Mme Yasmina Baddou est une femme politique au plein sens du terme. Militante du Parti de l’Istiqlal depuis de nombreuses années, membre de son Comité exécutif, ancienne parlementaire et ministre, elle porte un regard lucide et franc sur les obstacles et les visions erronées qui permettent de brimer la Femme marocaine dans ses droits légitimes. Et c’est également sa formation de juriste et l’exercice de ses compétences d’avocate au sein du cabinet « BFR & Associés » à Casablanca, qui lui confèrent cette aptitude à analyser la portée juridique et politique de la récente décision royale d’ouvrir la profession de Adel aux femmes.
La Nouvelle Tribune : Mme Baddou, vous êtes avocate mais aussi et surtout une femme politique. À ce titre, quelle est votre appréciation de l’évolution des droits de la Femme marocaine à la lumière de la dernière décision de SM le Roi d’ouvrir la profession d’Adouls aux femmes ?
Yasmina Baddou : La décision de Sa Majesté d’ouvrir la profession des adouls aux femmes n’est pas que politique. Elle est exceptionnelle et le Souverain est le premier défenseur de la cause des femmes dans ce pays. On l’a vu pour la révision de la Moudouwana où il a fallu la même volonté très forte au plus haut sommet de l’État. Et ce, d’autant que je suis obligée de reconnaître que les partis politiques sont pratiquement absents du champ de la promotion de la femme marocaine et de ses droits.
Je vous rappelle que pour instaurer un quota des femmes au Parlement, il a fallu une décision du Souverain. C’était également le cas pour les conseils consultatifs avant la constitution de 2011, où SM le Roi a veillé à ce que ces instances soient pourvues de femmes, tout aussi éclairées et compétentes que les hommes d’ailleurs !
Alors que dans nos propres partis politiques, on a toujours tout fait pour cantonner les femmes dans des positions subalternes.
C’est pourquoi, je considère que les femmes adouls, est une décision proprement extraordinaire, c’est un pas en avant énorme ! Que des femmes rédigent des actes de mariage, s’occupent d’héritage, c’est une véritable révolution. Même si, malheureusement, on perçoit, çà et là des réticences de certains qui continuent à remettre en question les compétences des femmes alors qu’elles ont investi avec succès les plus hauts postes de la magistrature.
Pensez-vous que les associations féminines se devaient de jouer un rôle dans ce sens ?
Sans doute, mais à la précision près que les associations féminines ont un rôle plus large et plus global, elles militent pour les droits de la Femme, contre toutes les violences, abus et discriminations faites aux femmes etc.
A ce sujet, la loi sur la violence faite aux femmes, une question fondamentale qui est au-devant de la scène politique et parlementaire depuis le mandat ministériel de Mme Nezha Chekrouni dans le premier gouvernement d’alternance, en 1997.
J’ai moi aussi déposé le premier projet de loi, Mme Nezha Skalli a déposé le second, légèrement modifié, lorsqu’elle officiait dans le gouvernement de Abbas El Fassi.
La première mouture de Mme Bassima Hakkaoui a été déposée dans le premier gouvernement Benkirane, cela fait donc 20 années que cette loi traine, de Mme Chekrouni à Mme Hakkaoui. Le texte vient à peine d’être finalement adopté, 20 années plus tard !
Ces associations, de plus en plus nombreuses, sont sur tous les fronts et comblent souvent le vide laissé par l’État dans la protection sociale. Elles sont là où la puissance publique est absente. Elles ont aussi souvent abordé des problématiques et des domaines, laissés en friche par les partis politiques et l’État. Heureusement, elles ne cessent de se renforcer et constituent aujourd’hui de vrais groupes de pression.
Pensez-vous que la promotion de la femme continue à être controversée ?
Je n’ai personnellement pas la formation adéquate pour interpréter les textes. Mais ce que je peux dire, c’est que l’exégèse et l’interprétation ont été faites dans tellement de domaines que je ne vois pas pourquoi elles bloquent lorsqu’il s’agit de la Femme.
A tel point que des erreurs monumentales ont pu être commises. Par exemple, pendant longtemps, la femme avait besoin de l’autorisation de son mari pour exercer un commerce sous prétexte que cette décision était issue de la Sharia. Jusqu’au jour où l’on s’est aperçu que c’était absolument contraire à la Sharia puisque la femme en Islam bénéfice du régime de la séparation des biens.
Pire encore, cette mesure discriminatoire était en fait un héritage du Code napoléonien, édictée par le colonialisme dans le Code de Commerce au Maroc en 1913.
Que recommandez-vous pour éviter ces dérives ?
Je pense qu’il faut avancer et dialoguer de manière sereine. Il faut éviter que dans ce genre de débats, s’invitent la polémique, la démesure, les attaques verbales et les condamnations. C’est d’ailleurs, un phénomène similaire qui prévaut pour la question de la peine de mort.
Dans les textes sacrés du Coran, la Loi du Talion est permise, mais celle-ci donne la double opportunité, soit de prendre la vie du coupable, soit de lui laisser la vie sauve. C’est une nuance de taille !
Faites-vous le constat que sans les interventions royales, il n’y aurait pas eu d’avancées ?
Ce que je dis c’est que l’intervention royale, comme ce fut le cas pour la révision de la Moudouwana par exemple, a justement permis l’instauration d’un débat, d’un dialogue, avec les oulémas, les théologiens qui ont confronté leurs vues et analyses avec des juristes, experts, professeurs, sociologues, parmi lesquels figuraient des associations de femmes, des partis politiques, etc.
Concrètement, pensez-vous que la Loi portant Code de la Famille et Statut Personnel est correctement appliquée ?
Contrairement à ce que j’entends dire, les juges sont là pour appliquer la loi dans les tribunaux.
Par exemple, lorsqu’il s’agit d’autoriser le mariage d’une jeune fille mineure, (moins de 18 ans), le juge a un pouvoir d’appréciation certes, mais dans le strict cadre des prescriptions de la Moudouwana.
Il peut, effectivement, l’autoriser pour des raisons précises comme dans le cas où il y a une grossesse. Il est absolument faux de dire que les juges ne respectent pas la Moudouwana. Ils ont la possibilité légale d’interpréter le Droit et c’est ce qu’ils font dans certains cas bien précis. Contrairement à ce que l’on entend affirmer parfois, il n’y a pas d’écarts constatés lorsqu’il s’agit de divorce ou de polygamie par exemple.
Aujourd’hui, il n’est pas possible de divorcer de manière unilatérale. Et, ce ne sont pas les adouls qui prononcent le divorce. Il s’agit d’une décision judiciaire après l’introduction d’une requête devant le juge et la procédure est contradictoire. Certes, elle aboutit automatiquement au divorce, mais en contrepartie, la femme a également le droit au «chikak». Le seul rôle de l’Adel en l’espèce est la retranscription de l’acte adulaire.
La Moudouwana n’en a pas moins des limites ?
En effet, dans la Moudouwana, la femme marocaine est dans certains cas très peu protégée. C’est le cas quand l’épouse atteint un certain âge, que les enfants sont majeurs et qu’elle n’occupe pas un travail salarié. Elle n’a aucune forme de réparation matérielle ou d’indemnité en cas de divorce, ni pension alimentaire, au point que face à la menace d’une misère totale et définitive, ces femmes en viennent à accepter la polygamie et la bigamie, suivant l’adage «nécessité fait loi», malheureusement.
Par ailleurs, il est un autre élément porteur d’injustice envers la femme et inscrit dans le Code du Statut personnel, matérialisé par l’interdiction à une femme d’obtenir la garde de ses enfants en cas d’un nouveau mariage consécutif à son divorce.
Alors que l’époux divorcé et remarié, peut tout à fait, obtenir la garde des enfants mineurs.
D’autres cas d’iniquité existent, sans être en rapport direct avec le Code de la Famille, comme celui des violences faites aux femmes. Si l’une d’entre elles est battue par son mari, sa plainte n’est recevable qu’à la condition de la présentation d’un certificat médical d’incapacité physique de plus de 30 jours.
De même, en cas de viol, la première question posée à la victime concerne sa virginité. Dans le cas contraire, il est courant pour celle-ci de se voir refuser tout dépôt de plainte!
Compte tenu de tout ce qui précède, peut-on considérer que la féminisation de la profession de Adel est un élément à même de permettre la constitution d’une nouvelle force de défense des femmes et de leurs droits fondamentaux ?
La femme juge et bientôt, la femme adel, apportent un jalon de plus, positif en son essence, permettant de rendre justice à la femme, exempt de préjugés.
Le simple fait de l’existence de femmes adouls est un élément qui, en lui-même, fait avancer la cause des femmes.
Rappelons que la Moudouwana a été bien au-delà de la restauration des droits de la femme. Elle s’est posée en véritable révolution culturelle avant toute chose. Car au fil des années, elle a changé les regards des hommes et les rapports de force dans la famille et dans la société.
Les lois sociales opèrent progressivement des changements dans les mentalités. Ces avancées ont été intégrées, absorbées, digérées et d’autres formes d’injustice et d’inégalités des genres sont apparues ou se sont développées.
Avec la féminisation de la profession d’adouls et la loi contre la violence faite aux femmes, on aborde une nouvelle étape, qui permettrait sinon d’éliminer les inégalités, du moins de les réduire et, certainement, de les combattre !
Le Droit, c’est d’abord l’effectivité des lois et en ce sens, il peut modifier un rapport social et sociétal.
Entretien réalisé par
Afifa Dassouli