Le marché de gros de Casablanca. Crédits : Ahmed Boussarhane/LNT
Par El Mostapha BAHRI, Consultant Economiste
Parmi les problèmes soulevés depuis les années quatre-vingts et qui sont restés sans solutions, figurent la gestion des marchés de gros de fruits et légumes et la problématique des intermédiaires.
Plusieurs projets ont été élaborés pour solutionner ce problème telle que la tentative d’organiser les agriculteurs en filières dans la région de Meknès, un projet initié dans le cadre d’un partenariat avec les japonais dans les années, fin quatre-vingts, et celui de la réorganisation des marchés de gros des années quatre-vingt-dix confectionné par le département du commerce, etc. Ces projets n’ont pas abouti.
En 2020, sous le titre, « Marchés de gros. Les priorités de la réforme prévue » LesEco.ma, a annoncé que l’année 2020, « sera cruciale pour la tant attendue restructuration du réseau national des marchés de gros de fruits et légumes. Le gouvernement a donné de la visibilité sur ce dossier qui a pendant longtemps retenu l’attention, tant les dysfonctionnements étaient légion dans ces structures, que ce soit d’un point de point logistique ou encore organisationnel »[1].
Malheureusement, depuis la promulgation de la loi n° 37-21 du 14/07/2021, rien n’a été fait pendant deux années, en 2022 et 2023. Il fallait attendre 2024, pour que les pouvoirs publics annoncent le projet de « La commercialisation directe des fruits et légumes sans passer par les marchés de gros»[2].
C’est le Conseil de gouvernement qui a approuvé le jeudi 20 juin 2024, « le projet de décret fixant les mesures relatives à la commercialisation directe des fruits et légumes sans l’obligation de passage par les marchés de gros et ce, dans le cadre du système d’agrégation agricole ». Ce décret vise selon le porte-parole du gouvernement, « à réhabiliter les marchés de gros ».
Ce dernier texte « intervient en application des dispositions de la loi n° 37.21 suscitée, édictant des mesures particulières relatives à la commercialisation directe des fruits et légumes produits dans le cadre de l’agrégation agricole [3]»
Personne ne conteste le fait que la réorganisation des marchés de gros est effectivement une priorité, en raison du rôle fondamental que ces plates-formes jouent dans la chaîne d’approvisionnement alimentaire. Leurs dysfonctionnements n’ont eu que des répercussions négatives sur l’économie, sur la disponibilité des produits et sur les prix et partant sur le pouvoir d’achat des citoyens.
Cependant, et étant donné qu’il est trop tôt de juger cette nouvelle expérience, il est indispensable, avant la mise en œuvre de ce grand projet, de se poser les questions suivantes ?
- Est-ce que le Département de l’agriculture, avant de mettre en place cette nouvelle organisation a réalisé une étude sur l’agrégation d’une manière générale et les résultats obtenus pour chaque filière, dans le cadre du plan « Maroc Vert », tant critiqué ?
Tout le monde s’accorde de dire que chaque filière à sa spécificité, et que l’agrégation ne pourrait donner des résultats satisfaisants au niveau de toutes les filières. En effet, et à titre d’exemple, la tomate n’est pas la pomme. Les prix de la première varie en fonction de plusieurs facteurs : les résultats des récoltes, la quantité mise sur le marché, les quantités exportées, etc. ; d’autant plus que cette denrée n’est pas stockable, soit elle est consommée soit transformée. Apparemment et d’après certains spécialistes, les accords passés entre certains agriculteurs et des transformateurs n’auraient pas donné les résultats escomptés du fait du non-respect des engagements par certains producteurs. Alors que la pomme est un produit stockable dans des frigos et que les variations touchant ses prix ne sont pas aussi importantes. D’où la nécessité de faire une évaluation des résultats de l’agrégation au niveau de toutes les filières concernées et de porter des ajustements au système d’agrégation.
- Est-ce que les initiateurs de ce projet ont suffisamment examiné et étudié les bénéfices potentiels de la centralisation et de la collaboration entre les différents acteurs du marché ? Il est à craindre de voir la délivrance des autorisations d’agrégation comme agrément ressemblant aux carreaux de mandataires qui permettra à certains producteurs d’éviter le passage par le marché de gros et de monnayer cet avantage. De même, quel mode de contrôle sera mis en place pour s’assurer des déclarations des agrégateurs et assurer à la collectivité territoriale la perception des taxes dues ?
D’ailleurs, la vente en dehors des marchés de gros n’est pas nouvelle au Maroc. Elle est devenue une pratique courante dans plusieurs villes du pays dotées d’un marché de gros. « L’évolution technologique et le développement des moyens de transport et de stockage (multiplicité du nombre de dépôts de stockage de certains fruits et légumes, souvent dans des locaux au sein des quartiers) et disponibilités des moyens de transport, encouragent de plus en plus la distribution directe des fruits et légumes. En effet, de plus en plus de détaillants (formels ou informels) passent des commandes par téléphone et les livraisons s’effectuent soit de bonne heure soit vers la fin de la journée, faisant fi de l’obligation du passage des fruits et légumes par les marchés de gros comme il est prévu par la loi (article 61, alinéa 4 de la loi sur la liberté des prix et de la concurrence). Ce mode de distribution arrange les vendeurs détaillants comme les intermédiaires ; les premiers économisent les frais de déplacement pour aller au marché (de bonne heure) et les frais de transport des marchandises achetées, alors que les seconds ne paient pas de taxes (les 7% sur le produit des ventes). Taxe qui d’ailleurs, constitue la préoccupation majeure des responsables de ces marchés et des mandataires. Elle constitue l’une des recettes les plus importantes des collectivités et des mandataires (5% pour la collectivité et 1 ou 2% pour le mandataire qui souvent n’assiste pas aux transactions qui sont effectués par les grossistes eux-mêmes »[4].
- A-t-on pris en considération cette pratique ? Ce nouveau projet permettra-t-il de dépasser ces pratiques ?
De même, un autre phénomène commence à se développer et à prendre certaines dimensions. Il s’agit de l’approvisionnement de certains détaillants l’intérieur des villes où il y a un marché de gros, par des intermédiaires intervenant en aval des marchés de gros, du fait que certains vendeurs de fruits et légumes évitent de se rendre au marché de gros pour s’approvisionner directement. Ils chargent certaines personnes de cette besogne. D’ailleurs, cette nouvelle pratique impacte les prix à la hausse à la consommation, vu la liberté des prix et des marges des revendeurs.
Enfin, il reste à signaler que tout projet de changement dans la gestion des marchés de gros risque de rencontrer des résistances dues aux intérêts divergents des acteurs impliqués dans les circuits de distribution, des problèmes logistiques et du nouveau rôle qui sera dévolu aux marchés de gros de fruits et légumes. Par ce nouveau projet, qui reste un grand pas pour la réorganisation de ces plates formes, à condition de procéder à son évaluation régulière et de porter les réajustements nécessaires au fur et à mesure de sa mise en œuvre. La constitution d’une commission ad-hoc regroupant toutes les parties prenantes est de nature à jouer ce rôle et de publier un rapport annuel d’évaluation.
Dans le même sens, la commission prévue pour l’examen des demandes d’agrégation ne devra pas se limiter aux représentants de l’Administration et doit être élargie aux autres représentants tels les producteurs, les consommateurs, etc. La présence de représentants autres que ceux de l’administration serait plus judicieux et également, au sein des commissions régionales appelées à procéder au contrôle de la qualité des produits et de leur conformité, ou au moins lors de prise de décision concernant les licences d’agrégation (délivrance, prorogations ou retraits). Je crois que l’époque des commissions regroupant exclusivement des représentants de l’Administration est révolue.
La bonne gouvernance repose sur la participation active, la transparence, la responsabilité, l’efficacité, le respect de l’état de droit, l’équité, la recherche du consensus et la réactivité. Ces principes permettent de créer un environnement propice au développement de ces plates formes et à la stabilité des prix.
Ainsi, toute commission doit regrouper des membres aux compétences variées et complémentaires, dans le cadre de la concertation et de la participation, afin de garantir une expertise diversifiée et une représentativité adéquate. La présence d’un ou deux experts externes apportent un regard externe et impartial sur les candidatures et sur l’expérience du non passage par le marché de gros. Tous les membres doivent être choisis sur la base de leur capacité à évaluer cette expérience et les candidatures de manière équitable et sans conflit d’intérêts.
La composition ainsi définie permet de garantir que les décisions prises par la commission au niveau national et régional, soient justes, équilibrées et basées sur une évaluation exhaustive de ce nouveau modèle de réorganisation des marchés de gros et des compétences des candidats pour l’obtention de la licence d’agrégation, de sa prorogation ou de son retrait.
[2] Le matin.ma, du 20 JUIN 2024
[3] https://ledesk.ma/ du 20/06/2024
[4] Problématique des hausses des prix des fruits et légumes au Maroc, est-elle structurelle ?, La Nouvelle tribune du 5 janvier 2024.