Moulay Hafid Elalamy, Ministre de l’Industrie, de l’Investissement, du Commerce, et de l’Economie Numérique, est un homme d’action, connu pour la rapidité de ses décisions. Une pratique née de son expérience, réussie, d’opérateur économique et d’investisseur.
A la tête de son département, il imprime les mêmes recettes, mais avec un plus, celui que lui donne une vision globale de la politique industrielle du Royaume, de ses priorités, de ses exigences.
Dans l’entretien qu’il a bien voulu nous accorder, il livre des messages forts mais pleinement justifiés, qui permettent de comprendre que les avancées sont réelles, les progrès conséquents, même si du chemin reste à faire. Ce ne sont ni les propos d’un rêveur, ni d’un optimiste impénitent, mais d’un stratège en charge de réaliser les objectifs qui lui ont été assignés !
Et on peut croire qu’il réussira….
La Nouvelle Tribune :
On parle beaucoup de politique industrielle, de création d’emplois, mais comment en est-on arrivé à un stade où le pays a connu des pertes conséquentes en termes de postes de travail ?
Moulay Hafid Elalamy :
Le Maroc, dans son histoire récente, a franchi plusieurs étapes dans son évolution économique.
Il y a eu une période durant laquelle nous avons réalisé de grands travaux comme la fameuse Route de l’Unité, au début des années soixante, lancée par feu SM le Roi Mohammed V.
Il y a eu des secteurs qui, les uns après les autres, à des moments donnés, ont connu des développements majeurs.
On citera notamment le Tourisme, l’Agriculture, qui a connu ses « grands travaux » comme «le million d’hectares», qui a précédé le Plan Maroc Vert.
Enfin, l’Industrie avec la stratégie Émergence et ses différentes déclinaisons sectorielles.
Ce qui s’est produit dans le cadre du Tourisme a montré qu’on avait développé une belle activité, mais fragile du fait de la survenance de crises économiques successives et d’événements exogènes non maîtrisables qu’on ne peut que subir.
L’Agriculture, quant à elle, s’est organisée, modernisée mais aussi, mécanisée tout au long de ces années et ne pourra plus être le principal pourvoyeur d’emplois.
Et puis il y a eu le boom du secteur de l’immobilier et particulièrement l’essor du logement social qui a été suivi d’un ralentissement.
Tous ces secteurs ont créé beaucoup d’emplois durant nombre d’années, mais plusieurs retournements sont intervenus.
Quant à l’industrie, elle a eu également ses heures de difficultés.
Au départ, le Maroc n’avait pas fait le choix d’un pays industriel de premier plan, mais s’est orienté plutôt vers les services et le commerce. Certains pays se sont industrialisés autour de ressources naturelles fortes comme le pétrole et le gaz.
Certes, il y a eu des tentatives fortes, de bonnes initiatives comme l’automobile avec SOMACA pour le montage en CKD, l’agroalimentaire, notamment avec l’ONA.
Plus récemment, on peut citer Maghreb Steel qui, très vite, a fait l’objet de dumpings agressifs, obligeant les pouvoirs publics à intervenir pour préserver, grâce aux règles de l’OMC, cet outil industriel.
De même, le textile a bien fonctionné à une certaine époque, autour des années 80 et 90. Il avait commencé à créer de l’emploi de façon importante. D’ailleurs, l’association des textiliens, l’AMITH, est née avant la confédération patronale, la CGEM. Le secteur a toutefois été fragilisé par la montée en puissance de la Chine, devenue entretemps « l’usine du monde », et l’entrée en vigueur de l’Accord multifibres.
Lorsque j’étais à la CGEM, j’ai vu disparaître en quelques mois des unités textile implantées à Tanger. Et peu de temps après, celles de Rabat ont connu le même sort.
La majorité est partie en Chine et les autres ont déposé le bilan parce que ce pays avait un salaire minimum à cent dollars et une productivité très forte. Il tenait tout à la fois, l’amont textile du monde entier et une main d’œuvre en quantité peu onéreuse et très productive.
Comment a-t-on réagi face à tous ces avatars ?
Une nouvelle approche a été mise en place en exploitant les opportunités pour le Maroc.
La première, qui a été très importante, c’est que la Chine a changé de modèle économique. Elle a décidé, certes, de continuer à être la plus grande usine du monde, mais aussi le plus grand consommateur mondial. Pour ce faire, le salaire minimum est parti à la hausse. Sur la côte Est chinoise, il était à 100 dollars US il y a cinq ans et aujourd’hui, il varie entre 500 et 700 $.
Et le président chinois a déclaré que dans les cinq prochaines années, il escompte arriver à 1500 $ de salaire minimum mensuel afin de créer une véritable classe moyenne, de plus en plus consumériste.
La conséquence de ces mutations, c’est que la Chine devrait perdre dans les années à venir plus de 85 millions d’emplois. Ce processus a d’ailleurs démarré.
Le Maroc a sans doute été le premier à percevoir, comprendre et anticiper cette évolution et ses conséquences. Et cette dynamique intérieure chinoise a été confirmée à Sa Majesté Le Roi, que Dieu L’assiste, par le Président chinois lors de la Visite Royale à Pékin en mai 2016.
Notre perception a été corroborée par la venue d’opérateurs chinois dans notre pays, tel Li & Fung, leader mondial du trading textile, désireux d’acheter des vêtements fabriqués au Maroc.
Il s’agissait donc pour notre pays de s’inspirer de cette transformation économique chinoise, d’en tirer profit et d’adapter ce modèle à notre propre situation.
La seconde opportunité qui s’est présentée est née de la crise économique mondiale et de ses impacts. En effet, les Européens se sont questionnés sur la méthodologie d’optimisation de leurs coûts de revient et de renforcement de leur compétitivité.
Or, le Maroc, dispose de vraies capacités, sans les surestimer, pour être premier partenaire de ces leaders.
C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de travailler différemment nos secteurs industriels., dans le cadre du Plan d’Accélération Industrielle. Auparavant, ils étaient conçus en silos, avec des créations de business les uns à côté des autres, il est grand temps de générer de nouvelles synergies, en utilisant le concept d’Ecosystèmes.
C’est donc la problématique, centrale, du taux d’intégration qui devenait prioritaire ?
Effectivement. Dans le secteur de l’automobile, alors que pour Renault, par exemple, le taux d’intégration tourne autour de 40%, notre objectif est de le porter au minimum à 65 %, pour toute voiture montée au Maroc. Aujourd’hui, après six mois de négociations, l’engagement a été signé, pour atteindre rapidement ce taux, dès 2020.
Quant à PSA, dont l’usine de Kénitra démarrera en 2019, le taux d’intégration sera dès cette date à 60% et atteindra 85 % en 2023, conformément à l’Accord conclu en juin 2015, sous la Présidence Effective de Sa Majesté le Roi et comme l’a rappelé M. Carlos Tavarès, PDG de PSA, lors de la pose de la première pierre de l’usine moteurs à Kenitra, en juin dernier.
Mais le plus important c’est que l’usine installée à Kénitra par PSA est de dernière génération. Elle est capable de produire des moteurs diesel, essence, hybrides et électriques. C’est la seconde unité au monde de ce type pour ce constructeur et comme vous le savez, les moteurs seront entièrement fabriqués au Maroc.
Bien évidemment, de tels taux d’intégration changent totalement la structure de notre balance commerciale.
Par ailleurs, avec Renault, nous avons signé une convention en vertu de laquelle le constructeur achètera pour deux milliards d’euros annuellement des pièces détachées fabriquées au Maroc pour les autres usines du groupe dans le monde.
PSA, quant à lui, achètera pour un milliard d’euros pour les mêmes objectifs.
Le secteur de l’aéronautique n’est pas en reste. Notre objectif, à travers les 4 écosystèmes lancés en juillet 2015, est d’atteindre un taux d’intégration de 35%. Sur certains produits des équipements de cockpit, nous atteignons près de 50% de valeur ajoutée marocaine.
Comment chiffrer ses avancées, actuelles et à venir ?
Aujourd’hui, l’industrie automobile réalise 60 milliards de dirhams à l’export (chiffre de 2016), soit le premier exportateur du Royaume.
C’est une première historique.
Si on ajoute les engagements d’achat de Renault et de PSA, d’un montant d’environ 40 MMDH, le chiffre d’affaires à l’export franchira en 2020 la barre des 100 milliards de dirhams, dont 65 MMDH de valeur ajoutée marocaine, grâce justement au taux d’intégration à 65%.
Toutes ces données, positives et réconfortantes, que donnent-elles en perspectives de créations d’emplois ?
Pour le secteur automobile, nous étions sur un objectif de création de 90.000 nouveaux emplois à l’horizon 2020, mais aujourd’hui nous estimons qu’il y aura 130.000 emplois additionnels dans le secteur.
Le Royaume doit en effet, créer en dix années, 1.300.000 empois alors que durant la dernière décennie, l’industrie n’en a créé que 75.000.
Nous avons fait le choix que la contribution de l’industrie seule, sera de 500.000 emplois sur une période de 7 ans.
A ce jour, nous sommes sur la bonne voie.
47 écosystèmes ont été lancés dans 13 secteurs et ont permis de sécuriser, à ce jour, 485.450 emplois, soit près de 97% de l’objectif de création d’emplois que nous nous sommes fixés au départ.
Parmi ces postes, 187.230 sont créés ou en cours de création dans le cadre des projets d’investissements contractualisés depuis le lancement du Plan d’accélération industrielle. En trois ans, l’Industrie à investit dans des projets qui génèrent bien plus que le double des emplois créés en dix ans.
Voilà pourquoi on peut raisonnablement estimer que l’objectif des 500.000 emplois sera atteint à l’horizon 2020.
Il reste néanmoins à continuer à pousser les filières créatrices d’emplois dans notre pays, à l’instar de ce qui a été fait dans les secteurs de l’automobile, de l’aéronautique et du textile.
Car il faut produire de l’emploi et de la valeur ajoutée pour notre pays.
En effet, la valeur ajoutée doit rester dans le pays et il faut créer des emplois qualitatifs, voilà nos deux objectifs principaux.
Que voulez-vous dire par des emplois qualitatifs ?
Nous avons signé avec Peugeot, il y a une année le recrutement de 1500 ingénieurs R&D à horizon 2020. Or, aujourd’hui, nous en sommes déjà à plus de 1.200 recrutements d’ingénieurs et de techniciens supérieurs.
Les véhicules qui sortiront en 2019 des chaînes de montage marocaine seront des voitures conçues par des Marocains, de A à Z.
Le Royaume est positionné dans le secteur aéronautique sur un segment hautement technologique et complexe qui nécessite des ressources fortement qualifiées. Les nouveaux recrutés disposent au minimum d’un Bac+2 et poursuivent leurs formations au sein d’entreprises qui tirent la R&D industrielle mondiale, comme les groupes Safran, Bombardier et Thales.
Il y a des avancées, des perspectives et des solutions. Mais comment mettre tout cela en adéquation avec des lacunes qu’on ne peut ignorer, comme la faiblesse de la formation ?
La formation doit se comprendre entreprise par entreprise, par profil, dans le temps, et par région.
Le ministère a créé avec l’aide des opérateurs, une base de données dotée de tous ces paramètres, sur un horizon de cinq années, pour les prévisions d’emplois dans le secteur industriel. Il s’agit d’ailleurs d’un partenariat public-privé pour l’emploi pratiquement unique au monde !
Et ces prévisions ont été établies sur la base des requêtes et des besoins estimés par les opérateurs eux-mêmes.
Ensuite, avec la collaboration active de l’OFPPT, des plannings de formation ont été mis en place afin de garantir effectivement l’adéquation formation-emploi.
Dans la boucle, il y a le Ministère, l’OFPPT et les acteurs économiques. La formation est opérée par ces derniers avec l’appui de l’Office et le soutien financier du Ministère.
Bien sûr, ce dispositif est déployé en fonction de trois critères.
D’abord créer de l’emploi, ensuite avoir une activité à l’export, directe ou indirecte, selon les nouvelles dispositions de la loi de finances 2017, et enfin contribuer à l’amélioration du PIB industriel.
En 2014, le secteur participait à hauteur de 14 % du PIB national. Notre objectif est de monter à 23% sur une courbe identique à celle des pays benchmarkés.
Lorsque le PIB industriel monte à 23 %, la dynamique créée profite alors aux services. Ces derniers rattrapent par la suite le secteur industriel avec, à la clé des centaines de milliers d’emplois créés, une économie dynamique et une valeur ajoutée améliorée. Tel est notre objectif.
Avec le projet de Tanger Med Tech, qui en est encore au stade préliminaire, peut-on considérer que les Chinois s’intéressent au Maroc ?
La réponse est clairement oui !
Les 85 millions de pertes d’emplois en Chine, évoqués précédemment, font que des entreprises quittent ce pays. Ces opérateurs chinois ont commencé à chercher de nouvelles zones de délocalisation pour devenir investisseurs et conserver leurs clients.
Il y a donc un réel intérêt pour ce type d’opérations et je peux vous dire que nous sommes en contact avec nombre d’opérateurs chinois qui sont dans ce même état d’esprit.
Peut-on considérer qu’il y a une dimension africaine dans la politique industrielle du Royaume ?
Nous avons une vraie stratégie sur l’intégration africaine au niveau industriel.
Sa Majesté Le Roi ne veut pas de relation non équitable avec l’Afrique, nous prônons une relation de co-émergence.
Notre objectif n’est pas de fabriquer puis de vendre à l’Afrique. Nous devons aider l’Afrique à produire.
Pour l’automobile par exemple, notre recommandation à nos amis africains est d’exiger qu’une partie de la production soit fabriquée chez eux.
Il y a trente ans, le Maroc est passé par les CKD, par SOMACA et chacun d’entre eux doit emprunter son propre chemin.
Le Maroc peut être une plateforme d’approvisionnement en équipements et pièces.
Et dans quelques années, nous pourrons ensemble fournir une partie du globe avec nos co-productions. Tel est le souhait de notre Souverain, nous nous efforçons à être à la hauteur de ses attentes.
Entretien réalisé par
Fahd YATA