net. Nous avons mis en place une plateforme d’e-learning, un site web contenant toutes les formations qui sont données par l’Ecole de la Bourse, et nous avons aussi mis en place un outil de simulation. A travers ces trois outils, nous arrivons à capter 6 000 à 7000 personnes par an. Cela permet de diffuser l’information le plus largement possible, avec un investissement raisonnable». Plus récemment, la BVC a lancé des programmes de certification avec le CISI et toutes les formations sont en ligne, et la bourse a signé avec des partenaires un peu partout dans le Royaume, comme des universités, qui mettent en place des salles d’examen.
Le dernier volet de l’utilisation du digital est le réseautage, notamment à travers la plateforme Elite, où les entreprises, les partenaires (comme les banques, les banques d’affaires, , etc.), et les investisseurs se retrouvent sur la même plateforme, qui permet du business matching. Cela permet à cette population de se rencontrer au Maroc, mais aussi d’avoir accès aux 1500 entreprises, 300 partenaires et 300 investisseurs internationaux. Selon nos interlocuteurs, l’adoption reste tout de même laborieuse, car ces entreprises en développement doivent apprendre à s’ouvrir sur le marché et sur la communauté financière et être transparentes. Les équipes de la Bourse de Casablanca travaillent quotidiennement auprès de ces entreprises pour «leur donner l’envie d’adopter les meilleures pratiques et devenir progressivement plus transparentes, sachant que les données qu’elles vont mettre à disposition des partenaires ou du public, sont des données qu’elles maîtrisent », dixit M. Benyoussef. Toutefois, précise-t-il, «nous nous sommes rendu compte que cette plateforme digitale permet de structurer l’information mise en avant, mais nous ne pouvons pas faire l’impasse sur le contact physique en one to one,».
Et le reste du marché ?
Tous les efforts que peuvent déployer la Bourse de Casablanca, l’AMMC ou encore Maroclear pour développer le digital sont tout de même tributaires de l’adoption de pratiques similaires de la part des sociétés cotées et autres acteurs du marché, alors que certains n’ont même pas de site web ! «Ce qu’il faut savoir d’abord, c’est qu’avec la dernière circulaire de l’AMMC sur l’information règlementée, les entreprises faisant appel public à l’épargne, ont quasi-obligation d’avoir un site web pour publier cette information règlementée. Ils n’ont plus le choix», rassure sur ce point M. Benyoussef.
Ensuite, le travail de la BVC est de leur proposer des outils qui vont leur permettre d’améliorer leur visibilité vis-à-vis du marché, car il est fastidieux de devoir aller sur les sites des 75 entreprises cotées sans oublier celles qui font de l’obligataire… Il y a donc un travail de centralisation de la donnée à effectuer. «il faut pouvoir aussi donner aux émetteurs, l’accès aux investisseurs, et pour cela, le digital peut jouer un rôle. Par exemple avec des outils comme celui du LSE qui permet aux émetteurs de présenter leurs résultats en ligne et les investisseurs et analystes peuvent s’y connecter et poser des questions, etc.», explique Badr Benyoussef.
Il y a également un travail à faire sur la présentation de la donnée, ajoute-t-il : «Nous avons des contacts avec les grands rediffuseurs, et ils se plaignaient de ne pas avoir assez de données sur le marché boursier marocain. Non pas que cette information n’existe pas, mais parce qu’elle n’est pas en anglais, n’est pas normée, et n’est pas centralisée auprès un tiers de confiance». l’AMMC a fait un travail de sensibilisation et les notes d’information qui sortent sont accompagnées d’un résumé en anglais. Le problème des normes vient du fait que les informations publiées sont en pdf, et que les comptes ne sont pas accessibles sur des tableurs. «Sur notre site web, les documents sont générés en anglais via une application interne, directement. Nous avons automatisé la publication sur notre site des documents en français et en anglais», précise Mohamed Saad.
Les projets futurs
Pour 2020-2021, «l’un des projets phares est l’automatisation de l’outil IT de la Chambre de Compensation et la Société gestionnaire du marché à terme», selon M. Benyoussef. «Nous développons l’e-learning au niveau de la technologie, mais aussi en incluant l’arabe dialectal», ajoute M. Saad. Mais le gros chantier reste le développement de la communication financière sur le marché : comment utiliser et valoriser la data produite par la place ? «Elle en produit beaucoup, mais qui reste dispersée ou difficile d’accès. Il serait intéressant pour la place de lancer un chantier d’optimisation de la data», dixit Badr Benyoussef. «Un travail avec Maroclear a déjà été effectué. Nous voulons faire en sorte que ce regroupement puisse être un «one stop shop» pour un investisseur étranger, qu’il puisse trouver de l’information qui vient aussi bien du dépositaire central qui est Maroclear que de la BVC. Donc il y a un travail d’ingénierie qui se fait sur la data, mais nous travaillons aussi sur des PoC (Preuve de Concept, ndlr), en explorant par exemple ce que la blockchain peut apporter à notre marché».
La Bourse de Casablanca a donc pleinement intégré le digital au niveau de ses process aussi bien internes qu’externes, mais le marché des capitaux marocains ne sera pleinement modernisé que quand le reste des acteurs, les émetteurs notamment, auront faits de leur côté les efforts nécessaires pour tirer pleinement parti de ces nouvelles technologies, et la Bourse de Casablanca et ses équipes comptent bien les accompagner, voire les pousser, sur ce chantier.
Selim Benabdelkhalek