Mme Meryem Sebti est une philosophe marocaine, Directrice de recherche à l’équipe Philosophie arabe au Centre JeanPépin, affilié au CNRS.
Dans le tissu complexe de la civilisation islamique, la place de la femme a toujours été un sujet d’une profondeur insondable et d’une pertinence constante. Entre les lignes du sacré et les interprétations diverses, s’inscrit le parcours des femmes musulmanes, oscillant entre tradition et aspirations modernes. Meryem Sebti, une marocaine Directrice de recherche au CNRS, éminente historienne et philosophe, plonge dans cette dynamique avec une perspicacité qui éclaire autant qu’elle interroge. Cet entretien avec Meryem Sebti s’annonce donc comme une exploration éclairante de la dualité entre l’héritage islamique et les enjeux contemporains qui façonnent la vie des femmes musulmanes aujourd’hui. À travers ses mots, nous voyageons entre les époques, saisissant les nuances d’un dialogue qui est loin d’être univoque, mais qui est imprégné d’une quête de justice et d’égalité.
Mme Meryem Sebti, vous êtes historienne de la philosophie, spécialiste de philosophie islamique, à ce titre comment appréhendez-vous la question de la Femme en Islam ?
Mon point de vue en tant qu’historienne des idées, spécialiste du corpus philosophique en islam, et qu’il faut éviter d’essentialiser l’islam. L’islam comme religion et l’Islam comme civilisation ne peuvent se laisser réduire à une seule définition ou conception. De la Chine à l’Andalousie, en passant par l’Iran à l’époque classique, de l’Égypte au Maroc en passant par les différents pays d’Afrique subsaharienne, ce sont des islams qui ont éclos, intégrants des éléments des cultures autochtones. C’est là une première chose. Il n’existe pas quelque part un islam « pur » qui représenterait le véritable islam. L’étude des textes montre que depuis le 7ème siècle qui a vu l’émergence de cette religion en Arabie, les savants musulmans n’ont eu de cesse de répondre aux défis que représentaient les situations nouvelles auxquels ils étaient confrontés. Des notions de jurisprudence telles que celle de Bid‘a (innovation blâmable) sont régulièrement brandies pour opposer toute adaptation à l’époque, mais la réalité historique est là qui nous montre que les pays musulmans ont su conserver leur identité tout en adaptant leur jurisprudence. Ainsi, au Maroc la lapidation n’existe pas, le Qisâs, la réciprocité en cas de crimes intentionnels non plus et pourtant ce sont des prescriptions coraniques. De même la Riba, le prêt à intérêt, pourtant strictement interdit dans le Coran est largement pratiqué par les banques marocaines. Sa pratique est au fondement des économies libérales. Pour ce qui est du statut des femmes de grandes avancées ont été faites avec la réforme de la Moudouwana (Code du statut personnel marocain) en 2004 et cela a transformé le paysage sociologique de notre pays. Il est réjouissant de savoir que ce mouvement de réforme va se poursuivre et permettre à la femme marocaine d’être l’égal de l’homme.
La Charia incarne-t-elle la Moudouwana ? A-t-elle connu des évolutions dans sa pratique d’une branche de l’Islam à l’autre entre chiites et sunnites ? Dans quelle mesure est-elle restée dogmatique ?
Des travaux récents ont montré que la conception actuelle que nous avons de la Charia (un code civil rigide et immuable) est récente et qu’elle s’est constituée sous l’influence des codes civiles européens. La notion de Charia n’est mentionnée qu’une seule fois dans le Coran (45 :18). Elle désigne le fait d’être guidé dans le chemin qui mène à Dieu. Lorsque l’on parle de Charia, cela englobe les affaires humaines contingentes, mais aussi des éléments immuables telles que les croyances fondamentales (un Dieu unique, Ses anges, Son prophète, Son livre) et les pratiques religieuses (rites de cultes).
Les shiites usent du droit ja‘farite (qui désigne l’école de droit islamique chiite duodécimain, qui se rattache à Ja’far al-Sâdiq, le sixième imam). La présence d’un clergé dans le shiisme fait que les choses se passent différemment. Par ailleurs il faut distinguer le shiisme duodécimain du shiisme nizarite (ismaélien). Pour ce second, il revient à l’imam d’interpréter la loi et même de l’abroger s’il le juge bon. L’interprétation de la loi et de son adaptation dans le sunnisme est plus compliquée en l’absence de clergé. Mais le fiqh, la jurisprudence islamique se caractérise par son absence de rigidité. C’est un système dynamique de prescriptions non figées dans l’éternité.
Le Code du statut personnel marocain que nous appelons Moudouwana n’est pas figé, puisque le roi Mohammed V a demandé aux oulémas du royaume d’en faire une première mouture en 1958 au lendemain de l’indépendance. La révision en a été faite sous l’impulsion de Mohammed VI en 2004 : ce Code a montré sa capacité à pouvoir s’adapter aux changements sociétaux du Maroc moderne.
Donc, les Codes du statut personnel, dont la Moudouwana au Maroc, peuvent évoluer vers la modernité ?
Le code du statut personnel dans les pays musulmans est loin d’être immuable. Ainsi, la Turquie a adopté un Code du statut personnel inspiré par le Code Suisse qui est très favorable aux femmes. Il est certain qu’un pays ne peut entrer de plain-pied dans la modernité si la moitié de sa population – en l’occurrence les femmes – sont maintenues dans un statut de sous-citoyenneté. La réforme de la Moudouwana de 2004 a constitué une très grande avancée pour la société marocaine et on en voit les effets dans le développement de notre société. Il reste néanmoins des changements à impulser à ce Code du statut personnel afin que la femme marocaine soit pleinement considérée comme égale à l’homme face à la loi.
Quelles sont selon vous les interprétations et orientations proposées par les penseurs et philosophes arabes ou autres comme Qasim Amin ou Abdou Filali Ansari par exemple ? La place de la femme a-t-elle été à la base de travaux de chercheurs en Islam ?
Qasim Amin (1865-1908) se distingue par sa défense du statut de la femme dans la société (son ouvrage Tahrir al-mar’aest remarquable dans sa modernité) et Abdou Filali Ansari interroge dans ses travaux la possibilité d’une réforme religieuse de l’islam. Qasim Amin insiste beaucoup sur le rôle de la raison et celui dans la science qui selon lui doivent prévaloir. Abdou Filali Ansari cherche entre autres à promouvoir les courants réformistes de l’islam et en particulier la pensée du théologien Ali Abderraziq (1888-1966). La réforme du Code du statut personnel est un des éléments de leur réflexion mais n’en constitue pas le cœur. En effet, il s’agit avant tout, notamment pour Abdou Filali Ansari, de montrer que l’islam ne se réduit pas à l’islamisme politique auquel cette religion est trop souvent identifiée aujourd’hui. Dans son livre « Réformer l’islam ? », il veut nous faire connaître les courants de la pensée musulmane où prédominent l’humanisme, la spiritualité l’esprit critique et la tolérance. Une très longue tradition théologique et spirituelle nous précède dont il nous faut aujourd’hui repenser l’héritage. La réforme du Code du statut personnel est certes très importante pour la bonne marche de nos sociétés modernes, mais elle ne peut occulter la nécessité qu’il y a aujourd’hui pour les musulmans de revisiter leur riche héritage intellectuel et spirituel.
D’un point de vue contraire, est ce que vous pensez que l’occidentalisation de la femme musulmane est la voie indiquée de son émancipation ? Comment les chercheurs interprètent la place que la femme d’aujourd’hui doit occuper en Islam ?
Ce n’est pas la femme musulmane qui s’est occidentalisée, ce sont toutes nos sociétés ! Le mode de vie occidental s’est imposé partout. Le progrès technologique, les avancées scientifiques, les avancées sociétales. Les femmes musulmanes n’ont fait que suivre le mouvement. On voudrait une société moderne, mais avec des femmes qui vivraient comme au Moyen-Âge, recluses, comme en Afghanistan. Ce n’est pas aux seules femmes qu’il revient d’être les gardiennes de la tradition. Une société doit s’interroger dans son entier sur son lien au passé, à l’héritage, à la tradition. Ce n’est pas en arborant des signes extérieurs de fidélité au passé (abaya, chamir, barbe…) qu’on respecte ce passé, c’est en revivifiant l’esprit de ce passé. Le calife abbasside al-Ma’mun (786-833) a dépensé des sommes colossales à l’époque pour faire traduire en arabe les ouvrages scientifiques et philosophiques grecs ; les savants musulmans ont très tôt cherché à percer les secrets de la nature : la science a été placée très haut dans les sociétés musulmanes à l’époque classique. Des observatoires astronomiques fleurissaient dans le Khorassan. Pour ce qui est de la place de la femme, ce n’était pas vraiment un sujet dans l’islam classique comme ça ne l’était pas non plus à l’époque médiévale dans le monde latin. Les sociétés étaient organisées autrement en ce temps-là. On peut néanmoins citer un philosophe qui se distingue, c’est Ibn Roshd (1126-1198). Ibn Roshd était non seulement philosophe, mais aussi juriste fils et petit-fils de juriste. Il était en effet Qadi al-Quda (grand Cadi) de Cordoue et à ce titre, il s’est prononcé pour la possibilité de l’imamat de la femme en précisant que ce qui l’empêchait étaient seulement les conditions dans lesquelles on avait l’habitude de placer les femmes dans la société, mais qu’ontologiquement, dans leur être même, rien ne différenciait les femmes des hommes et donc rien ne s’opposait à ce que les femmes occupent le statut d’imam. Nous sommes au 12ème siècle de l’ère commune !
Mme Sebti, aujourd’hui les femmes musulmanes occupent une place importante sur le plan économique, en quoi la Charia serait-elle un handicap à cette évolution ? L’on constate qu’au Maroc par exemple les femmes acquièrent une place de plus en plus importante dans l’activité économique encouragées par les objectifs du pays de doubler son taux de croissance avec leur participation et que la Moudouwana basée sur la Charia ne les en empêche pas vraiment, Selon vous comment la réforme de la Moudouwana doit-elle accompagner cette évolution ?
La loi a une portée sociologique, mais aussi une portée symbolique, et un rôle de protection du citoyen. Les femmes peuvent continuer à apporter leur importante contribution au développement du Maroc moderne, par leur travail et leurs études, mais tant que la loi n’est pas de leur côté, ne vient pas reconnaître cet apport, la société dans son entier demeure fragile. Reprenons la belle image que les philosophes de l’époque classique avaient de la société. Ils la voyaient comme un corps dont tous les membres participent au bon fonctionnement du cœur qui est comparé au roi. Si un des membres est fragile, c’est l’ensemble qui en pâtit ! Une société saine doit faire en sorte que tous ses membres soient traités avec la même attention.
Il faut beaucoup de courage politique pour faire évoluer les choses mais sans ce courage, nous n’entrerons pas pleinement dans la modernité. La réflexion sur notre identité, notre héritage culturel, religieux… est très importante, mais on ne peut la régler simplement en maintenant un statut d’infériorité social aux femmes. C’est là une solution de facilité qui ne résout rien. Comment être musulman au 21ème siècle ? Il s’agit là d’une question complexe qui mérite de mobiliser les philosophes, les théologiens, les juristes, les artistes, les acteurs de la société civile pour un débat fécond qui puisse en explorer toutes les facettes.
Entretien réalisé par Afifa Dassouli