Crédit photo: Ahmed Boussarhane/LNT.
Une grande amie à moi du temps de l’innocence et de l’insouciance vient de contracter l’horrible maladie. « Je suis contaminée », me disait-elle. « Je suis en quarantaine. Malade ». Son message était court, sans ambages, bouleversant.
Mon amie est médecin. Elle fait donc partie de ces héros qui se dressent face au covid-19 en première ligne d’une guerre sans merci, boucliers humains d’avant-garde qui se trouvent chaque jour une raison pour tenir bon et ferme derrière leur sueur, derrière les larmes cachées et des nerfs à fleur de peau, ayant pour seule armure un cœur à la fois imbu de bravoure et de terreur. J’ai vu un médecin (pas de chez nous, on n’en est pas à ce stade, Dieu merci) au bord de la détresse, haletant d’émoi, s’appliquant à contenir ses larmes parce qu’il est tenu de donner l’exemple et de rassurer son équipe de personnel soignant : l’effondrement est un luxe qu’il ne peut se permettre au vu des circonstances.
Que faire pour gratifier le dur labeur de ces « bêtes de somme » sommées de paraître impassibles et imperturbables ? Que dire pour réconforter cette armée d’altruistes oubliés dans l’ombre des faux artistes et des footballeurs qui ont raccroché leurs scandales et leurs godasses obsolètes dans les circonstances que nous campons ? Applaudir ces gens à des moments précis de la journée, comme on fait ailleurs, est déjà un gage de reconnaissance et de gratitude, bien que jamais on ne pourra s’acquitter de la dette qu’on leur doit. «Tout aurait pu basculer», disait Boris Johnson dans sa première déclaration officielle en sortant du pétrin des soins intensifs, sans la surveillance constante pendant 48 heures de deux infirmières étrangères dont il a tenu à citer les noms pour les remercier de lui avoir sauvé la vie. C’est dire l’inconditionnel dévouement desdits anges de la miséricorde.
Que faisons-nous pendant que ces médecins et personnels soignants livrent leur bataille corps à corps contre le satané virus ? Certes, nous télétravaillons ; un autre luxe qu’ils sont condamnés à ne pouvoir se permettre. Du fond de notre caverne, à l’image des hommes enchaînés de l’allégorie platonicienne, nous fixons pour toute réalité l’ombre tenace du covid-19 exécutant sa danse macabre sur le mur du fond. Nous nous installons confortablement devant nos écrans, à télétravailler en pyjama, mais nous disposons assez de moments de répit à écouler devant Facebook et Instagram, à voir des films ou suivre les saisons des séries préférées. Les stars ne lésinent pas sur la diffusion grotesque de leurs vidéos en train de jouer avec leurs enfants, de se la couler douce ou de s’entraîner. Pendant que le médecin et l’infirmier se battent au front jusqu’à ce que mort s’ensuive parfois, nous travaillons, oui, mais nous nous tenons tranquilles dans notre coin, nous jouons, nous nous divertissons et nous espérons, au demeurant, avec énormément de foi en la science et en la miséricorde divine.
Quand tout cela sera terminé, quand tombera le joug des chaînes de la peur et du désarroi qui les attellent au huis clos quotidien et cavernicole du confinement, les hommes auront-ils changé ? Aurons-nous appris au bout de cette crise et de cette terreur à apprécier les offrandes de la vie et à prendre soin de nous et des autres ? Aurons-nous appris à mieux gérer nos priorités et donner l’importance et la considération adéquates à ceux qui en sont vraiment dignes ?
J’aimerais bien le croire. Je voudrais bien croire que nous nous serions enfin lavés de notre cupidité, de notre manque d’empathie, de nos instincts destructeurs et de notre quête avide et inlassable du profit. Ce n’est pas la première pandémie qui agenouille l’arrogance humaine ; l’homme a su survivre à bon nombre de fléaux qui emportèrent la vie de millions d’individus à travers l’histoire. À chaque fois, il en revenait tête baissée, traînant son humilité devant les desseins obscurs des avatars de la nature ; mais l’ego ne tardait pas à refaire surface et reprendre vite le dessus. Le besoin d’asservir le monde et la nature finit toujours par prévaloir. Il y aura toujours çà et là des brebis galeuses de peu de fois qui ne sauraient vivre hors des pâturages des guerres et des pandémies ; des âmes éprises de convoitise, parées à bâtir leurs empires sur les décombres de la détresse humaine. Les désastres et les calamités ont toujours été la muse des malfrats, les opportunistes, les indécrottables et impassibles chasseurs de fortunes qui savent se placer dans l’accalmie de l’œil du cyclone, au cœur de la tourmente.
L’affaire des « masques létaux » qui a éclaté à Marrakech n’en fait-elle pas montre ? Constitués de fibres concentrées, les masques FFP2 sont préconisés, a priori, pour les médecins et personnels de soins confrontés quotidiennement au risque majeur de l’exposition à l’infection. Pour les infâmes trafiquants, le bénéfice est très alléchant puisque le prix de l’unité dépasse de très loin les 80 centimes du masque normal subventionné par l’État. La frange ciblée est en l’occurrence la communauté des médecins et les cliniques qui ont les moyens de se procurer ces masques : de la préméditation criminelle pure et certaine. Au lieu de penser le moyen de récompenser et de réconforter le personnel soignant, on s’en sert, quitte à l’anéantir, pour engraisser le compte bancaire. Quand je pense que la conjoncture tragique où patauge l’humanité n’a pu affecter en rien l’impassible apathie de ces âmes criminelles, quand je pense aux courtiers et contrefacteurs impliqués, à l’énergie et à l’effort déployés dans la chaîne de mise en place de cet ignoble trafic, je me rends à l’évidence que l’on ne peut servir Dieu et Mammon à la fois, que ce ne sont là que de petits poissons et que le monde est plein de gros poissons qui ne sauraient vivre hors des eaux troubles.
Prions donc pour tous les docteurs et tous les personnels soignants qui s’offrent chaque jour jusqu’à l’effondrement. Prions pour nos âmes égarées, pour la cupidité et les instincts destructeurs qui nous meuvent et transforment en monstres. Prions pour Caïn qui vit en nous, plus avide, plus cynique, plus sanguinaire… notre frère, notre premier et dernier fléau viral.
Younes Gnaoui