Mme Kawtar Raji est avocate, membre du Barreau de Casablanca et apporte ses compétences au sein d’un grand cabinet d’affaires et de conseil international. Elle explique dans l’entretien qui suit la portée de la décision qui ouvre la profession adulaire aux femmes marocaines, tout en déclinant les différents domaines où cette nouvelle compétence pourra s’exercer.
La Nouvelle Tribune : Me Kawtar Raji, en tant qu’avocate au barreau de Casablanca, comment accueillez-vous la décision royale d’ouvrir la profession d’adouls à la Femme marocaine ?
Mme Kawtar Raji : Je me réjouis de la décision de Sa Majesté d’abord en tant que citoyenne et également en tant qu’avocate. Cette initiative royale n’est pas surprenante : elle traduit concrètement une vision moderne et progressiste de notre société que Sa Majesté ne cesse de proclamer et de mettre en œuvre depuis son intronisation.
C’est également la mise en œuvre d’un principe constitutionnel qu’est, depuis 2011, l’égalité homme femme. C’est une initiative courageuse car dès que l’on touche au champ religieux, on bute sur un bloc de conservatisme (exemple de la Moudawana).
Que le Conseil Supérieur des Ouléma, CSO, connu, par ailleurs, pour être quelque peu conservateur, (en matière de finance participative par exemple), ait validé cette décision constitue aussi une grande avancée.
Mais il ne s’agit point d’une révolution religieuse. L’adoul a, en effet, pour métier de recevoir le témoignage de ses clients ; or, la « shahada » peut, dans la tradition musulmane, être également reçue par des femmes ; le témoignage de deux femmes équivalant à celui d’un homme.
L’ouverture du métier de Adoul aux femmes ne tord donc pas le coup aux textes religieux ; bien au contraire, elle y puise son fondement.
De plus, la validation par le CSO confère une légitimité religieuse à cette initiative et coupe court à toute contestation éventuelle.
Selon vous, comment les professions de juristes vont-elles appréhender cette innovation juridique ?
La question, à mon avis, est de savoir comment notre société toute entière appréhendera cette réforme. Je pense que c’est une question de temps avant que le statut de la femme adoul ne soit accepté ou du moins banalisé.
Personnellement, en tant qu’avocate, je serai amenée à travailler avec des femmes adouls et je m’en réjouis. Pour reprendre l’exemple de la finance participative, les adouls peuvent tels les notaires, rédiger des actes relatifs à la finance islamique. Demain, par exemple, une «mourabaha» pourra être dressée devant une adel.
Est-ce que vous constatez que l’on a plus recours aux adouls que les notaires ?
La pratique de la finance islamique est très récente. Je dirais que le recours aux adouls est encore assez timide, ce qui est normal : dans l’imaginaire collectif, l’adel a plus vocation à célébrer les mariages, les divorces, dresser les testaments ou les ventes de terrains ou immeubles non-immatriculés, etc. Je suis convaincue que l’adel (homme comme femme) finira par devenir un acteur à part entière dans le monde de la finance participative.
Est-ce que vous considérez que votre profession d’avocate d’affaires vous met à l’abri des comportements, attitudes et perceptions machistes ou conservatrices, d’autant que vous avez évolué au sein d’un cabinet d’affaires international ?
Dans le milieu des affaires, la femme avocate a fait ses preuves et n’a rien à envier, en termes d’expertise ou de professionnalisme à son confrère homme. Nos clients nous traitent sur un pied d’égalité avec le même degré d’exigence.
Entre avocats, c’est une autre paire de manches .
Certains diront que c’est tout de même un métier d’hommes ; il y a au Maroc plus d’avocats hommes que de femmes. Heureusement, il y a aussi un phénomène soutenu de féminisation de notre profession bien que l’on déplore qu’à ce jour aucune femme bâtonnier n’ait été élue. Récemment, une avocate s’est portée candidate à l’élection du bâtonnat à Oujda, mais elle a essuyé un échec cuisant. Sa candidature n’a pas été appuyée par les votes féminins !
A Casablanca également, la candidature d’une avocate au Conseil de l’Ordre est passée de justesse; Les avocates de notre barreau avaient-elles voté pour elle ? Je pense que, dans notre milieu, la solidarité féminine n’a pas vraiment cours !
Comment percevez-vous l’évolution de la Femme marocaine dans le milieu des affaires au Maroc ?
La situation de la femme marocaine évolue dans l’ensemble positivement. A certains égards, nous n’avons rien à envier aux femmes occidentales. Aujourd’hui, la femme marocaine participe dans la vie politique (ministre, secrétaire de parti politique, etc.), elle a accès à des postes de leadership dans l’économie (patronne des patrons), dans l’éducation (doyenne, présidente d’université etc.). Si des obstacles se dressent encore à l’émancipation de la femme marocaine, à son insertion socio-économique, parfois même à sa simple citoyenneté, ces obstacles ne sont ni d’ordre légal ni institutionnel ; ils sont souvent d’ordre socio-économique (pauvreté, éducation sexiste par exemple).
Il est clair que nous vivons dans un Maroc qui évolue à plusieurs vitesses : un Maroc s’ouvrant sur l’Occident se revendiquant de la modernité, favorable à l’émancipation de la femme et un autre Maroc, souvent dépassé par sa condition sociale défavorable, tourné vers l’Orient se revendiquant de la tradition, moins favorable à l’émancipation de la femme.
Entretien réalisé par
Afifa Dassouli