M. Ghaleb Bencheikh, islamologue, président de la Fondation de l'islam de France.
Ghaleb Bencheikh, islamologue, président de la Fondation de l’islam de France et producteur de l’émission « Questions d’islam » sur France Culture, est un intellectuel connu pour son érudition et son approche éclairée de l’islam. En tant que théologien, il est particulièrement reconnu pour ses efforts de promotion du dialogue interreligieux et de la compréhension entre les cultures. Avec une expertise qui traverse les frontières de la théologie, de la philosophie et des sciences sociales, Ghaleb Bencheikh apporte une perspective unique sur les questions contemporaines touchant au monde musulman. Dans le contexte de la réforme du code de la famille au Maroc, son analyse est d’autant plus pertinente. Il offre un regard précis sur la manière dont ces réformes s’inscrivent dans le cadre plus large des traditions islamiques et des défis de la modernité. Son expertise est essentielle pour comprendre les nuances et les implications de ces changements juridiques et sociaux.
Ghaleb Bencheikh, vous présentez à France Culture une émission hebdomadaire, « Questions d’Islam », vous invitez à ce titre des chercheurs et auteurs spécialistes, quelle est votre réflexion sur la place de la femme dans les sociétés musulmanes ?
Le respect de la dignité humaine dans sa composante féminine ne souffre d’aucune tergiversation. Il est impératif que la pensée juridico-théologique dans les contextes islamiques doive sortir d’une vision du monde éculée. Elle doit dépasser une épistémè médiévale qui n’a plus cours de nos jours. La soi-disant prééminence de l’homme sur la femme relève de l’archaïsme de la pensée et ne peut pas être justifiée par une lecture rétrograde des textes « sacrés ». Les intellectuels musulmans et les acteurs sociaux dans les sociétés musulmanes doivent affirmer clairement l’égalité ontologique et juridique des êtres humains par-delà le genre. C’est un enjeu de civilisation et c’est l’idée que nous nous faisons du progrès humain. En réalité, on ne peut « jauger » les avancées éthiques d’une société qu’à l’aune de la condition de la femme en son sein. Y est-elle heureuse, épanouie, respectée et aimée et la société tout entière en sera ravie et satisfaite.
Dans quelle mesure selon vous la lecture de la Charia peut-elle ou doit-elle évoluer ?
La charia renverrait plus à un cheminement qu’à un code immuable. L’idée sous-entendue est que la loi est une sorte de voie aplanie et sécurisée pour les hommes et que leur comportement est balisé par des garde-fous que sont les règles établies. Aussi la charia n’est-elle qu’une source, un fondement du droit et une orientation législative, comme l’interdiction du meurtre ou la prohibition du brigandage ou encore la proscription du faux témoignage, par exemple, et c’est par le fiqh que le droit « savant » est établi, un droit très technique et austère qui n’est qu’une construction humaine.
Le fiqh est une matière en constante évolution et peut varier en fonction des exégètes. À ce sujet, les passages coraniques dits normatifs ont été compris par les jurisconsultes et les théologiens contemporains comme une « propédeutique » qui devait accompagner la transformation d’une communauté sur vingt-trois années lunaires. Celle-ci va connaître une évolution dans son organisation, du passage de l’état tribal à celui de confédération.
Donner à ces passages normatifs une portée anhistorique et intemporelle est asphyxiant. Dire qu’ils sont valables en tous lieux et tout le temps est une grave méprise. Les premiers exégètes l’avaient compris et ne sont pas tombés dans cette erreur. C’est ce fixisme qui est la cause de l’arriération et de tant de problématiques majeures. Tout ce qui précède démontre le caractère humain dans l’élaboration du corpus juridique appelé à tort charia.
En réalité on parle du fiqh qui est une manière, somme toute humaine, de comprendre, à un moment donné de l’histoire et dans une région donnée de l’espace géographique, l’orientation juridique voulue par la charia.
À vrai dire, le discours sur l’application de la charia n’a pris qu’à la seconde moitié du XXe siècle, pour devenir de plus en plus prégnant. Ce sont les élucubrations des idéologues de la confrérie des « Frères musulmans », combinées aux différentes harangues des doctrinaires sermonnaires wahhabites, qui ont fini par asseoir le concept de la charia comme loi divine ininterprétable. Laquelle loi est la base d’un système légal figé et indépassable contenue dans le Coran. Les islamistes l’ont alors érigée au rang de loi fondamentale pour l’État moderne !
Le corpus juridique appelé charia n’est qu’une œuvre humaine ; une œuvre qui s’est fondée sur des hadiths dont l’authenticité n’est pas garantie, loin s’en faut. La charia reste incapable d’épouser les évolutions des sociétés contemporaines… La preuve en est que, encore une fois, si on voulait l’appliquer avec la meilleure volonté, elle ne dirait rien sur la fin de vie, sur ChatGPT, la militarisation de l’espace ou le droit des assurances… Elle dira encore des choses sur le statut personnel, où dans ses chapitres les plus rétrogrades, les femmes seront minorées et bafouées dans leur dignité et brimées dans la dévolution successorale[1] et la prétention des hommes à la tétragynie. Par conséquent, il appartient aux hommes et aux femmes de l’islam de constituer, sur des fondements philosophiques autres, la manière d’organiser leur cité en adéquation avec leur époque. Parce que la transformation et l’évolution des sociétés requièrent toujours de nouvelles adaptations juridiques positives.
Quelles sont selon vous les orientations proposées par les penseurs arabes modernes
Les orientations proposées par un penseur comme Qasim Amin sont d’une grande modernité pour le tournant du XXe siècle, dont les signes majeurs sont l’émancipation des femmes par l’éducation et la culture. Quant au penseur contemporain Abdou Filali-Ansary, sa réflexion a toujours porté sur les considérations de gouvernance et de démocratie dans les contextes islamiques. Son œuvre met en évidence les courants empreints d’humanisme et de spiritualité d’expression arabe ignorés, oblitérés et effacés des mémoires. Il propose des lectures du patrimoine islamique et des exégèses du Coran avec un esprit qui réponde aux interpellations de la modernité politique et intellectuelle. Encore une fois, au lieu de s’arcbouter sur un mot, la charia, sans comprendre les processus de « calcification » de la pensée, il y a lieu de se hisser aux exigences de notre temps avec, encore une fois, le respect dû à la personne humaine, tout particulièrement la femme dans les sociétés majoritairement musulmanes.
Dans quelle mesure faut-il s’inspirer de modèles étrangers pour réformer la place de la femme ?
Il n’y a aucune raison de « singer » un quelconque modèle et l’importer. On n’est pas obligé nécessairement de copier des schèmes de pensée extrinsèques sans les passer par le filtre de la raison critique. Le plus important est de trouver dans la civilisation humaine ce qui est universalisable et l’appliquer pour le conjuguer avec les ressources intrinsèques. Et surtout ne pas continuer, en l’occurrence, à considérer la femme dans un statut infrahumain ; un statut qui consacre sa claustration et sa minoration à vie. Malheureusement avec la talibanisation des esprits, les femmes afghanes sont interdites d’école et privées d’instruction, alors que rien ne l’interdit ni théologiquement ni moralement. Les chercheurs légataires et continuateurs de l’héritage des Lumières doivent interpréter et agir pour que la femme soit respectée dans son intégrité physique et morale et considérée dans son être ayant à cœur son bien-être. Aussi auront-ils à en finir avec les lectures machistes, sexistes, phallocrates et misogynes.
Bencheikh, le Maroc s’est engagé dans une réforme majeure de sa Moudouwana, quelle est votre lecture des enjeux de celle-ci ?
Si tant est qu’il me soit permis de donner un avis sur le contexte marocain – un contexte dynamique tourné résolument vers la modernité – je dirai, d’évidence, qu’il n’y a aucune raison de s’encombrer d’une compréhension erronée de la charia avec le voilement des femmes ou leur privation de leurs droits dans l’héritage ou leur relégation à des tâches subalternes voire exclusivement ménagères. Heureusement, la société marocaine a montré au monde que la femme y occupe des postes très importants tant politiques qu’au sein des grandes entreprises. Il faut continuer sur cette lancée et comprendre par exemple que le véritable « voilement » des femmes ce sont l’éducation, l’instruction, l’acquisition du savoir et la culture qui donneront une très haute idée de l’estime de soi, du respect, de l’honneur et de la pudeur. Le voile n’a nullement besoin d’être médiatisé par un fichu. Bien évidemment la réforme doit accompagner l’évolution des sociétés notamment dans l’implication des femmes dans la prise de décision à tous les niveaux. Cela ne signifie pas nécessairement dépravation et permissivité comme certains « entrepreneurs » religieux ne cessent de le seriner.