Une chaîne de fabrication de batteries électriques à Huaibei (Chine) le 30 mars 2020 © AFP STR
L’histoire aime à retenir des dates fatidiques se moquant des chroniques économiques par nature éphémères et vite balayées par ses propres soubresauts.
2008 est l’une d’entre elles. Une date que l’on retiendra forcément ! Parce qu’elle constitue de facto notre souvenir le plus récent d’une crise économique majeure. Elle en est devenue un peu notre échelle de Richter. Une crise sans précédent qui renvoyait à son tour au terrible épisode de la grande dépression de 1929. Partout, le parallèle était facilement repris d’autant plus que les conséquences dramatiques du moment avaient fortement marqué les esprits. La comparaison s’imposait non pour mettre en avant la similitude des situations mais pour rendre compte du caractère singulier et exceptionnel de l’année 2008.
Qu’en avait-il été exactement ? A l‘époque, largement anesthésiée par de longues années de régime effréné d’endettement, l’économie mondiale se réveillait brutalement à la dure réalité des retours de flammes d’une croissance facile. Beaucoup d’économistes voyaient dans ce nouvel épisode un « choc de la demande » ; un choc longtemps retardé ou contenu du fait d’une régulation monétaire et bancaire laxiste. Cette dernière nourrissait depuis plusieurs années une croissance largement dopée à l’endettement. Or, il fallait un élément déclencheur pour mettre un terme à cette dérive. Il passa inaperçu. Ce fût le ralentissement de la croissance de l’économie chinoise intervenant après plusieurs années de folle expansion. L’horizon s’assombrissait davantage quand ce même retournement de conjoncture se mît en marche aux Etats-Unis, affectant au passage fortement un marché du travail sous pression. Il revenait alors en écho, de plus en plus sourd, l’imminence d’une crise immobilière pour cause d’insolvabilité généralisée. Les inquiétudes montaient d’un cran quand le système financier commença à se craqueler. Il finit par céder sous l’effet de gigantesques défauts de paiements combinés à la complexification des structures de prêts, noyées dans un enchevêtrement bien improbable de produits dérivés.
Il est vrai que la crise frappa avec d’autant plus de surprise que personne n’entendait alors les rares voix contradictoires s’élever face aux dangers de l’éclatement d’une bulle immobilière. Tous préférant l’illusion rassurante d’une impossibilité de sa survenance. La crise des Subprimes aura fini par éclater au niveau planétaire en octobre 2008. Liquidation et faillites de grandes banques, effondrement des cours boursiers, chute brutale d’activité et chômage massif en furent la séquence dramatique. Concomitamment à cela, les marchés des produits de base entreprenaient un mouvement de recul aussi net que violent, venant en contrepoint de l’envolée des prix qui l’avait précédé. Les cours des matières premières s’effondraient tour à tour. Des actifs financiers à l’immobilier puis aux matières premières, tous les marchés étaient touchés.
En somme, s’était déclenché tous azimuts un processus brutal d’ajustement. Dure réveil ! Il s’en suivit moult recommandations, avis et autres propositions pour tout à la fois réussir à mieux réguler le système financier mondial, atténuer ses dérives, renforcer la coopération internationale , freiner l’endettement des ménages et diminuer les inégalités sociales ou encore repenser les modes de croissance de façon plus écologique et responsable. La liste de ce que devait être l’après 2008 était longue.
Seule certitude géopolitique du moment, l’année 2008 consacrait d’évidence le leadership mondial de la Chine communiste. Elle entrait quatre décennies après la « réorientation de sa politique économique » -désignée aussi comme la réforme éclairée débutée en 1979 sous l’ère de l’ère de Deng Xiaoping – de plain-pied et à jeu égal dans la scène du capitalisme mondial.
2020 est, tout autant, une année singulière qui présente au surplus certaines analogies. Une date qui figurera aussi dans les livres d’histoire.
Une raison au moins à cela et qui pourrait constituer un premier parallèle : l’inédit et le caractère invraisemblable du facteur déclenchant. Pour l’épisode précédent, il y avait aussi et d’une certaine manière un caractère improbable et une nature inaudible. La pandémie actuelle était – il y a quelques mois à peine- un scénario impossible à imaginer à moins de s’en remettre à quelques fictions. Et, il y en avait pourtant : le film visionnaire « Contagion » de S. Soderbergh et S. Burns produit en 2011 ou l’article révélateur de futurs improbables de J. Attali « Avancer par peur » paru en Mai 2009 ! Il en est bien évidemment d’autres. Advint l’impensable : une crise sanitaire d’ampleur planétaire ! Il faut dire que nous étions habitués à voir les crises sanitaires circonscrites à l’Asie du Sud-Est ou l’Afrique centrale.
Choc de l’offre cette fois. Oui, de façon apparente. L’appareil productif est à l’arrêt. La crise aura agi comme un choc exogène frontal sur l’économie mondiale. Mais la croissance se faisait déjà hésitante, ballottée entre des courants contradictoires de reprise ou de contraction d’activité. Globalement se dessinait déjà une trajectoire baissière. Le second parallèle est là. Une situation préalablement affaiblie sur laquelle pouvait avoir prise un tel choc. Compte tenu aussi de la dureté des politiques d’austérité conduites en réaction aux largesses financières post-crise, cette fragilité s’en était trouvée renforcée. C’est un peu comme s’il avait fallu régler aux lendemains de l’opération de sauvetage financier une « facture » devenue colossale ! Pour reprendre la formule consacrée – mais pour le cas présent inversé – l’économie était installée dans un « Go and Stop ».
Autre parallèle, les marchés des matières premières étaient aussi sous pression. Les projections particulièrement défavorables de croissance accentueraient désormais ce repli. Passé le point culminant de la crispation sur les marchés pétroliers de l’hiver dernier, les prix du baril de pétrole se sont mis à chuter sinon dégringoler. La baisse des prix du gaz naturel et du charbon est également amplifiée. Même l’or – valeur refuge s’il en est – n’a pas échappé un temps à la brutale réaction des marchés. Correction momentanée ou durable, nous le saurons bientôt. Mais qu’importe, l’impact de cette « accident » pandémique forge déjà avec rudesse le cadre d’une récession économique profonde.
Si cette narration retrace à la dérobée deux épisodes économiques majeurs de ces vingt dernières années, elle met pour nous en lumière quelques parallèles certes faciles mais éclairants. Il s’agit de crises majeures certes aux causes immédiates différentes mais aux séquencements assez similaires : des processus macro-économiques pas très éloignés, des réactions en chaîne constitutives de mécanismes semblables et des logiques souterraines comparables.
Ces crises viennent, en effet, dévoiler trois choses avec plus de justesse.
Tout d’abord que les questions de pouvoir d’achat, d’endettement massif des ménages, de redistribution équitable des revenus et d’inégalités sociales restent et resteront au cœur de la problématique économique. Les réponses qu’il s’agit d’apporter ne sont évidemment pas simples et surtout ne pourront procéder de visions manichéennes ou démagogiques. Si le monde d’après 2008 avait été réfléchi principalement en termes de régulation financières et bancaires, le monde d’après 2020 en appellera à d’autres registres. Sécurité sanitaire et alimentaire bien sûr, formation et accès à l’emploi, réduction des inégalités et solidarités sociales actives, garantie de revenu et inclusion économique et, tout autant, responsabilité et conscience écologique ce qui en réalité était tout aussi prégnant à l’époque mais avait été omis d’être mis en avant !
Ensuite, que l’exacerbation des conflits commerciaux internationaux et la montée des protectionnismes se font plus pressantes au moment des grandes crises. Comme si ces dernières invitaient à un rapide repli immédiat et bien des frilosités. La crise actuelle alors dépassée, ses ressorts négatifs pourraient nourrir des craintes sérieuses sur l’évolution du commerce mondial et renforcer les inquiétudes quant au devenir de la coopération internationale. Le chemin était déjà pris en ce sens. Sera-t-il encore aggravé ? Tout porte à y croire.
Elles confirment, enfin, une répartition géopolitique des cartes « quasi-stabilisée» désormais. Cette recomposition fut entamée au tout début des années quatre-vingt autour d’un acteur naissant hier, devenu depuis épicentre du Monde aujourd’hui : la Chine. Bien avant 2008, ce pays constituait de par son poids le moteur de la croissance mondiale. Le moindre toussotement de son économie pouvait avoir des répercussions internationales. Aujourd’hui, une fièvre épidémique locale se transforme …. en coma planétaire. Et cette influence ira grandissante, sachant que la Chine dispose de ressources financières colossales, contrôle les hautes technologies, une partie des matériaux rares et concentre sur son territoire la production de biens stratégiques mondiaux à travers la captation des processus de délocalisation. Exemple d’actualité : 90% de la pénicilline consommée dans le monde est produite en Chine après que l’Europe eût un temps cette position ! Fait plus symbolique mais tout aussi parlant, l’influence de la Chine est de plus en plus effective dans les instances internationales. Un titre révélateur de la presse dans ses récentes éditions traduit parfaitement cela : « Comment la Chine a pris le pouvoir à l’ONU ? »
Au demeurant, l’année 2008 renvoie à 2020 dans ce qui n’avait pas pu être enclenché à l’époque de façon décisive comme mécanismes de coopération et de solidarités internationales ou encore comme exigences de transformation des politiques économiques et sociales ou d’engagements écologiques. C’est tout le contraire auquel nous avons assisté. Fatidique évolution dominée par des égoïsmes toujours plus renforcés et tenaces.
De deux choses l’une dès lors : tirer les leçons de notre actualité dans cette perspective ou alors reporter l’examen de ces impératifs à la survenance … d’une prochaine troisième crise mondiale !
Amara Karim